La Navigation aérienne (1886)/III.I

I

PREMIÈRES EXPÉRIENCES DE DIRECTION AÉRIENNE


Le ballon à rames de Blanchard. — Expériences de direction de Guyton de Morveau. — Miolan et Janinet. — Le projet du général Meusnier. — Études de Brisson. — Le premier ballon allongé des frères Robert. — Le Comte d’Artois, aérostat de Javel. — L’aéro-montgolfière de Pilâtre de Rozier. — Masse et Testu-Brissy.

Aussitôt que les frères Montgolfier eurent lancé dans l’espace le premier ballon à air chaud, que Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes eurent exécuté, à la date du 21 novembre 1783, le premier voyage aérien, que Charles et Robert, quelques jours après, le 1er décembre, se furent élevés du jardin des Tuileries dans le premier ballon à gaz hydrogène, on songea à se diriger dans l’atmosphère. Dès 1783, l’année même de la découverte, les projets surgirent, et, en 1784, nous n’allons pas avoir à enregistrer moins de cinq tentatives distinctes.

Blanchard est le premier en date. L’aviateur que nous avons vu dans la première partie de ce livre expérimenter les ailes de sa voiture volante, devint un des plus fervents disciples des frères Montgolfier ; il songea à appliquer aux ballons son système de rames et conçut un système de direction très élémentaire. C’était un ballon sphérique, à gaz hydrogène, dont l’appendice portait un parachute on pouvait manœuvrer dans la nacelle, deux ailes ou rames et un gouvernail (fig. 42).

Ce système ressemblait beaucoup à sa voiture volante, dont la curieuse caricature de la première Partie représente l’aspect d’ensemble. Blanchard avait, comme on le voit, appliqué à la nacelle d’un ballon à gaz les ailes et le parachute de son appareil d’aviation. C’est avec beaucoup de bon sens qu’il rendit hommage à la découverte des frères Montgolfier, et dans une lettre insérée dans le Journal de Paris, il convint de bonne grâce, qu’il ne se serait jamais élevé dans l’air sans les ballons.

L’ascension de Blanchard eut lieu au Champ-de-Mars le 2 mars 1784 ; elle fut signalée par un incident curieux. Un jeune officier de l’école de Brienne, Dupont de Chamtbont, voulut monter de force dans la nacelle, et ayant tiré son épée, il blessa l’aéronaute à la main. Blanchard dut laisser ses ailes à terre : il n’emporta que son gouvernail et descendit à Billancourt. Il raconta qu’il avait opéré des manœuvres particulières, et qu’il avait réussi marcher contre le vent[1] en manœuvrant l’appendice de l’aérostat, mais rien ne justifie ces affirmations on se moqua de l’aéronaute, et des dessins satiriques furent faits contre lui. Blanchard, hâtons-nous de l’ajouter pour sa mémoire, se releva dignement de cet échec ; il eut l’honneur de traverser pour la première fois le détroit du Pas-de-Calais en ballon, avec le Dr Jeffries, et il exécuta plus de cinquante ascensions qui font de lui un des premiers aéronautes français.


Fig. 42. — Aérostat dirigeable de Blanchard (1789).

Au moment où ces expériences de Blanchard attiraient l’attention publique, un officier du génie d’un grand mérite, le général Meusnier[2], étudiait la construction d’un ballon allongé muni d’un propulseur, et Brisson, membre de l’Académie des sciences, se préparait à exposer nettement les conditions du problème de la direction des aérostats. Nous allons parler, un peu loin, des travaux de ces savants, qui ont jeté les premières bases de la navigation aérienne, mais nous voulons auparavant continuer ici l’énumération des essais qui ont été entrepris à l’aide des ballons sphériques.

Le 12 juin 1784 on vit s’élever, à Dijon, l’appareil dirigeable construit sous les auspices de Guyton de Morveau, par les soins de l’Académie de Dijon. Le célèbre physicien avait imaginé de fixer à l’équateur d’un aérostat sphérique, un cercle de bois, portant d’une part, deux grandes tablettes de soie tendue sur un cadre rigide, et d’autre part, un gouvernail. En outre, deux rames placées entre la proue et le gouvernail étaient destinées à battre l’air comme les ailes d’un oiseau (fig. 43). Tous ces organes se manœuvraient à l’aide de cordes, par les aéronautes dans la nacelle. C’est avec ces moyens d’action que Guyton de Morveau, de Virly et l’abbé Bertrand essayèrent de se diriger dans les airs ; les expériences furent continuées longtemps, avec une grande persévérance, mais sans aucun succès. L’Académie de Dijon, on doit le reconnaître, ne recula, pour les mener à bonne fin, devant aucune dépense[3].


Fig. 45. — L’aérostat dirigeable l’Académie de Dijon,
expérimenté par Guyton de Morveau en 1781.

Pendant que ces essais s’exécutaient à Dijon, on ne parlait à Paris que de la montgolfière dirigeable de deux physiciens, l’abbé Miolan et Janinet. Le système consistait en un grand écran en forme de queue de poisson, que les aéronautes devaient actionner dans la nacelle, à la façon d’une godille (fig. 44).


Fig. 43. — La Montgolfière dirigeable de Miolan et Janinet.

Les infortunés physiciens essayèrent de gonfler leur montgolfière le 11 juillet 1784[4], ils n’y réussirent point la foule envahit l’enceinte de manœuvre, brisa tout autour d’elle, pendant que le feu dévorait le globe aérien. Miolan et Janinet furent l’objet d’une raillerie sans pitié ; on les ridiculisa dans les estampes, et je possède dans ma collection aérostatique quelques curieuses caricatures à ce sujet, notamment une gravure qui représente l’abbé Miolan sous la forme d’un chat, Janinet sous celle d’un âne, triomphalement traînés par des baudets et conduits à « l’Académie de Montmartre ».

De toutes parts on songeait à diriger les ballons, et tandis que Miolan et Janinet échouaient d’une façon si pitoyable, les frères Robert allaient expérimenter le premier aérostat allongé.

L’idée de ce mode de navigation appartient, comme nous l’avons dit précédemment, au général Meusnier, membre de l’Académie des sciences. Le général Meusnier, dans un remarquable mémoire, a jeté les bases de la navigation aérienne par les aérostats à hélice, et il a eu la première idée du ballonnet compensateur qui permet de monter et de descendre sans perdre de gaz et sans jeter de lest.

Voici le sommaire de ce que contient le travail de Meusnier.

Le savant officier du génie avait imaginé un aérostat à double enveloppe. L’hydrogène est contenu dans le ballon intérieur formé de soie rendue imperméable par un vernis au caoutchouc. Cette enveloppe doit être aussi légère qu’il est possible, plus grande que le volume du gaz qu’elle contient, en sorte qu’elle ne soit jamais complètement tendue à la partie inférieure. On la nomme enveloppe imperméable. La seconde enveloppe, dite de force, peut être de toile et d’autant plus épaisse que l’aérostat est plus grand ; on la fortifie encore à l’extérieur par un réseau de cordes. Elle doit être imperméable à l’air atmosphérique comprimé. On laisse entre les deux enveloppes un assez grand espace dont nous allons voir l’usage.

Un tuyau de même tissu que l’enveloppe de force fait communiquer cette enveloppe avec une pompe foulante établie dans la nacelle. On peut, au moyen de cette pompe, comprimer l’air entre les deux enveloppes et augmenter ainsi la pesanteur spécifique du système. Comme l’enveloppe est disposée pour n’être presque pas extensible et comme les cordes dont elle est enveloppée extérieurement ne lui permettent pas de se déformer, on peut regarder le volume de l’aérostat comme à peu près invariable, tandis que son poids augmente ou diminue en raison de la densité moyenne des deux gaz qu’il contient. Ces gaz, séparés l’un de l’autre par l’enveloppe imperméable, sont constamment en équilibre de part et d’autre de cette enveloppe, qui, n’étant jamais tendue et ne supportant aucun effort, peut être du tissu le plus mince et le plus léger. Aussi, lorsque les aéronautes sont à une grande hauteur, il leur suffit, pour descendre, de faire agir la pompe foulante, tout le poids de l’air atmosphérique qu’ils introduisent entre les deux enveloppes, est ajouté à celui de l’aérostat, qui ne peut plus rester en équilibre que dans une couche plus dense, et par conséquent située à des niveaux inférieurs.

Quand on veut s’élever, il suffit d’ouvrir une soupape, et de laisser échapper l’air atmosphérique comprimé entre les deux enveloppes. Pour descendre à nouveau, on rétablit la compression de l’air et ainsi de suite indéfiniment.

L’aérostat du général Meusnier était de forme allongée, comme le montre la gravure ci-contre (fig. 45), empruntée à son mémoire. Le moteur consistait en palettes analogues aux ailes d’un moulin à vent et fixées à un axe horizontal que les hommes d’équipage devaient faire tourner. Meusnier calculait que ce propulseur à bras d’homme, ne procurerait qu’une marche assez lente de l’aérostat, à peu près une lieue à l’heure, mais, suivant le savant officier, le mouvement due translation ne devait servir, en le combinant avec le mouvement ascensionnel, qu’à chercher dans l’atmosphère un courant qui portât les aéronautes vers les lieux où ils voulaient se rendre. Il n’avait pas le projet de les conduire à leur destination par la seule action du propulseur.

L’aérostat du général Meusnier était muni d’un gouvernail il l’arrière de la nacelle allongée, et d’une ancre pour l’atterrissage. Il devait être d’un grand volume, afin d’avoir une force ascensionnelle considérable et un équipage nombreux. Le mémoire du général Meusnier est un des plus curieux documents de l’histoire de la navigation aérienne à ses débuts.


Fig. 45. — Projet d’aérostat dirigeable du général Meusnier (1784).

Un autre membre de l’Académie des sciences, homme d’un grand mérite et d’une haute érudition, Brisson, qui rédigea le 25 décembre 1783, avec Le Roy, Tillet, Cadet, Lavoisier, Bossut, de Condorcet et Desmarest, le célèbre Rapport sur la machine aérostatique par MM. Montgolfier, insista aussi à cette époque sur l’importance de la forme allongée, à donner aux ballons pour les diriger.

Le 24 janvier 1784, Brisson lut à l’Académie des sciences un mémoire additionnel dont il était le seul auteur, sur la direction des aérostats, et il émit d’excellentes idées sur ce problème.

La forme qui me paraît la plus convenable à adopter, dit Brisson, est celle d’un cylindre qui ait peu de diamètre et beaucoup de longueur ; par exemple une longueur qui égale cinq ou six fois le diamètre ; que ce cylindre soit placé de manière que son axe soit horizontal, et qu’il soit terminé en cône allongé à celle de ses extrémités qui doit se présenter au vent, afin d’éprouver de sa part une moindre résistance.

Brisson indique que dans ces conditions, il sera indifférent d’appliquer à la machine telle ou telle force motrice, pourvu qu’elle soit capable de vaincre celle du vent. « Mais où trouverons-nous cette force motrice, capable de vaincre celle du vent ? J’avoue que je commence à en désespérer », ajoute le savant académicien. Brisson parle de la force humaine actionnant des rames, assurément insuffisante, et il ne semble pas supposer que, dans l’avenir, apparaîtront de nouveaux moteurs qui pourront changer la face du problème. Il ajoute que le judicieux emploi des courants aériens superposés dans l’atmosphère pourra être souvent utilisé.

On sait, dit Brisson[5], et les expériences qu’on a faites avec les aérostats ont prouvé qu’il y a dans l’atmosphère, a différents hauteurs, des courants qui ont des directions différentes. M. Meunier (sic), de l’Académie des sciences, a donné le moyen simple de se soutenir à telle hauteur qu’on voudra, en comprimant plus ou moins le gaz renfermé dans l’aérostat. Ce moyen consiste à composer l’aérostat d’une double enveloppe on remplit l’enveloppe intérieure de gaz inflammable, et lorsqu’on veut comprimer cette masse de gaz, on fait passer, par le moyen d’un soufflet à soupape, de l’air atmosphérique entre les deux enveloppes, ce qui rend la machine plus pesante et l’oblige à descendre. Si l’on veut remonter, on permet à cet air de sortir le gaz reprend alors son premier volume et perd l’excès de densité qu’on lui avait fait acquérir en le comprimant. Si donc il y a, comme nous venons de le dire, à différentes hauteurs, des courants qui ont des directions différentes, on pourrait choisir celui de ces courants qui aurait la direction la plus rapprochée de la route qu’on voudrait suivre. De cette manière, on arriverait au terme de son voyage par des chemins pris successivement à différentes hauteurs, de l’atmosphère. Par ce moyen on éviterait toute la manœuvre nécessaire il la direction l’aérostat serait beaucoup moins chargé et il n’aurait pas besoin d’être d’un aussi grand volume pour produire l’effet qu’on en attend. Si tous ces moyens sont insuffisants, il faudrait se résoudre à faire comme les marins, attendre que le vent soit favorable.

On a souvent discuté dans ces derniers temps pour savoir à qui appartenait, parmi les contemporains, la première idée des aérostats allongés ; on voit qu’elle remonte à l’origine même de la découverte des ballons. Nous allons examiner ici le premier point que Brisson a si bien exposé dans son mémoire et parler de la première expérience d’aérostat allongé qui ait été exécutée. Nous reviendrons dans la suite sur la direction naturelle des aérostats par les courants aériens.

Les frères Robert construisirent leur ballon allongé dans le palais de Saint-Cloud, sous les auspices de M. le duc de Chartres, père du futur roi Louis-Philippe ; cet aérostat de taffetas, enduit de gomme élastique et de vernis imperméable, avait 52 pieds de long sur 52 de diamètre ; gonflé d’hydrogène pur, il était muni à sa partie inférieure d’une nacelle, ou char, comme on disait à cette époque, de 16 pieds de long. Ce char était d’un bois très léger, couvert d’un taffetas bleu de ciel, soutenu intérieurement par un filet. Cinq parasols ou ailes de taffetas bleu en forme de rames, devaient servir de propulseurs. Une grande rame rectangulaire placée à l’arrière jouait le rôle de gouvernail ou de godille (fig. 46).


Fig. 46. — Le premier aérostat allongé des frères Robert.
Expérience du 15 juillet 1781. (D’après une ancienne gravure.)

Une première ascension fut exécutée le 15 juillet 1784 ; le départ se fit dans le parc de Saint-Cloud. Le duc de Chartres accompagnait lui-même les aéronautes, mais, par suite de circonstances peu favorables, il ne fut pas possible d’expérimenter les appareils de propulsion.

Une nouvelle expérience eut lieu à Paris, le 19 septembre 1784, et les aéronautes affirment qu’elle eut le succès le plus complet, puisqu’ils seraient arrivés à se dévier de 22 degrés de la ligne du vent. Le ballon fut rempli en trois heures, par M. Vallet ; après les signaux donnés, il fut conduit à onze heures trente minutes à l’estrade construite sur le bassin du jardin des Tuileries, en face le château les cordes furent tenues par le maréchal de Richelieu, le maréchal de Biron, le bailli de Suffren et le duc de Chaulnes. La machine s’éleva à onze heures cinquante minutes, aux acclamations multiples d’une foule considérable. Les voyageurs, au nombre de trois, les deux frères Robert et Collin Hullin leur beau-frère, disparurent à midi, au delà des brumes de l’horizon. Au moment de la descente, qui eut lieu à six heures quarante minutes dans l’Artois, les voyageurs s’emparèrent des rames, qu’ils firent fonctionner de toute leur force.

Nous rompîmes, disent les frères Robert, l’inertie de la machine, et nous parcourûmes une ellipse dont le petit diamètre était d’environ 1 000 toises. Outre le spectre (ombre) de notre machine sur le sol, nous avions encore pour objet de comparaison les différentes pièces de terre, très distinctes les unes des autres, séparées par des lignes droites.

Les expérimentateurs calculèrent qu’ils purent obtenir une déviation de 22 degrés de la ligne du vent. La descente eut lieu dans des conditions très remarquables nous laisserons à ce sujet la parole aux aéronautes :

À quelque distance d’Arras, nous aperçûmes un bois assez considérable nous n’hésitâmes point de le traverser, quoiqu’il n’y eût presque plus de jour à terre, et en vingt minutes nous fûmes portés d’Arras dans la plaine de Beuvry, distante d’un quart de lieue de Béthune en Artois. Comme nous n’avions pu juger dans l’ombre le corps d’un vieux moulin sur lequel nous allions porter, nous nous en éloignâmes avec le secours de nos rames, et nous descendîmes au milieu d’une assemblée nombreuse d’habitants ; ils ne furent point effrayés de voir notre machine, attendu que M. le prince de Ghistelles-Richebourg, protecteur et amateur zélé des sciences, venait de faire ce jour même une expérience dont ils avaient été témoins. Ce prince nous aborda avec le prince son fils ; ils nous demandèrent notre nom, et nous offrirent de nous rendre avec notre machine à leur château. Nous fîmes tous nos efforts pour conduire notre machines dans le parc du château, à l’aide de tous les habitants du canton, qui se prêtèrent à nous obliger, et à conserver nos machines avec un zèle et une joie qu’il est difficile de peindre. M. le prince de Ghistelles nous fit l’honneur de nous accueillir en son château avec une bonté dont nous ressentons d’autant mieux le prix, qu’il nous est plus impossible de la rendre[6] (fig. 47).

Telle est l’expérience qui fut entreprise vers la fin de l’année 1784, à l’aide du premier aérostat allongé muni de propulseurs à rames.


Fig. 47. — Le premier aérostat allongé des frères Robert, devant le château du prince de Ghistelles expérience du 19 septembre 1784.
(D’après une ancienne gravure.)

Si l’idée de ce mode de navigation aérienne date de l’origine de la découverte des ballons, on a vu que celle d’utiliser les courants aériens n’est pas moins ancienne.

Pendant que les curieuses expériences des frères Robert s’accomplissaient, deux expérimentateurs persévérants, Alban et Vallet, directeurs d’une grande usine de produits chimiques, préparaient, dans l’établissement qu’ils dirigeaient à Javel, la confection d’un ballon dont la nacelle était munie d’un propulseur formé de quatre grandes ailes, rappelant la roue aube d’un navire (fig. 48). Ce ballon, construit sous les auspices du comte d’Artois, avait reçu le nom de celui-ci. D’après les inventeurs, il paraît qu’il se dirigea par un temps calme. Voici quelques passages de la description qu’Alban et Vallet ont donnée de leur expérience :

Ce n’a été que vers la fin d’avril 1785 que nous avons eu pendant quelques jours un temps presque calme jusqu’au lever du soleil ; nous en avons profité. Nous avions adapté un moulinet à la proue de la gondole, et à la poupe une aile, posée verticalement pour servir de gouvernail ; le premier objet était de savoir si nous parviendrions avec ces machines à déplacer le ballon, et à lui imprimer un mouvement qui pût vaincre la résistance que sa surface devait éprouver.

Les auteurs racontent que dans d’autres expériences, il ont eu recours à des rames, et qu’ils essayèrent notamment ce nouveau système le 5 mai, jour de l’Ascension.

Nous reconnûmes, disent Alban et Vallet, que posées perpendiculairement, l’une à droite, l’autre à gauche, et mues alternativement, elles nous chassaient en avant plus promptement encore que le moulinet et qu’elles nous donnaient la facilité de retourner l’aérostat sur tous les sens à volonté… Par les moments de calme, nous nous sommes promenés dans l’enceinte de notre manufacture, et nous en avons fait plusieurs fois le tour à volonté.

Plusieurs voyages aériens furent encore exécutés par Alban et Vallet, quelquefois accompagnés du comte d’Artois lui-même, le futur roi Charles X ; et d’après les expérimentateurs quelques tentatives de direction furent couronnées de succès.

Le récit de ces résultats si heureux nous paraît assurément exagéré. Il est possible que par un temps absolument calme, les aéronautes aient obtenu une direction de leur aérostat, mais on ne saurait admettre qu’il y avait là le principe de la navigation aérienne. Si l’on se reporte à cette époque des débuts de l’aéronautique, on se rendra compte de l’insuffisance absolue des moyens d’action dont on pouvait disposer. La machine à vapeur n’existait pas dans le domaine de la pratique, et aucun moteur mécanique ne fonctionnait encore ; l’hélice, qui est le plus favorable des propulseurs, n’était pas encore appliquée, et la force de l’homme était la seule à laquelle il fût possible de recourir.


Fig. 48. — Le Comte d’Artois, aérostat de Javel (1755).

Le grand problème de la direction des aérostats occupait cependant tous les esprits, car on considérait alors la solution comme prochaine. Joseph Montgolfier étudiait un aérostat à propulseur, il voulait lui donner une forme lenticulaire, afin de faciliter son passage au milieu de l’air[7], mais il ne mit jamais ce projet à exécution. L’intrépide Pilâtre de Rosier s’occupait de construire son aéro-montgolfière, au moyen de laquelle il voulait tenter ce passage de la Manche de France en Angleterre, que Blanchard avait réussi à exécuter en sens inverse, en compagnie du Dr Jeffries (janvier 1785). Pilâtre voulait monter et descendre dans l’atmosphère, sans perdre de gaz et sans jeter de lest, afin d’aller la recherche de courants aériens favorables. Il avait imaginé de placer une montgolfière cylindrique, sous un aérostat de gaz, afin d’augmenter ou de diminuer à volonté la force ascensionnelle en chauffant ou en laissant refroidir le système. L’idée théorique était bonne, mais son exécution était difficile et dangereuse placer le feu sous un ballon à gaz combustible, c’est, comme on l’a dit, mettre la mèche enflammée sous un baril de poudre. Pilâtre de Rosier, accompagné d’un jeune physicien nommé Romain, exécuta son expérience dans des conditions déplorables, avec un appareil en mauvais état. Il avait reçu des fonds du ministre, M. de Calonne, pour réaliser son essai, il croyait son honneur engagé ; il partit avec Romain, qui n’avait pas voulu l’abandonner. L’aéro-montgolfière, sans qu’on ait jamais connu la vraie cause de la catastrophe, fut précipitée du haut des airs ; elle tomba sur le rivage, où les infortunés aéronautes trouvèrent la mort, premiers martyrs de la navigation aérienne.

De toutes parts on élaborait des projets d’aérostats dirigeables ; c’est par centaines que l’on pourrait les mentionner. Je me bornerai à en citer un qui attira l’attention à cette époque, et que l’on doit à un architecte nommé Masse.

Masse, comme un grand nombre d’autres observateurs, était persuadé qu’un propulseur efficace pour un aérostat, devait être copié sur le modèle de ceux que l’on voit fonctionner dans la nature, et qui sont mis en mouvement par les animaux. Ce ne furent pas les nageoires du poisson qui lui servirent de modèle, mais les doigts palmés du cygne. Voici comment l’auteur explique son système, non sans commettre une grave erreur, en comparant un oiseau aquatique qui flotte à la surface de l’eau à un ballon qui est immergé dans la masse de l’air.

Un cygne se trouvant porté par l’eau tel qu’un ballon l’est par l’air, et qui remonte le courant d’eau par le moyen de ses petites pattes qu’il reploie et développe quand il veut avancer ; M. Masse a cherché à imiter ces sortes de pattes, et y a parfaitement réussi dans un modèle de sa machine qu’il a fait faire au quart de l’exécution et qui ne pèse que cinquante livres : les pattes du modèle sont assez grandes pour en sentir tous les effets et la réussite[8].


Fig. 49. — Projet d’aérostat dirigeable de Masse (1785).

Le ballon avait à peu près la forme allongée de celui des frères Robert, il devait avoir 20 mètres de long, 10 mètres de diamètre. Outre les propulseurs que l’on devait actionner au moyen d’une roue, il y avait, à chaque extrémité de la nacelle, deux gouvernails « aussi en forme de pattes ».


Fig. 50. — Coupe longitudinale de la nacelle.
L’aérostat à pattes de cygne ne fut jamais construit.

Les tentatives de Blanchard, des frères Robert, d’Alban et de Vallet, que l’on pouvait croire alors couronnées de succès, déterminèrent les aéronautes, même quand ils employaient des ballons sphériques, à se pourvoir de rames de propulsion qu’ils actionnaient eux-mêmes. À cette époque, où l’on n’avait pas encore étudié d’une façon précise les courants superposés dans l’atmosphère, on pouvait s’imaginer, dans certaines circonstances spéciales, que l’action des rames tendait en effet à modifier le sens de translation de l’aérostat, tandis que celui-ci était en réalité entraîné par des courants aériens superposés ou par un vent dont la vitesse augmentait subitement.

C’est probablement ce qui arriva au docteur Potain, qui s’éleva en ballon, de Dublin en Irlande le 17 juin 1785, dans l’intention de traverser le canal Saint-Georges pour descendre en Angleterre. Le docteur Potain tenta de traverser ce bras de mer, mais il ne réussit pas dans son expérience, contrairement à ce que l’on a souvent dit, d’après les affirmations de Dupuis-Delcourt[9]. Voici, en effet, un extrait du récit de l’époque, publié par le docteur Potain lui-même[10] :


Fig. 51. — Ballon à rames de Testu-Brissy.

Le ballon prit d’abord la direction du nord-est ; mais ; remontant ensuite un courant d’air supérieur, il changea aussitôt et fit marche presque en sens contraire, ce qui le fit paraître pendant quelque temps s’avançant à pleines voiles vers la mer ; mais, s’élevant à une hauteur plus considérable, il changea de nouveau de direction et prit celle du nord. Il demeura dans cette position pendant plus de trois quarts d’heure, paraissant faire route au-dessus des contrées de Wikols et de Worford, jusqu’à ce qu’enfin il ne fut plus possible a l’œil de le suivre. Le docteur Potain dut être extrêmement mortifié de se voir frustré de l’espérance qu’il avait eue que son ballon se dirigerait vers la mer, ayant toujours témoigné la plus grande envie qu’il prit cette direction pour avoir la gloire de passer le canal et de descendre en Angleterre.

Si le docteur Potain ne traversa pas la mer, il se dirigea vers la mer, et suivit ensuite à différentes altitudes des routes opposées. Il n’en fallait pas plus pour faire dire que les ailes dont la nacelle était munie, avaient été efficaces. Mais il n’en fut rien. Voici ce que l’expérimentateur en a dit :

Mes ailes avaient du rapport avec celles de Blanchard, sans être aussi compliquées, et d’une manœuvre plus facile ; mon moulinet, en le faisant agir, prenait l’air en biais, et je tournais sur mon axe. Ces évolutions, faites à l’aide du ballon, ont réussi le gouvernail ne servait que d’enjolivement, la direction n’étant point trouvée, cependant je l’avais annoncée, et je l’ai tentée sans succès.

On voit d’après ce passage, d’ailleurs un peu confus, que les appréciations élogieuses qui ont été faites des expériences du docteur Potain, ne sont pas justifiées, et que son ascension ne doit attirer l’attention que parce qu’il rencontra des courants aériens de différentes directions.

À côté du nom de Potain, nous devons placer celui du comte Zambeccari, qui exécuta plusieurs tentatives de direction aérienne au moyen de rames, et à l’aide d’un système ascensionnel analogue à celui que Pilâtre de Rozier proposa, et qui consistait à joindre une montgolfière à un ballon à gaz. Zambeccari exécuta de remarquables voyages aériens, mais il ne réussit en aucune façon dans ses essais de direction.

Un nouveau venu allait bientôt se présenter encore sur la scène de l’aéronautique ; nous voulons parler de Testu-Brissy, qui exécuta, à partir de l’année 1786, un grand nombre de voyages aériens. Sa nacelle était munie de rames d’une forme particulière (fig. 51), à l’instar de celle de Blanchard, dont il fut momentanément un des émules. Il ne tarda pas à inaugurer les ascensions équestres, et il s’éleva plusieurs fois dans un ballon allongé, au-dessous duquel la nacelle, en forme de plateau rectangulaire, soutenait Testu-Brissy, monté sur un cheval. Ces exercices d’aérostation publique devaient être plus tard renouvelés par l’aéronaute Poitevin. Ils n’offrent point d’intérêt pour notre étude de navigation aérienne.

  1. Première suite de la description des expériences aérostatiques de MM. de Montgolfier, par M. Faujas de Saint-Fond. Tome second, 1 vol. in-8o. Paris, 1784. — Compte rendu par M. Blanchard. p. 170.
  2. Quelques écrivains modernes ont écrit Meunier. C’est par erreur. Hugues-Alexandre-Joseph Meusnier, né dans le Roussillon le 23 septembre 1758, mourut à Poitiers après une magnifique carrière militaire, en 1851.
  3. Description de l’aérostat « l’Académie de Dijon ». À Dijon. 1 vol. in-8o avec planches, 1784.
  4. Dans la plupart, des traités d’aérostation, la date de cette tentative est fixée en juillet 1785, mais les nombreuses gravures et caricatures que j’ai dans ma collection portent toutes la date du 11 juillet 1784 ; c’est cette dernière date que je crois exacte.
  5. Observations sur les nouvelles découvertes aérostatiques et sur la probabilité de pouvoir diriger les ballons. 1. broch. in-8o, 1784.
  6. Mémoire sur les expériences aérostatiques faites par MM. Robert frères, in-4o. Paris, 1784.
  7. D’après les papiers manuscrits et inédits de la famine de Montgolfier. Communiqué par M. Laurent de Montgolfier.
  8. Extrait de la légende gravée au bas de la gravure que nous reproduisons (fig. 49 et 50). Cette gravure, qui n’a pas moins de 0m,46 de hauteur, porte la mention suivante « Se vend à Paris, chez l’auteur, rue de la Monnoie, la porte cochère en face de la rue Bouclier, au fond de la cour.
  9. Nouveau manuel complet d’aérostation, Par Dupuis-Delcourt, un vol. in-32, avec planches. Paris, librairie Roret, 1850.
  10. Voy. Relation aérostatique dédiée à la nation irlandaise, par le docteur Potain, in-4, Paris, 1824.