Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 275-289).


XVI

La chambre de Clifford.


Jamais la vieille maison n’avait paru aussi triste à la pauvre Hepzibah que lorsqu’elle s’achemina pour aller transmettre le fatal message. L’aspect en était étrange. Pendant qu’elle traversait les corridors où tant de pieds avaient passé avant les siens, — qu’elle ouvrait l’une après l’autre les portes rebelles, — et que les marches de l’escalier criaient sous ses pas, — elle jetait de tous côtés des regards attentifs et comme effrayés. Son imagination surexcitée la préparait à entendre bruire derrière elle, ou à côté d’elle, les vêtements de quelque mort, ou à rencontrer au détour du palier quelques pâles visages embusqués pour la guetter. Ses nerfs avaient été bouleversés par la lutte passionnée qu’elle venait de subir et le grand effort qu’il lui avait fallu faire pour surmonter sa timidité naturelle. Son entretien avec le juge Pyncheon, — cette image vivante du fondateur de leur race, — avait évoqué pour elle tous les souvenirs du Passé, souvenirs pesants, sous lesquels fléchissait son cœur. Toutes les traditions, toutes légendes que de vieilles tantes et des grand’mères bavardes avaient jadis murmurées à ses oreilles, pendant les longues soirées, au coin de l’âtre encore tiède, lui revenaient maintenant plus sombres et plus terribles, investies de la tristesse qui la rongeait. Dans la destinée des Pyncheon, elle ne voyait plus qu’une série monotone de calamités successivement reproduites pour chaque génération, et auxquelles allait être ajouté un incident tragique, dont le Juge, Clifford, la vieille fille elle-même étaient les acteurs désignés et marqués.

Vainement voulait-elle secouer cette obsession, rien ne pouvait calmer l’ébranlement de ses nerfs, rien ne pouvait lui ôter l’idée qu’à ce moment même il se passait quelque chose d’inusité, dont le terme approchait à grands pas. Elle s’arrêta par instinct devant la Croisée en ogive et s’y accouda pour regarder la rue, afin d’échapper, par l’aspect de la réalité, aux chimères dont elle était pour ainsi dire enveloppée. Rien de plus, rien de moins que les jours précédents : les trottoirs mouillés ; dans les creux du pavé, quelques flaques d’eau ; à certaine fenêtre, qu’elle connaissait bien, une ouvrière travaillant pour un tailleur, et vers laquelle, dans ce moment de détresse, Hepzibah jeta une sorte d’appel sympathique. Puis une chaise de poste vint à passer, dont ses yeux myopes suivirent les roues rapides et les flancs mouchetés de boue, jusqu’au moment où elle eut tourné le coin de la rue, — refusant d’emporter plus loin les vaines et futiles préoccupations à l’aide desquelles Hepzibah cherchait à oublier son abattement et ses terreurs. Après la disparition de la voiture, le bon Oncle Venner qui descendait lentement Pyncheon-street, boitant quelque peu à cause de ses rhumatismes, lui fournit l’occasion d’un nouveau retard, qu’elle eût bien voulu prolonger. Tout ce qui l’arrachait aux chagrins actuels, tout ce qui mettait un obstacle quelconque entre elle et l’accomplissement de sa déplorable mission, lui était comme un soulagement bien venu.

Craintive pour elle-même, Hepzibah l’était encore davantage pour Clifford. Comment cette nature si frêle, et que tant de malheurs avaient déjà ébranlée, supporterait-elle, sans un écroulement absolu, le dur antagonisme de cet homme qui avait toujours été son mauvais génie ? Les mettre face à face, n’était-ce pas jeter un vase de porcelaine, déjà fêlé, contre une colonne de granit ? Jamais ne s’était mieux dessiné, aux yeux d’Hepzibah, le caractère puissant de son cousin Jaffrey, de cet homme que nulle difficulté n’embarrassait, que n’arrêtait aucun scrupule. Ce qui rendait le problème encore plus insoluble, était cette illusion du juge Pyncheon, relativement au secret dont il croyait que Clifford s’était rendu maître. Un homme habituellement positif, s’il vient à concevoir une opinion erronée, la confond si bien avec les déductions rigoureuses, les infaillibles raisonnements dont il est coutumier, que le travail nécessaire pour la lui ôter équivaut à celui qu’il faudrait pour déraciner un chêne. Et puisque le Juge allait exiger de Clifford une chose absolument impossible, ce dernier, par suite d’un refus inévitable, allait encourir une perte certaine. — On pouvait la regarder comme déjà consommée.

Pendant un moment, Hepzibah se demanda si Clifford, somme toute, ne pouvait pas être au courant, ainsi que, le Juge le pensait, de ce qu’était devenue la fortune de cet oncle défunt, si étrangement disparue à son décès. Elle se rappela quelques vagues insinuations, émanées de son frère, et qu’on pouvait à toute force interpréter en ce sens. C’étaient des plans de voyage et de résidence à l’étranger, de magnifiques châteaux en Espagne pour la vie qu’on mènerait au retour, — projets en l’air dont la réalisation aurait absorbé des sommes fabuleuses. Eût-elle possédé cette richesse, Hepzibah l’aurait sacrifiée bien volontiers pour obtenir de son inexorable cousin qu’il laissât Clifford jouir en paix de leur vieille maison solitaire. Mais elle n’avait jamais regardé les rêves de son frère que comme ces divagations de pensée auxquelles s’abandonne un petit enfant assis près de sa mère, alors qu’il arrange l’avenir au gré de sa mobile fantaisie.

En cette extrémité, ne devait-elle espérer aucun secours ? Ceci semblait bizarre, entourés comme ils l’étaient d’une cité populeuse. Rien de plus facile, évidemment, que d’ouvrir la fenêtre et de pousser une clameur dont l’appel désespéré ferait aussitôt accourir tous les voisins. Mais après ? pensait Hepzibah, s’étonnant de la fatalité ironique à laquelle son existence paraissait vouée. — Une assistance quelconque, venant de n’importe où, se mettrait inévitablement à la disposition du plus fort ! — L’énergie et le mal une fois combinés, sont investis, comme le fer électrisé, d’une attraction irrésistible. D’un côté le juge Pyncheon, ce riche philanthrope si haut placé, membre du congrès, champion de l’Église, en possession de l’estime publique, et si imposant, avec tous ses beaux dehors, qu’Hepzibah elle-même se prenait à douter des soupçons dont elle était assiégée, au sujet de cette intégrité sonnant le creux : d’un côté le Juge ; et de l’autre, qui ? — Clifford le criminel ! Un nom jadis flétri, maintenant une honte à demi oubliée ! — Malgré ce calcul si simple, Hepzibah, peu accoutumée à prendre conseil d’elle-même, eût accepté comme règle d’action le moindre avis qui lui serait venu du dehors. La petite Phœbé Pyncheon aurait suffi pour éclairer sa route, sinon par des suggestions directes, du moins par la chaleur et l’entrain de son caractère. Hepzibah songea au photographe. Chez ce jeune étranger, elle avait reconnu, — si aventureux et si vagabond qu’il pût être, — une force qui rendait sa protection désirable dans un moment aussi critique. Obéissant à cette pensée, elle tira les verrous d’une porte, — fermée depuis longtemps et toute recouverte de toiles d’araignées, — qui servait autrefois de communication entre la portion de l’hôtel qu’elle s’était réservée et le pignon où notre artiste avait provisoirement établi ses pénates errants. Il n’était pas là. Un livre entr’ouvert posé à plat sur la table, un manuscrit roulé, une feuille remplie à moitié, un numéro de journal, quelques outils de sa profession actuelle et un certain nombre d’épreuves photographiques, donnaient l’idée qu’il ne pouvait être loin. Mais, à ce moment du jour, — Hepzibah aurait dû le prévoir, — le photographe était en ville, donnant séance au public. Par une impulsion de cette oisive curiosité qui se mêlait à ses tristes préoccupations, la vieille fille regarda un des daguerréotypes, et se trouva face à face avec le juge Pyncheon qui la menaçait du regard ! C’était comme si le Sort lui-même l’eût contemplée au visage. Avec un découragement profond, elle renonça immédiatement à poursuivre ses inutiles recherches. Depuis tant d’années qu’elle passait loin du monde, jamais elle n’avait compris comme alors ce que c’est que d’être seule. La maison semblait debout au milieu d’un désert, ou bien encore, de par quelque sorcellerie, invisible aux voisins, invisible aux passants qui longeaient ses murs. Hepzibah, n’écoutant que sa douleur et son orgueil froissés, avait toute sa vie éloigné d’elle les amitiés qui s’offraient ; elle avait rejeté de propos délibéré les secours que, dans l’ordre établi par Dieu, toute créature doit à ses semblables ; et pour punition, maintenant, elle se voyait livrée, elle et Clifford, à l’hostilité triomphante d’un homme de leur race.

Revenue près de la fenêtre en ogive et levant les yeux au ciel, — ses pauvres yeux myopes et farouches, — Hepzibah voulut prier, mais sa foi n’était pas assez robuste, et sa prière se trouva d’un poids trop grande pour être ainsi soulevée. Aussi lui retomba-t-elle sur le cœur comme un bloc de plomb, avec l’écrasante conviction que la Providence n’intervient jamais dans les mesquines douleurs dont peut se trouver atteint un individu quelconque, dans les luttes lilliputiennes qu’il soutient contre un nain de son espèce. La pauvre fille faisait tort à la Providence, quand elle confondait ainsi son immensité avec le néant. De même que le soleil envoie un rayon à la petite fenêtre du moindre cottage, de même, aurait-elle dû se dire, la Charité divine trouve un rayon d’amour et de pitié pour la plus humble des nécessités humaines. À la fin, ne pouvant plus imaginer aucun prétexte pour retarder la torture qui allait être infligée à Clifford, — et craignant aussi d’entendre, au bas des degrés, la voix sévère du juge Pyncheon qui lui reprocherait tant de retards et d’hésitations, — elle se glissa lentement, toute pâle et comme engourdie par le chagrin, jusqu’à la porte de la chambre occupée par son frère ; — puis elle frappa.

Aucune réponse.

Et comment aurait-on répondu ?… C’est à peine si sa main tremblante et paralysée par l’émotion avait effleuré les panneaux épais. Elle frappa de nouveau. Pas plus de réponse cette fois que la première. — Quoi de surprenant ? le coup avait été porté avec tout l’élan d’une crainte subite. Clifford, réveillé en sursaut, avait dû, comme l’enfant trop subitement appelé à l’heure des ténèbres, se jeter dans la ruelle et ramener ses draps par-dessus sa tête. — Elle frappa donc pour la troisième fois, trois coups réguliers, modérés, séparés par des intervalles égaux et, quoique discrets, trois coups significatifs.

Clifford ne répondit pas.

« Clifford, mon bon frère, dit Hepzibah, puis-je entrer ? »

Silence complet.

À deux ou trois reprises différentes, Hepzibah réitéra son appel sans le moindre succès, jusqu’à ce qu’enfin, jugeant son frère plus profondément endormi que de coutume, elle tourna le bouton de la porte, et pénétrant dans la chambre, n’y trouva personne… Comment serait-il sorti, et à quel moment, sans qu’elle s’en aperçût ? Se pouvait-il que, malgré le temps rigoureux, chassé par l’ennui qu’on respirait au dedans, il fût allé, par fantaisie, se promener au jardin, et fallait-il le supposer grelottant de froid sous le triste abri du pavillon d’été ? Elle poussa précipitamment une fenêtre, et projetant au dehors, avec la moitié de sa longue taille, sa tête coiffée d’un turban, fouilla l’enclos du regard, aussi complètement que le lui permettait la faiblesse de sa vue. Elle distinguait fort bien l’intérieur du pavillon et son banc circulaire humecté par le stillicide du toit. Personne ne s’y trouvait. Clifford n’était pas dans le jardin, à moins toutefois — comme Hepzibah se le figura pendant un moment, — qu’il n’eût couru se cacher derrière une espèce d’appentis, formé par un cadre de bois appuyé contre le mur, et que recouvraient pêle-mêle les pampres, les larges feuilles du plant de courges. Mais cela ne pouvait être ; car tandis qu’Hepzibah regardait, un étrange individu de la race féline sortit tout précisément de ce réduit et traversa le jardin à pas comptés. Par deux fois, il s’arrêta pour humer l’air, reprenant toujours sa route du côté de la fenêtre du salon. Soit à cause des allures furtives et observatrices qui caractérisent cette espèce en général, — soit que ce chat lui parût animé d’intentions particulièrement malveillantes, — la vieille demoiselle, nonobstant les perplexités auxquelles elle était en proie, se sentit l’envie de mettre l’animal en fuite, et lui lança un petit bâton qui se trouva sous sa main… Le chat leva les yeux vers elle, comme un assassin ou un voleur surpris en flagrant délit, et le moment d’après, se sauva au galop. Aucune autre créature vivante n’était en vue. Le coq et sa famille, découragés par le mauvais temps, ou bien n’avaient pas quitté leur juchoir, ou bien, toutes réflexions faites, y étaient rentrés. — Hepzibah referma la fenêtre.

Mais où était Clifford ? Peut-être, averti par quelque subtile perception que son mauvais génie se trouvait là, s’était-il glissé au bas de l’escalier, puis échappé dans la rue, pendant que, dans le magasin, sa sœur et le Juge causaient ensemble. Cette supposition faisait passer devant les yeux de la vieille fille l’étrange vision de son frère, s’élançant au dehors dans le costume suranné qu’il portait chez lui, puis courant ainsi la ville au hasard, objet de surprise et de terreur pour tous ceux qui viendraient à le rencontrer. Elle entendait le rire des jeunes gens auxquels il était inconnu, — les propos indignés de ceux qui, l’ayant vu autrefois, se rappelleraient son visage, — l’impitoyable clameur des enfants et leurs injures empreintes d’une verve cruelle. Ainsi poursuivi, raillé, outragé, qu’allait devenir ce malheureux ? Ne s’abandonnerait-il pas à quelque acte de rancune insensée, allant ainsi de lui-même au-devant du sort que lui préparaient le juge Pyncheon et sa malice infernale ?

Puis Hepzibah vint à réfléchir que la ville était presque entièrement entourée d’eau. Par ce gros temps, les quais devaient se trouver déserts ; ni marchands, ni ouvriers, ni marins : — rien que les vaisseaux noyés dans le brouillard. Que le hasard dirigeât les pas incertains de son frère, qu’il vînt à se pencher sur ces flots sombres où l’attendait un repos absolu, — où ne pourraient plus l’atteindre les mains acharnées de son redoutable parent, — quelle tentation !… Pourrait-il y résister ?

Cette horrible image était insupportable pour Hepzibah. Il lui fallait maintenant un secours quelconque, fût-ce même celui de Jaffrey Pyncheon. Elle descendit rapidement l’escalier, criant pour ainsi dire à chaque marche.

« Clifford est parti, hurlait-elle… Mon frère !… Je ne trouve plus mon frère !… À moi, Jaffrey Pyncheon !… Au secours !… Il va lui arriver quelque malheur ! »

Puis elle ouvrit la porte du salon. Mais, — soit l’ombre des rameaux qui obstruaient les fenêtres, l’obscurité des plafonds enfumés, la sombre teinte des lambris de chêne, — il faisait si peu jour dans cette pièce, que les mauvais yeux d’Hepzibah purent à peine distinguer la figure du Juge. Elle s’assura pourtant qu’elle le voyait, assis dans le fauteuil de famille, presque au centre du parquet, la tête un peu de côté, regardant vers une des croisées. Peut-être, dans son impassibilité magistrale, n’avait-il pas changé une seule fois de position depuis que naguère elle l’avait laissé là.

« Je vous dis, Jaffrey, s’écria Hepzibah d’une voix impatiente, pendant qu’elle quittait la porte du salon pour aller visiter les autres pièces, je vous dis que mon frère n’est pas chez lui… Aidez-moi donc à le chercher ! »

Le juge Pyncheon, cependant, n’était pas homme à laisser troubler son repos, par les injonctions précipitées que la peur dictait à une femme plus que nerveuse. D’un autre côté, cependant, en raison de l’intérêt personnel qu’il devait prendre à cette affaire, il aurait pu se montrer plus alerte.

« Vous ne m’entendez donc pas, Jaffrey Pyncheon ? cria Hepzibah, qui revenait vers la porte du salon après avoir vainement poussé ses recherches de tous côtés… Clifford est parti ! »

Au même moment, sur le seuil de cette porte, et sortant évidemment du salon, Clifford apparut en personne !… Son visage était extraordinairement pâle, et d’une blancheur si cadavéreuse que, dans l’ombre flottante du corridor, Hepzibah distingua ses traits comme si quelque lumière habilement dirigée les éclairait seuls. Leur expression, folle et joyeuse, eût d’ailleurs suffi pour les faire ainsi rayonner ; elle était parfaitement d’accord avec le mépris et la raillerie que toute son attitude indiquait.

Debout sur le seuil, et se détournant à demi, Clifford montrait du doigt l’intérieur du salon avec une sorte de lenteur solennelle, comme s’il eût convoqué non-seulement Hepzibah, mais l’Univers entier, à venir s’amuser d’un spectacle éminemment ridicule.

Ce geste, si hors de saison et si extravagant, — accompagné d’ailleurs d’un regard où la joie prédominait sur toute autre émotion, — fit craindre à Hepzibah que la sinistre visite de son austère cousin n’eût définitivement poussé Clifford dans l’abîme de la folie. Quant à l’immobilité du Juge, elle ne pouvait se l’expliquer qu’en le supposant sur ses gardes, et guettant avec avidité les symptômes qui lui livraient sa victime.

« Du calme, Clifford ! murmura Hepzibah, levant la main pour le convier à plus de prudence. Tranquillisez-vous, calmez-vous, pour l’amour de Dieu !

— C’est à lui de se calmer… Qu’a-t-il de mieux à faire ? répondit Clifford avec un geste encore plus absurde, et montrant toujours la pièce d’où il venait de sortir… Quant à nous, ma sœur, nous pouvons danser, à présent ! Nous pouvons chanter, rire, jouer, faire ce que nous voudrons. Le boulet que nous traînions n’existe plus… On nous a débarrassé de l’antique vallée de larmes… et nous rendrons désormais la vie aussi légèrement que la petite Phœbé en personne ! »

Alors, — et comme pour confirmer ses paroles, — il se mit à rire, sans cesser de diriger son doigt vers l’objet, encore invisible pour Hepzibah, qu’il indiquait ainsi à l’intérieur du salon. Elle acquit au moment même la soudaine intuition de quelque horrible événement. Se glissant entre Clifford et la porte, elle pénétra vivement dans la pièce où il l’appelait ; mais elle en ressortit presque aussitôt avec un cri d’angoisse. Les regards effrayés et fixes qu’elle jetait à son frère le lui montraient envahi de la tête aux pieds par un tremblement nerveux des plus violents, tandis que — sur tous ces éléments de colère et de terreur — planait encore, en se jouant, son orageuse gaieté.

« Grand Dieu, qu’allons-nous devenir ? s’écria la pauvre fille d’une voix haletante.

— Partons, dit Clifford sur un ton de décision rapide, complétement étranger à ses habitudes… Nous ne sommes restés ici que trop longtemps… Laissons la vieille maison à notre cousin Jaffrey !… Vous verrez qu’il en aura bien soin. »

Hepzibah remarqua seulement alors que Clifford avait un manteau sur les épaules, — un manteau d’autrefois, dans lequel il restait constamment emmitouflé, pendant ces humides et froides journées où le vent d’est n’avait cessé de régner. Les signes qu’il lui faisait de la main, — autant qu’elle les pouvait comprendre, — indiquaient chez lui le projet de la décider à quitter aussitôt la maison. Il y a de ces heures d’étourdissement, de véritable chaos moral, dans la vie des gens à qui manque la vraie force de caractère, — moments d’épreuves où le courage trouverait son meilleur emploi, — tandis que ces individus, laissés à eux-mêmes, errent sans but, au hasard, ou se soumettent aveuglément à une impulsion quelconque, leur fallût-il accepter pour guide un enfant de cinq ans. Si peu logique, si insensée qu’elle puisse être, une direction leur semble toujours venir d’en-haut. C’est précisément là qu’en était Hepzibah. N’ayant ni l’habitude de l’action, ni celle de la responsabilité, — terrifiée par ce qu’elle venait de voir, et n’osant ni demander, ni presque se figurer comment les choses avaient dû s’accomplir, — redoutant la Fatalité qui semblait s’acharner après son frère, — stupéfiée par l’épaisse et lourde atmosphère de crainte qui planait de tous côtés comme une odeur de cimetière, et oblitérait la netteté de ses pensées, — elle se conforma immédiatement, et sans la moindre question, à la volonté qui venait d’être exprimée par Clifford. Elle était, quant à elle, dans l’état d’une personne qui rêve, et dont la volonté se trouve paralysée par le sommeil. Clifford, ordinairement si dénué d’initiative, puisait un vouloir inaccoutumé dans cette situation si tendue et si critique.

« Pourquoi tant de retards ? s’écria-t-il avec une impérieuse vivacité. Mettez votre manteau, votre pelisse, mettez tout ce qu’il vous plaira !… Le costume importe peu, ma pauvre Hepzibah… Il vous est également défendu d’être élégante, ou d’être belle… Prenez votre bourse, mettez-y de l’argent, et partons ! »

Hepzibah obéissait à ces ordres comme s’il n’y avait rien à répliquer, rien à inventer de mieux. Elle commençait à se demander, d’ailleurs, pourquoi elle ne s’éveillait pas ? et à quelles extrémités irait ce mauvais rêve, avant de se dissiper tout à coup, par le fait même de sa violence et des anxiétés qu’il lui causait ? Tout ceci, naturellement, ne pouvait être que chimères ; jamais ne s’était levée une journée si orageuse et si sombre ; le juge Pyncheon n’était point venu causer avec elle ; — ce rire étrange, ces signes de Clifford, ce geste par lequel il l’entraînait avec lui, rien de tout cela n’était réel ; — ainsi qu’il arrive souvent aux personnes qui dorment seules, elle s’était vue en butte aux absurdes angoisses d’un cauchemar matinal ?

Cela ne durera pas ; je vais certainement m’éveiller, pensait Hepzibah, tout en faisant çà et là ses petits préparatifs… La situation devient intolérable ; je ne saurais manquer de m’éveiller bientôt. »

Mais le réveil ne vint pas ! Non pas même lorsque, sur le point de quitter la maison, Clifford se glissa jusqu’à la porte du salon, pour faire une révérence d’adieu à l’unique habitant qui désormais occupât cette pièce.

« Quelle drôle de figure fait maintenant ce vieux bonhomme ! murmura-t-il à l’oreille d’Hepzibah… Et cela, juste au moment où il me croyait tout à fait à sa merci !… Allons, allons, pressez-vous un peu !… Sans cela, — pareil au géant Despair quand il poursuivait Christian et Hopeful[1], — il va s’élancer, et pourrait bien nous rattraper encore ! »

Comme il descendait dans la rue, Clifford désigna du doigt, à l’attention d’Hepzibah, une empreinte restée sur l’un des montants du grand portail. C’était tout bonnement les initiales de son propre nom, qu’il avait gravées là, tout enfant, non sans quelque grâce caractéristique dans la forme des lettres. Le frère et la sœur partirent ensuite, laissant le juge Pyncheon assis tête à tête avec lui-même dans la demeure antique de ses ancêtres, — et si pesamment, si parfaitement inerte, que nous cherchons en vain à donner de lui une idée quelque peu exacte. On pourrait cependant le comparer à un ex-cauchemar, décédé au milieu des tortures qu’il infligeait, et qui aurait laissé sa flasque dépouille sur la poitrine de sa victime, — quitte à celle-ci de s’en débarrasser comme elle pourrait.

  1. Nous conservons leurs noms aux personnages anglais du roman allégorique de John Bunyan, — The Pilgrim’s Progress.