Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 290-310).


XVII

La Fuite des deux Hiboux.


Nonobstant la saison d’été, le vent d’est faisait claquer les dents, en bien petit nombre, qu’Hepzibah conservait encore, au moment où elle et Clifford, bravant le souffle de cette brise glacée, remontèrent Pyncheon-street pour se diriger vers le centre de la ville. Ce n’était pas un simple frisson qu’elle sentait courir par toute sa personne (bien que ses pieds, et ses mains surtout, ne lui eussent jamais semblé aussi complétement amortis par le froid), mais à cette impression purement physique se mêlait une sensation morale qui faisait trembler son esprit en même temps que son corps. L’aride et puissante atmosphère qu’on respire dans le monde extérieur, lui causait un si grand malaise ! Telle est, à vrai dire, l’impression qu’elle produit sur tout aventurier novice, alors même qu’il s’y plonge pendant qu’un sang jeune et chaud bouillonne encore dans ses veines. Jugez de ce qu’elle pouvait être pour Hepzibah et Clifford, — ces deux vieux enfants inexpérimentés, — au moment où ils franchirent le seuil de la porte et quittèrent le vaste abri de l’Orme-Pyncheon. Chez Hepzibah existait au plus haut degré le sentiment intime d’un manque de volonté qui la livrait à toutes les impulsions extérieures. Incapable désormais de se guider, elle ne désirait même plus recouvrer cette faculté perdue, tant elle la jugeait inutile, au milieu des difficultés qui l’entouraient de toutes parts.

De temps en temps, au début de leur étrange expédition, elle jetait du côté de Clifford un regard oblique, et ne put s’empêcher de remarquer qu’il était sous le coup d’une excitation singulière. Cette excitation, semblable à la gaieté que donne le vin, était la véritable cause de l’empire soudain qu’il avait pris sur lui-même. Un poëte aurait pu le comparer à quelque joyeux morceau de musique, exécuté avec une vivacité folle sur un instrument en désarroi. De même que la note fêlée revient à peu près constamment, et fait d’autant mieux sentir ses dissonances que le mouvement se précipite, que la mélodie arrive à son apogée, de même, chez Clifford, un tremblement continuel démentait son sourire triomphant, et donnait à sa démarche contrainte je ne sais quel sautillement convulsif.

Ils rencontrèrent fort peu de monde, même alors qu’ils furent parvenus dans ces quartiers où il y avait ordinairement plus d’activité, plus de foule qu’aux entours de leur vieil hôtel. Les parapluies se montraient de tous côtés à l’étalage des boutiques, comme si tout le mouvement commercial se fût concentré sur cet article devenu indispensable. Les feuilles mouillées des ormes ou des noyers, arrachées par l’ouragan, s’éparpillaient sur la voie publique ; la boue s’accumulait au milieu des rues, qui, par un singulier phénomène, semblaient devenir plus sales à mesure qu’elles étaient mieux lavées. Tels étaient les traits les plus caractéristiques de ce sombre tableau. En fait de vie et de mouvement, il y avait la rapide allure d’un cabriolet ou d’une calèche dont le cocher, encapuchonné de caoutchouc, rappelait assez un masque de carnaval ; plus loin, un vieillard à l’aspect misérable, et sortant en apparence de quelque égout, penché sur les ruisseaux, un bâton à la main, fouillait les ordures humides, en quête de quelques clous rouillés ; à la porte du bureau de poste, un négociant ou deux, plus un rédacteur de journal et un politique de fantaisie, attendant une malle en retard ; à la fenêtre d’un bureau d’assurances, quelques officiers de marine en retraite, jetant des regards ennuyés sur la rue déserte, blasphémant après le temps, et malheureux de se voir à court, soit de nouvelles publiques, soit de commérages locaux. La bonne aventure pour ces vénérables quidnuncs, s’ils eussent pu deviner le secret qu’Hepzibah et Clifford emportaient avec eux ! Mais ces deux formes grises, estompées par la pluie, n’attiraient pas l’attention comme celle d’une jeune fille qui vint à passer au même instant, et dont les jupons étaient retroussés un peu trop haut. Par un beau soleil, nos deux voyageurs n’eussent pas manqué de faire sensation ; mais avec cet affreux temps, — auquel ils semblaient merveilleusement assortis, — on ne remarquait pas, ou on ne remarquait que pour les oublier aussitôt, ces deux ombres fondues sur un ciel nébuleux.

Si du moins Hepzibah s’en était doutée, elle eût puisé là quelque consolation, car à tous ses autres ennuis, — phénomène étrange, — venait s’ajouter le souci tout féminin d’une toilette qui lui semblait peu convenable ; aussi se repliait-elle en elle-même plus profondément que jamais, comme si elle eût espéré faire croire aux gens que sa vieille pelisse, fanée et fripée, s’en allait toute seule prendre l’air et recevoir la pluie, sans que personne fût dessous !

À mesure qu’ils avançaient, elle perdait si bien le sentiment de la réalité, elle entrait si bien dans le vague domaine du néant, que c’est tout au plus si l’une de ses mains sentait le contact de l’autre. Une certitude quelconque valait mieux qu’un pareil état ; aussi se répétait-elle sans cesse : « Suis-je éveillée ?… suis-je bien éveillée ? » Et parfois, écartant son capuchon, elle exposait son visage au souffle glacé du vent pour s’assurer, même au prix d’une souffrance, si elle dormait ou non. Soit que la volonté de Clifford, soit qu’un simple hasard les y eût conduits, ils se trouvaient maintenant sous la porte voûtée d’un vaste édifice de pierre grise. À l’intérieur, une large nef, au toit élevé, que la vapeur et la fumée emplissaient de leurs volumineuses spirales, formant, au-dessus de leurs têtes, comme une fausse région de nuages. Un train de wagons allait partir ; la locomotive frémissait et fumait comme un coursier impatient de dévorer l’espace ; la cloche tintait un appel précipité, semblable à ceux que la vie nous garde pour chacune de ses péripéties. Sans délai ni hésitation, — avec cet aveugle élan auquel il obéissait et faisait obéir Hepzibah, — Clifford la poussa du côté des wagons et la fit monter dans l’un d’eux. Le signal fut donné, la machine émit deux ou trois souffles haletants et rapides, — le train s’ébranla, — et en même temps que cent autres passagers, ces deux voyageurs comme on en voit peu partirent avec la rapidité du vent. C’est ainsi qu’après un si long isolement ils se voyaient attirés dans le grand courant de la vie humaine, et livrés à ses flots puissants comme par l’action d’une pompe aspirante : — Or, cette pompe, c’était le Destin.

Encore hantée par la conviction que pas un des incidents survenus ne pouvait être réel, — y compris la visite du juge Pyncheon, — la recluse des Sept Pignons murmurait, penchée à l’oreille de son frère : « Clifford ! Clifford !… tout ceci n’est-il pas un rêve ? — Un rêve, Hepzibah ? répéta-t-il tout prêt à lui rire au nez… Bien au contraire… Je m’éveille, à présent, pour la première fois ! »

En attendant ils pouvaient, par la portière ouverte, voir le monde extérieur courir à côté d’eux. Tout à l’heure, ils traversaient un désert ; — le moment d’après, un village poussait autour du convoi ; — quelques secondes plus tard il avait disparu comme abîmé par un tremblement de terre. Les flèches des chapelles semblaient se détacher de leurs fondements, les collines glisser sur leur large base. Toute chose était enlevée à son repos séculaire, et disparaissait, avec la rapidité du tourbillon, dans une direction opposée à la leur.

Rien d’exceptionnel ne s’offrait à l’observation des autres passagers entassés dans le même wagon ; mais pour ce couple de prisonniers si étrangement émancipés, un pareil tableau avait mille surprises, mille nouveautés. Et c’en était une, déjà, que de se trouver ainsi sous cette toiture étroite et longue, en société intime de cinquante êtres humains, et emportés en avant par la même irrésistible influence. Il leur semblait merveilleux que tous ces gens pussent demeurer si tranquilles sur leurs siéges, tandis qu’on dépensait pour eux tant de force et tant de bruit. Quelques-uns, le billet au chapeau (ceux-ci étaient des voyageurs au long cours, ayant devant eux trois ou quatre cent milles de rail), s’absorbaient dans la description de tel ou tel paysage anglais, suivaient les complications d’un roman à la mode, et menaient la « haute vie » avec des ducs et des comtes imaginaires. D’autres, à qui un voyage plus court ne laissait pas la marge nécessaire pour se consacrer à des études si abstraites, charmaient l’ennui de leur route en parcourant quelque journal à un sou. Plusieurs jeunes filles et un jeune homme, dispersés aux deux extrémités du wagon, s’égayaient immensément, grâce à un jeu de balle qu’ils avaient organisé. L’élastique projectile passait et repassait de tous côtés parmi des éclats de rire qu’on aurait pu mesurer au kilomètre ; car, si vite que la balle agile pût voler, les joueurs folâtres faisaient encore plus de chemin, et, sans s’en apercevoir, laissant derrière eux le sillage de leur bonne humeur bruyante, ils achevaient leur partie sous un autre ciel que celui qui l’avait vue commencer. À chaque station accouraient des enfants approvisionnés de pommes, de gâteaux, de sucreries aux couleurs diverses, qui rappelaient à Hepzibah son magasin abandonné. Il entrait sans cesse de nouvelles gens ; d’anciennes connaissances — car, dans ce tumulte affairé, les connaissances se font et vieillissent vite — les quittaient aussi incessamment. Çà et là, malgré le bruit, quelques voyageurs s’assoupissaient. Le sommeil, — les jeux, — les affaires, — les études plus ou moins sérieuses, — et l’inévitable progrès fait ensemble sur la même route, — n’était-ce pas la Vie elle-même !

Toutes les sympathies de Clifford, naturellement actives, étaient en éveil. Comme le caméléon, il recevait, il rendait en vifs reflets toutes les couleurs de ce kaléidoscope mouvant ; mais elles se mêlaient chez lui à je ne sais quelle nuance sinistre qui ne présageait rien de favorable. Hepzibah, d’un autre côté, se sentait plus à l’écart de l’Humanité qu’elle ne l’était naguère, même dans la solitude d’où elle venait de sortir.

« Vous n’êtes pas heureuse, Hepzibah ! lui dit Clifford, par manière d’aparté, avec un accent de reproche… Vous pensez à cette vieille maison si triste, et vous pensez au cousin Jaffrey (ici son tremblement le reprit) ; vous pensez au cousin Jaffrey assis là-bas, tête à tête avec lui-même. Croyez-m’en donc… ou plutôt suivez mon exemple… Oubliez ces vains détails !… Nous voici dans le monde, Hepzibah !… Nous voici en pleine vie… mêlés à la foule de nos semblables !… Vous et moi, tâchons d’être heureux… aussi heureux que ce jeune homme et ces charmantes jeunes filles, avec leurs parties de balle ! — Heureuse !… pensait Hepzibah, chez qui ce mot venait d’éveiller le ressentiment amer de son angoisse de cœur, lourde et glaciale… Heureuse, a-t-il dit ?… Il faut qu’il soit déjà fou ; et je deviendrais folle, moi aussi, pour peu que je pusse me croire tout à fait éveillée ! »

Au fait, — si une idée fixe constitue la folie, — la vieille fille n’était peut-être pas loin de ces abîmes où la raison se perd. Les spectacles variés qui passaient devant leurs yeux, depuis qu’ils suivaient la ligne de fer, n’avaient pas plus agi sur l’imagination d’Hepzibah que si elle et son frère n’eussent pas cessé de monter et de redescendre Pyncheon-street. Au milieu de tant de paysages variés, elle n’avait en réalité sous les yeux que les Sept Pignons pointus, leurs mousses verdâtres, la touffe de fleurs éclose à l’angle de l’un d’eux, ou bien encore la fenêtre du magasin, une pratique poussant la porte et faisant retentir la petite clochette,… sans déranger le juge Pyncheon ! L’intelligence d’Hepzibah n’était pas, à beaucoup près, aussi malléable que celle de Clifford, ni aussi susceptible de se prêter à des impressions nouvelles. Sa nature, à lui, était ailée, tandis que celle de sa sœur appartenait à l’ordre végétal, et, une fois déracinée, semblait à peine pouvoir renaître. De là ce changement soudain dans les relations qu’ils avaient eues jusqu’alors l’un avec l’autre. Chez eux, elle était la tutrice ; Clifford, depuis leur départ, était devenu le tuteur, et semblait saisir avec une rapidité singulière tout ce qui avait trait à leur position nouvelle, investi brusquement d’une virilité, d’une vigueur intellectuelles qu’il devait à une crise imprévue, — ou du moins ayant tous les dehors d’un état pareil, encore qu’ils pussent être éphémères et tenir à une condition morbide.

Le conducteur vint alors réclamer le prix du passage, et Clifford, qui s’était constitué gardien du trésor commun, prit un billet de banque dans sa main, comme il l’avait vu faire à quelques autres voyageurs.

« Pour cette dame et pour vous ? demanda le chef de train… Votre destination, s’il vous plaît ?

— Nous irons jusqu’au bout, dit Clifford ; peu importe où vous arrêtez. Nous voyageons tout bonnement pour notre plaisir.

— Ma foi, monsieur, vous choisissez un singulier jour, remarqua un vieux gentleman dont les yeux semblaient percés à la vrille et qui, assis en face de nos deux voyageurs, les contemplait avec une avidité curieuse. Par un temps comme celui-ci, la meilleure chance de plaisir est, je crois, de rester dans sa maison, assis au coin d’un bon feu.

— Je ne saurais précisément me trouver d’accord avec vous, dit Clifford, qui après un salut courtois se hâta de saisir ce joint de causerie. Je pensais dans l’instant, au contraire, que cette admirable invention des chemins de fer — avec les inévitables progrès qui ne sauraient lui manquer, soit comme rapidité, soit comme bien-être — est destinée à détruire peu à peu, pour leur substituer quelque chose de meilleur, ces idées surannées de « chez soi » et de « coin du feu. »

— Au nom du sens commun, demanda le vieux gentleman d’un ton quelque peu bourru, où peut-on se trouver mieux que dans son salon et au coin de sa cheminée ?

— Ces choses n’ont pas tout le mérite que leur attribuent beaucoup de braves gens, répliqua aussitôt Clifford. On pourrait dire d’elles, en résumé, qu’elles ont assez mal servi un dessein peu méritoire. Je pense, quant à moi, que nos facultés de locomotion, accrues comme elles le sont et le seront encore, doivent insensiblement nous ramener à l’état nomade. Vous savez, sans doute, mon cher monsieur, — votre expérience a dû vous le démontrer, — que tout progrès humain, au lieu de suivre la ligne droite, affecte la forme d’une spirale ascendante. Alors même que nous croyons marcher directement en avant, nous ne faisons que revenir sur un état de choses essayé, abandonné depuis longtemps, mais que nous retrouvons raffiné, perfectionné, idéalisé. Le Passé n’est donc ainsi que la prophétie ébauchée, matérielle, du Présent et de l’Avenir. Pour appliquer cette vérité au sujet que nous discutons maintenant, je dirai : Aux époques primitives de notre race, les hommes habitent des huttes temporaires, disons mieux, des berceaux de branchages construits aussi facilement que l’est un nid d’oiseau, et qu’ils bâtissaient, avec l’aide de la nature, là où abondait le fruit, là où multipliait le gibier et le poisson, là où l’instinct du Beau se trouvait caressé par quelque exquise disposition du lac, de la forêt, du coteau qui formaient le paysage. Ce mode d’existence possédait un charme qui n’existe plus maintenant, et il servait de prototype à quelque chose de mieux encore. Car enfin, il avait d’assez tristes compensations, la faim, la soif, l’inclémence des saisons, l’ardeur excessive du soleil, et ces longues marches qu’il fallait faire à travers d’horribles et stériles espaces, avec beaucoup de fatigue et les pieds en sang, pour occuper les oasis que leur fertilité, leur beauté rendait attrayantes. Mais, moyennant notre ascension en spirale, nous échappons à tous ces inconvénients. Les chemins de fer, — pourvu qu’on en vienne à rendre leurs sifflets harmonieux, et à se débarrasser de ce bruit incessant, que je reconnais désagréable, — les chemins de fer sont à coup sûr le plus grand bienfait dont nous soyons redevables aux siècles passés. Ils nous donnent des ailes, ils ôtent au pèlerinage ce qu’il avait de fatiguant, et les souillures dont il couvrait le corps. Ils font du voyage un acte intellectuel plutôt que physique… Par là même, et par les facilités qu’ils prêtent au transit, ne tendent-ils pas à détruire chez l’homme l’habitude de rester fixé à la même place ?… Pourquoi, désormais, se construirait-il une habitation incommode à transporter d’un lieu à l’autre ? Pourquoi s’enfermerait-il, prisonnier à vie, dans une coque de pierre et de vieilles charpentes vermoulues, lorsqu’il peut tout aussi facilement ne résider nulle part, c’est-à-dire, — en d’autres termes qui rendent mieux ma pensée, — résider partout où l’arrêtent momentanément l’instinct du Beau et celui du Convenable ? »

Tandis qu’il exposait ainsi sa théorie, la physionomie de Clifford devenait radieuse ; — il rajeunissait à vue d’œil, comme si un masque transparent était venu effacer ses rides et animer ses joues blêmies par le cours des ans. Les joyeuses jeunes filles laissèrent tomber leur ballon sur le plancher de la voiture, et se mirent à contempler cet orateur éloquent. Selon elles, sans doute, avant que ses cheveux eussent grisonné, — avant que l’odieuse patte d’oie fût venue s’inscrire sur ses tempes, — cet homme, aujourd’hui en décadence, avait dû voir ses traits se graver dans le souvenir affectueux de mainte et mainte femme. — Mais, hélas ! pas un regard de femme ne s’était posé sur ce visage pendant qu’il gardait encore toute sa beauté !

C’est tout au plus, remarqua la nouvelle connaissance de Clifford, si je regarderais comme un progrès d’habiter, en même temps, partout et nulle part.

— Vraiment ? s’écria Clifford avec une énergie singulière. À mes yeux, cependant, il est clair comme le jour, — un autre jour que celui-ci, par exemple, — il est clair, dis-je, que les plus grands obstacles entassés sur la route du Bonheur et du Progrès humain, sont précisément ces monceaux de briques et de pierres, consolidés avec du mortier, des poutres et des clous, que les hommes assemblent à grand’peine, instruments de leur propre supplice, et qu’ils appellent leurs maisons, leur « chez soi. » L’âme a besoin d’air, d’un air fréquemment changé, fréquemment renouvelé. Mille influences morbides s’accumulent autour des foyers et polluent la vie que nous y menons. Pas d’atmosphère plus malsaine que celle d’un vieux logis, alors que les ancêtres et parents défunts y jettent leurs exhalaisons vénéneuses… Je parle de ceci en toute connaissance de cause ; j’en parle à propos de certaine maison qui m’est très-familière et dont je me souviens à merveille ; — maison à pignons (il y en a sept), à étages projetés les uns sur les autres, comme vous en voyez parfois dans nos plus anciennes cités. Misérable vieux donjon rouillé, craquelé, délabré, rongé par la pourriture sèche et la pourriture humide, enfumé, hideux et sombre, avec une fenêtre en ogive au-dessus du porche, lequel est flanqué d’une petite porte de magasin et ombragé par un grand orme au mélancolique feuillage… Maintenant, monsieur, chaque fois que cet Hôtel aux Sept Pignons me revient dans la pensée, (ceci est tellement curieux que je ne puis m’empêcher d’y faire allusion), j’ai aussitôt devant moi l’image, — ou l’apparition, si vous aimez mieux, — d’un homme âgé, à la physionomie remarquablement austère, assis dans un grand fauteuil en bois de chêne, et mort, absolument mort, avec une fort vilaine tache de sang sur le devant de sa chemise… Mort, mort, vous dis-je,… mais les yeux tout grands ouverts !… Tel que je me le rappelle, il répand le deuil par toute la maison… Jamais je n’y pourrais vivre, jamais y être heureux, jamais y remplir la mission pour laquelle Dieu m’a placé dans ce bas monde. »

Ici son visage s’obscurcit et parut se contracter, se flétrir, comme s’il avait pris vingt années en une minute}.

« Non, monsieur, jamais ! répéta-t-il : jamais je n’y respirerais à mon aise !

— Je n’ai aucune peine à le croire, dit le vieux gentleman, qui commençait à examiner Clifford très-sérieusement, et dont la physionomie exprimait une sorte d’appréhension… Je ne comprendrais même pas qu’il en fût autrement, monsieur, avec une idée pareille dans votre tête !

— Oh ! certainement non, continua Clifford ; et ce serait un grand soulagement pour moi si on pouvait abattre ou incendier la maison susdite, — en débarrasser la surface de la terre, — et sur la place qu’elle occupait faire pousser un épais gazon… Ce n’est pas que je veuille jamais la revoir, ni elle, ni l’emplacement sur lequel on l’a bâtie… Effectivement, monsieur, plus je m’en éloigne, plus je sens renaître en moi la sérénité, la fraîcheur d’impressions, les battements de cœur de ma jeunesse, et, — pourquoi ne pas le dire ? — ma jeunesse elle-même !… Pas plus tard que ce matin, j’étais encore un vieillard ; je me souviens qu’en me regardant au miroir, je m’étonnais de me voir tant de cheveux blancs, et sur mon front tant de rides entre-croisées, et sur mes joues des sillons si creux, et autour de mes tempes un tel piétinement de pattes d’oie !… Tout cela était prématuré… Je ne pouvais pas m’y faire. La vieillesse n’avait sur moi aucun droit, puisque au fait et au prendre je n’avais pas vécu… Mais à présent, dites-moi, est-ce que j’ai l’air vieux ?… Si cela est, mon extérieur me trahit étrangement ; en effet, — débarrassé d’un grand poids que j’avais sur le cœur, — je me sens aux plus beaux jours de ma jeunesse, rempli d’espérance, et appelé à d’heureux destins.

— Puissiez-vous n’être pas déçu, dit le vieux gentleman, qui, un peu embarrassé, semblait vouloir se soustraire à l’attention éveillée, de tous côtés, par les propos insensés de son interlocuteur… Acceptez à cet égard mes vœux les plus sincères.

— Pour l’amour du ciel, cher Clifford, tenez-vous tranquille ! murmura sa sœur à l’oreille de ce dernier… Ils vont bien certainement vous croire fou.

— Vous même, Hepzibah, tenez-vous tranquille ! lui répliqua-t-il aussitôt. Que m’importe ce qu’ils pensent ?… Je ne suis certainement pas fou… Pour la première fois depuis trente ans, mes pensées débordent et trouvent immédiatement leur expression… J’ai besoin de parler, je parlerai ! »

Se tournant alors du côté du vieux gentleman, il reprit aussitôt la conversation.

« Oui, mon cher monsieur, disait-il, je crois et j’espère, du fond du cœur, que tous ces grands mots de « toit » et de « foyer, » qui depuis si longtemps impliquent je ne sais quoi de sacré, disparaîtront bientôt de l’usage quotidien et seront à jamais oubliés… Figurez-vous, pour un moment, tout ce que ce changement si simple distraira de la somme des maux humains ! Ce que nous appelons propriété foncière, — ce sol immuable où la maison se bâtit, — est le large fondement sur lequel repose presque tout ce qu’il y a de mal en ce bas monde. Il n’est guère de mauvaise action qu’un homme ne commette, — et il entassera les uns sur les autres une foule de méfaits, constituant à la longue une masse énorme, dure comme le granit, laquelle pèsera sur son âme pendant toute l’Éternité, — rien que pour bâtir un grand hôtel sombre, où lui-même mourra bientôt, et où sa postérité traînera une existence misérable. Il met sous œuvre, pour ainsi dire, son propre cadavre, il suspend au mur son portrait grimaçant, et après avoir pris ainsi le rôle d’un mauvais génie, il se figure, — le croiriez-vous ? — que ses arrière-petits-enfants pourront vivre heureux dans ce logis !… Sachez bien que tout ceci n’est pas dit au hasard… J’ai sous les yeux, au moment où je vous parle, la maison dont il s’agit !

— En ce cas, monsieur, reprit le vieux gentleman, qui voulait bien évidemment laisser tomber la conversation, vous n’êtes nullement blâmable de la vouloir quitter.

— L’enfant qui vient de naître verra s’accomplir, avant sa mort, la destruction que j’annonce, continua Clifford… Le monde devient trop immatériel, trop intelligent pour supporter bien longtemps encore des énormités pareilles… Même pour moi, — qui ai cependant passé une grande partie de ma vie dans la retraite, et qui ne suis guère au courant de bien des choses, généralement connues, — même pour moi, les signes précurseurs d’un meilleur avenir se manifestent de la manière la plus évidente… Et le magnétisme, donc ?… Pensez-vous qu’il ne doive pas puissamment concourir à épurer, à quintessencier la vie humaine ?

— Bon pour les niais ! grommela le vieux gentleman.

— Ces « esprits frappeurs, » par exemple, dont la petite Phœbé nous parlait l’autre jour, reprit Clifford, que sont-ils, sinon les messagers du monde spirituel, frappant à la porte de la Matière ?… Et cette porte s’ouvrira toute grande, soyez-en sûr !

— Allons donc !… ceci est de la haute fantaisie, s’écria le vieux gentleman, que les échappées métaphysiques de Clifford agaçaient de plus en plus… J’aimerais à caresser avec une bonne canne les caboches creuses des poupées qui font circuler des énormités pareilles !

— Et l’électricité ? le Démon, l’Ange, le dernier terme de la puissance physique, la suprême, conquête de l’intelligence ? s’écria Clifford… Est-ce là, également de la haute fantaisie ?… Est-ce un fait, — ou bien l’aurais-je rêvé, par hasard ? — qu’au moyen de l’électricité le monde matériel est devenu comme un grand organisme nerveux, qu’on fait vibrer en une seconde sur une étendue de plusieurs milliers de lieues ? Mieux encore, le globe n’est plus qu’une vaste tête, un cerveau gigantesque dans lequel l’instinct combiné avec l’intelligence opère aussi rapidement que l’éclair… Ou bien arriverons-nous à cette conclusion, que la substance même tend à disparaître, et que nous nous sommes trompés en prenant le Monde pour autre chose qu’une pensée ?

— Si vous voulez parler du télégraphe, dit le vieux gentleman jetant les yeux vers le fil métallique qui courait le long de la voie, c’est à coup sûr une excellente chose, — toutes et quantes fois il n’est pas envahi par la spéculation ou la politique… Une excellente chose, monsieur, et j’en conviens… Surtout en ce qu’il facilite la capture des banqueroutiers et des assassins.

— À ce point de vue, répondit Clifford, je ne l’aime guère… Un banqueroutier, — et aussi ce que vous appelez « un assassin, » — a ses droits particuliers dont un homme intelligent et consciencieux devrait d’autant plus volontiers se constituer le champion, que la Société prise en masse se montre plus disposée à les méconnaître. Un medium presque spirituel, comme le télégraphe électrique, devait être réservé à de saintes et joyeuses missions… Les amants, par exemple, pourraient expédier jour par jour, heure après heure, aussi fréquemment qu’ils s’y sentiraient portés — et des confins nord du Maine aux limites sud de la Floride, — des messages comme ceux-ci : « Je n’aimerai jamais que vous ! — Mon cœur déborde d’amour ! — Je vous aime au delà du possible ! » Et, par l’envoi suivant : — « Je compte une heure de plus ; je vous aime deux fois davantage ! » Autre chose : un brave homme vient de quitter ce monde ; l’ami dont il est pour jamais séparé a conscience, tout à coup, d’un frémissement électrique ; la dépêche arrive du pays des Élus, et voici ce qu’elle dit : « Celui que vous aimiez jouit de l’éternelle félicité ! » Autre chose encore : à un époux en voyage arrive la nouvelle suivante : « Un être immortel, dont vous êtes le père, vient à ce moment même de vous être envoyé par Dieu ! » Et aussitôt la petite voix de l’enfant, son vagissement à peine formé réveille un écho dans le cœur paternel… Mais quant à ces infortunés banqueroutiers, — pauvres diables aussi honnêtes, après tout, que huit personnes sur dix, sauf qu’ils négligent certaines formalités et préfèrent travailler sur le minuit plutôt qu’à l’heure de la Bourse ; — quant à ces « assassins » aussi, comme vous les appelez souvent, excusables par les motifs mêmes qui les ont poussés au meurtre, et méritant parfois, si l’on envisage exclusivement le résultat, d’être mis au rang des bienfaiteurs de l’Humanité, — je ne puis réellement approuver qu’on enrôle, pour cette chasse acharnée à laquelle ils sont en butte, une puissance immatérielle et miraculeuse !

— Ah ! vous n’approuvez pas ceci ? s’écria le vieux gentleman avec un regard peu charitable.

— Certainement non, répondit Clifford. Il y a là une inégalité de force qui me révolte. Supposons, par exemple, monsieur, dans un vieil appartement sombre et bas, au plafond de chêne, aux lambris sculptés, supposons un mort assis dans un fauteuil, avec une tache de sang sur le devant de sa chemise ; — ajoutons à cette hypothèse un autre homme, s’échappant de cette maison qu’il sent comme envahie par l’omni-présence du mort, — et figurons-nous-le enfin se sauvant, Dieu sait où, avec la rapidité de l’ouragan, au moyen du chemin de fer !… Maintenant, monsieur, si ce fugitif, descendu dans quelque cité lointaine, y trouve tout le monde occupé à bavarder sur le compte de ce même défunt dont il a fui si loin et la vue et la pensée, ne m’accorderez-vous pas qu’il y a là une atteinte portée à ses priviléges naturels ?… On a violé pour lui le droit d’asile, et — si je puis me permettre d’exprimer ici mon humble avis, — on lui a porté un préjudice grave.

— Savez-vous, monsieur, que vous êtes un homme bizarre ? dit le vieux gentleman, arrêtant sur Clifford, comme pour le percer à jour, son petit œil qui faisait songer à une vrille… Je ne puis voir clair au dedans de vous !

— Ah ! certes, j’en répondrais bien, s’écria Clifford en riant ; et cependant, mon cher monsieur, l’eau de la source de Maule n’est pas plus transparente que moi… Mais c’est assez, Hepzibah !… Pour cette fois nous avons fourni une traite suffisamment longue… Descendons, à l’instar des oiseaux, sur la branche la plus prochaine ; là, nous débattrons à loisir la direction ultérieure que doit prendre notre vol ! »

Or il arriva qu’à ce moment précis le train arrivait à une station isolée. Profitant de ce temps d’arrêt, Clifford quitta le wagon ; après lui descendit la docile Hepzibah. Une minute plus tard le convoi — ainsi que tout ce monde pour lequel Clifford était devenu un étrange sujet de curiosité — s’atténuait dans l’éloignement, et peu à peu devenait un point noir que la minute d’après fit disparaître. C’était comme si l’univers entier eût fui nos deux vagabonds. Ils jetèrent autour d’eux un regard désolé. Près de là une chapelle bâtie en bois étalait ses ruines hideuses, ses fenêtres brisées, ses murs fendus par le milieu, et sa tour quadrangulaire au sommet de laquelle ballottait une poutre à moitié détachée. Plus loin était une ferme dans le vieux style, aussi vénérable, aussi sombre que l’église, avec un toit en pente qui, du sommet du pignon, haut de trois étages, descendait presque jusqu’à terre. Elle semblait inhabitée. Près de la porte, il est vrai, les restes d’un bûcher se voyaient encore. Sur les souches et parmi les débris épars, l’herbe pointait verte et menue. La pluie tombait obliquement par petites gouttes ; le vent n’était pas tumultueux, mais obstiné, continu, et chargé d’une humidité glaciale.

Clifford frissonnait de la tête aux pieds. L’effervescence passagère de son humeur — qui lui avait jusqu’alors fourni en abondance, avec les idées, les fantaisies les plus étranges, une singulière facilité d’expression, et qui le poussait à divaguer comme nous venons de le voir, pour donner une issue à ce jaillissement subit des sources intérieures — cette effervescence n’existait plus. Sous le coup d’une excitation puissante, il s’était montré prompt à vouloir, énergique dans l’action. Dès qu’elle s’apaisa, ses indécisions, sa faiblesse recommencèrent.

« Maintenant, Hepzibah, murmura-t-il — comme malgré lui et avec un débit somnolent, — c’est à vous, de régler l’ordre et la marche… Faites de moi ce que vous voudrez ! »

Elle s’agenouilla sur le quai où ils étaient restés et leva ses mains jointes vers le ciel. Un lourd rideau de nuages gris le dérobait aux regards ; mais ce n’était pas le moment de douter ; il fallait attendre une meilleure occasion pour se demander s’il y a un ciel là-haut, et dans ce ciel un Père tout-puissant qui jamais ne nous perd de vue.

« Oh, mon Dieu ! dit avec ferveur la pauvre Hepzibah qui, après cette première éjaculation, s’arrêta un moment pour réfléchir à ce que devait être sa prière… Oh, mon Dieu !… Dieu paternel, ne sommes-nous pas tes enfants ?… Prends pitié de nous, et viens-nous en aide ! »