Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 255-274).


XV

Le Masque et le Visage.


Plusieurs jours s’écoulèrent assez tristement pour les habitants des Sept Pignons. Le départ de Phœbé était sans doute le motif principal, mais non pas la cause unique de cette tristesse. Le vent d’Est s’était levé ; la pluie tombait à torrents. Le jardin avec ses allées boueuses, ses feuillages fléchissants, sa tourelle ruisselant d’eau, présentait un aspect sinistre. Le pauvre Clifford, qui ne voyait plus ni Phœbé, ni le soleil, avait perdu à la fois toutes ses conditions de bien-être. Quant à Hepzibah, sous l’influence de ce vent aigre et salé, on l’eût prise pour la personnification du mauvais temps, ou pour le vent d’Est lui-même, — triste et monotone, dans sa robe de soie rougie — et coiffé d’un turban de vapeurs nuageuses. Le public s’éloignait peu à peu du magasin, où on prétendait que les regards de la vieille fille faisaient tourner la bière et endommageaient diverses autres marchandises sujettes à s’aigrir. Mais si le public avait à se plaindre, elle n’en était pas moins, vis-à-vis de Clifford, aussi tendre, aussi affectueuse que jamais. Par malheur, l’inutilité de ses efforts pour lui complaire semblait l’avoir paralysée à la longue. Elle ne savait guère que s’asseoir silencieusement à côté de lui et assombrir, en quelque sorte, le peu de jour que les rameaux mouillés du poirier laissaient arriver jusqu’aux étroites fenêtres. Du reste, il n’y avait pas de sa faute. Tout dans la maison avait le même aspect humide et glacé. Le portrait du Colonel puritain frissonnait sur le mur. La maison elle-même tremblait du haut en bas, — et des sept pointes de ses Pignons jusqu’à la grande cheminée de la cuisine où le feu ne s’allumait plus.

Quatre jours durant, en dépit de ce temps désastreux, Clifford, enveloppé dans un vieux manteau, vint occuper son grand fauteuil habituel. Mais dans la matinée du cinquième, invité à descendre pour le déjeuner, il ne répondit que par un murmure découragé, manifestant ainsi sa résolution de ne pas quitter le lit. Sa sœur n’essaya pas de réagir contre cette volonté bien arrêtée. Au fait, avec quelque dévouement qu’elle l’aimât, Hepzibah se sentait plier sous le rude travail, — si peu fait pour sa rigide nature, — de chercher des passe-temps à une intelligence comme celle de Clifford, sensible, mais débile, critique et dédaigneuse, sans force ni vouloir. Ce lui était un soulagement d’avoir froid toute seule, de s’ennuyer toute seule, et de se soustraire aux remords aigus qu’éveillait en elle chaque bâillement de son capricieux compagnon de souffrances.

Clifford, cependant, encore qu’il se fût refusé à descendre, finit par se mettre en quête de distractions. Dans le courant de la matinée, Hepzibah l’entendit promener ses doigts sur le vieux clavecin d’Alice Pyncheon. Son étonnement fut grand, bien qu’elle connût ses dispositions natives pour la musique, de voir qu’il jouait encore à merveille, après tant d’années où aucune occasion n’avait existé pour lui de cultiver un art si facile à oublier. Et cet instrument, muet depuis tant d’années, comment avait-il pu en tirer ces aériennes et plaintives mélodies ? Hepzibah ne put s’empêcher de songer à ces airs légendaires par lesquels la défunte Alice préludait, suivant une tradition populaire, au glas funèbre de chaque membre de la famille. Mais il est probable que les doigts sous lesquels gémissait le clavecin n’étaient pas ceux d’un fantôme, car, après quelques accords, les cordes vibrantes parurent se rompre, et la musique cessa.

Aux notes mystérieuses succéda un son de mauvais augure : c’était le tintement vulgaire de la clochette du magasin. Sur le seuil on entendit se traîner un pied pesant, qui fit aussitôt gémir le plancher sonore. Puis, pendant qu’Hepzibah s’enveloppait du châle fané qui depuis quarante ans lui servait de cuirasse contre le vent d’est, un autre bruit vint hâter sa toilette et la faire courir au-devant d’un danger imminent. Ce n’était ni une toux, ni un de ces grattements de gosier qui servent à éclaircir la voix, mais bien la contraction spasmodique d’une large poitrine et ses aspirations caverneuses. Hepzibah, dans son attitude défensive, à la fois intimidée et farouche, eût fait reculer plus d’un téméraire ; mais le nouveau venu, fermant paisiblement derrière lui la porte du magasin, équilibra son parapluie contre le comptoir, et à toutes ces colères, à toutes ces frayeurs que son apparition avait soulevées, il opposa un visage calme, une immuable bénignité.

Le pressentiment d’Hepzibah ne l’avait pas trompée. C’était bien le juge Pyncheon qui, après avoir vainement poussé la grande porte, s’était décidé à pénétrer par celle du magasin.

« Comment vous portez-vous, cousine Hepzibah ? et comment notre pauvre Clifford s’accommode-t-il de l’inclémence du temps ? » Tel fut le début du Juge, et on se fût volontiers demandé si les ouragans venus de l’est ne se laisseraient pas apaiser par la sincère bienveillance que son sourire exprimait… « Je n’ai pu me refuser le plaisir de venir vous demander encore une fois et il ne me serait pas donné de lui procurer, ainsi qu’à vous, quelques consolations et quelque bien-être.

— Vous n’avez rien à faire ici, dit Hepzibah, comprimant son agitation du mieux qu’elle put… Je me consacre tout entière à Clifford… Il jouit de tout le bien-être compatible avec son état.

— Laissez-moi vous dire, chère cousine, répliqua le Juge, que vous faites fausse route, — avec les meilleures intentions très-certainement, — mais néanmoins fausse route, — en tenant votre frère dans un isolement aussi complet… Pourquoi le priver ainsi de toute sympathie et de toute affection ?… Clifford, hélas ! n’a que trop longtemps vécu solitaire… Qu’il essaye maintenant d’une existence plus sociable ; qu’il voie au moins ses parents, ses vieux amis !… Faites en sorte, par exemple, que je sois admis auprès de lui, et je vous garantis que l’entrevue aura d’excellents résultats.

— Vous ne pouvez le voir, répondit Hepzibah… Clifford garde le lit depuis hier.

— Quoi !… Comment ?… Serait-il malade ? s’écria le juge Pyncheon, emporté par un sentiment de colère mêlé de crainte… En ce cas, il faut que je le voie, et je le verrai !… Savez-vous bien que s’il venait à mourir…

— Il n’est pas en danger de mort, dit Hepzibah fort émue, et avec un débordement d’amertume qu’elle ne put contenir… Il ne court même aucun danger, continua-t-elle, à moins que le même homme qui le persécuta jadis pour lui ôter la vie, ne se donne encore aujourd’hui cette odieuse mission !

— Est-il possible, cousine Hepzibah, repartit le Juge avec un accent passionné qui prit peu à peu le caractère du pathétique le plus larmoyant, est-il possible que vous ne constatiez pas vous-même tout ce qu’a d’injuste, de contraire à la charité, d’antichrétien, c’est tout dire, la rancune persistante que vous professez contre moi, pour une conduite qui m’était imposée par mon devoir et ma conscience, par la loi elle-même, et sous les peines les plus sévères ?… Ai-je rien fait, au préjudice de Clifford, que j’eusse pu me dispenser de faire ?… Et vous-même, sa sœur, — qui paraissez ignorer, je le regrette pour vous et pour moi, comment j’ai agi dans ces circonstances, — auriez-vous pu lui montrer plus de tendresse ?… Croyez-vous d’ailleurs que cela ne m’ait pas coûté bien des angoisses ? Pensez-vous qu’il ne m’en soit pas resté plus d’un amer souvenir, au sein de cette prospérité dont le ciel s’est plu à me combler ? Croyez-vous que je ne me réjouisse pas, comme vous, de ce que — conciliant les droits de la justice publique avec ceux de l’infortune, — on a pu rendre à la vie, aux jouissances qu’elle lui promet encore, cet ami de ma jeunesse, cette nature d’élite, notre Clifford, enfin, dont le crime, s’il existe, fut expié par tant d’infortunes ?… Ah ! que vous me connaissez peu, cousine Hepzibah !… Quelle injure vous faites à mon coeur ! dans quel oubli vous tenez ces larmes que j’ai si longtemps versées sur le malheur de Clifford !… Voyez comme elles coulent encore !… C’est en leur nom, Hepzibah, que je vous adjure de revenir sur ces préjugés hostiles qui vous font croire à mon inimitié… Mettez-moi donc à l’épreuve, chère cousine !… Vous saurez à quoi vous en tenir sur la sincérité de Jaffrey Pyncheon.

— Par le ciel, s’écria Hepzibah, dont ce précieux attendrissement d’une nature austère sembla redoubler l’indignation… Au nom de Dieu, — que vous insultez, et dont je serais tentée de mettre en doute la puissance, puisqu’il vous entend proférer tant de mensonges sans paralyser votre langue, — cessez, je vous en supplie, cette révoltante affectation de tendresse pour votre victime !… Vous haïssez Clifford… Montrez-vous homme, et dites-le tout haut !… En ce moment même, vous nourrissez au fond du cœur quelque sinistre pensée !… Convenez-en, exprimez-la de suite ! — ou, si cela peut servir vos projets, gardez du moins le silence jusqu’au moment de proclamer votre triomphe !… Mais ne parlez plus de votre affection pour mon pauvre frère ; je ne puis tolérer ceci. Je me sens prête, devant une pareille hypocrisie, à méconnaître les convenances de mon sexe… S’il fallait supporter longtemps une pareille comédie, très-certainement je deviendrais folle… Arrêtez !… Pas un mot de plus ! Il me forcerait à vous témoigner tout mon mépris ! »

La colère, à la fin, avait enhardi Hepzibah. La glace était rompue, maintenant. Mais après tout, dans cette invincible méfiance qu’elle témoignait au juge Pyncheon, — dans le refus absolu de toute sympathie qu’elle lui opposait obstinément, — fallait-il voir une juste appréciation du caractère de l’homme, ou tout simplement une de ces préventions passionnées, aveugles, auxquelles s’abandonne trop fréquemment la plus belle moitié du genre humain ?

Le Juge, ceci est hors de question, jouissait d’une considération universelle. Dans le cercle fort étendu de ses relations privées ou publiques, on n’eût pas trouvé un seul individu, — sauf Hepzibah et quelque mystique ennemi des lois comme notre photographe, ou peut-être encore certains antagonistes politiques, — disposé à lui contester sérieusement le rang honorable qu’il occupait dans l’estime du monde. Nous ajouterons, pour lui rendre justice complète, que lui-même, très-probablement, ne voyait que fort peu d’incompatibilité entre ses mérites réels et la réputation qu’ils lui avaient value. Sa conscience (le témoin le plus certain qui se puisse invoquer en pareille matière), — à part cinq ou six minutes sur vingt-quatre heures, ou quelque néfaste journée, par-ci par-là, dans tout le cycle annuel, — sa conscience ne contredisait jamais les éloges flatteurs qui lui étaient décernés de toutes parts. Et pourtant, malgré la force de cette dernière preuve, nous craindrions de nous compromettre, en donnant raison au Juge et au monde, contre la pauvre Hepzibah et ses préjugés individuels. Sous l’échafaudage pompeux des bonnes œuvres que le Juge étalait avec ostentation, peut-être cachait-il quelque mal secret, quelque objet hideux, si bien masqué, si profondément enfoui, que lui-même avait cessé d’y songer. Nous dirons plus : il aurait pu commettre chaque jour un nouveau crime, sans cesse ravivé, — comme ces sanglantes empreintes miraculeusement destinées à révéler un meurtre secret, — sans en éprouver nécessairement un remords de chaque heure et de chaque minute.

Les erreurs de ce genre sont familières aux intelligences exceptionnellement faites, aux caractères exceptionnellement énergiques, chez lesquels la sensibilité ne prédomine pas, ou chez lesquels elle revêt une épaisse écorce. Ce sont ordinairement des hommes pour lesquels les formes ont une importance souveraine. Leur activité s’épuise sur les phénomènes extérieurs de la vie. Ils déploient un talent remarquable à saisir, à combiner, à s’approprier ces illusions solides, ces prestiges palpables, ces irréalités trébuchantes et sonnantes — telles que l’or, les terres, les grandes charges, bien rétribuées, les honneurs publics. C’est avec ces matériaux — et avec des œuvres édifiantes accomplies par-devant le plus grand nombre de témoins possible, — qu’un individu de cet ordre élève son monument, sa renommée si l’on veut, c’est-à-dire l’homme lui-même, tel que les autres le jugent et tel qu’il se croit à la longue. Nous voici donc en face d’un palais magnifique ; les appartements sont vastes et dallés de marbres coûteux. Le soleil pénètre par d’immenses croisées aux panneaux de cristal, les hautes corniches sont revêtues d’or, et les plafonds, de peintures éclatantes… Oui, mais dans quelque recoin bas et obscur, dans quelque étroit cabinet du rez-de-chaussée, bien verrouillé, bien fermé, bien cadenassé, dont on a tout exprès perdu la clef, — ou dans quelque citerne, savamment déguisée par un pavé de mosaïque, — gît peut-être un cadavre à demi décomposé, qui pourrit encore et dans tout le palais répand une odeur de mort ! Le maître ne s’en aperçoit pas, tant il la respire depuis longtemps ! Les serviteurs non plus, à cause des riches parfums qu’on a soin de répandre assidûment dans les salles d’apparat, et aussi à cause de l’encens qu’ils apportent pour le brûler aux pieds du propriétaire !… Mais parfois un Voyant se présente, et devant son regard fatalement doué, l’édifice entier s’évanouit ; — il ne reste plus pour lui que le cabinet soigneusement clos sur la porte duquel l’araignée file sa toile, ou bien encore la meurtrière citerne et le cadavre qui s’y décompose.

Appliquons au juge Pyncheon ces vérités métaphoriques. — Nous pourrions dire (sans vouloir le moins du monde accuser de crime un personnage si respectable) qu’il y avait dans sa vie assez de splendeur pour éblouir et paralyser une conscience plus active et plus subtile que la sienne. Son intégrité comme magistrat, — son zèle pour le service public, dans tous les emplois qu’il avait successivement occupés ; — son dévouement d’homme politique et la rigidité de ses principes ; — l’activité qu’il déployait comme président d’une société politique ; — son irréprochable exactitude comme trésorier d’une caisse d’épargne, spécialement consacrée à la veuve et à l’orphelin ; — les services qu’il avait rendus à l’horticulture en produisant deux variétés fort estimées de la fameuse poire Pyncheon ; — la sévérité romaine avec laquelle il avait expulsé de chez lui un fils prodigue et dissipé, lequel n’obtint son pardon qu’au moment de rendre l’âme ; — ses efforts pour la propagation des doctrines de tempérance, et le soin avec lequel, depuis sa dernière attaque de goutte, il bornait à cinq verres de xérès sa ration quotidienne en fait de liquides ; — l’admirable blancheur de son linge, le splendide vernis de ses bottes, l’élégance de sa canne à chef d’or, l’ampleur carrée de sa coupe d’habit, et en général le soin, la convenance de son ajustement ; — le scrupule qu’il mettait à reconnaître un chacun dans la rue et à rendre le salut de toutes ses connaissances, riches ou pauvres ; — le large sourire de bienveillance qu’il distribuait de tous côtés comme pour en égayer l’Univers ; — quelle place laissait, à des coups de pinceau moins favorables, un portrait formé de linéaments pareils ? Or, c’était là ce qu’il voyait chaque jour devant son miroir. Cette vie admirablement ordonnée était la seule dont il eût la conscience habituelle et quotidienne. N’avait-il donc pas le droit de se dire à lui-même, et de dire à la communauté : « Voilà, tel qu’il est, le juge Pyncheon ! »

Et en supposant qu’à une époque très-reculée, pendant le débordement de sa première jeunesse, il eût commis quelque acte répréhensible, — ou que, même à présent, la force des circonstances lui imposât, parmi tant de bonnes œuvres ou de passe-temps inoffensifs, un méfait plus ou moins caractérisé, — irez-vous définir le Juge au moyen de cet acte à peu près oublié, au moyen de ce méfait nécessaire ?… Dans la balance du bien et du mal, plaçant d’un côté cette masse de services, de l’autre cette atteinte isolée à la loi morale, déclarerez-vous l’équilibre rompu au préjudice du digne magistrat ? Ce serait, en vérité, trop de rigueur ; tout au moins a-t-il le droit de le croire, — et de conserver jusqu’au bout l’illusion qui le rend irréprochable à ses propres yeux !

Tout ceci dit, revenons au juge Pyncheon, si rudement apostrophé par Hepzibah. — C’était sans préméditation, et à sa grande surprise, qu’elle venait de donner ainsi carrière à un ressentiment invétéré, nourri par elle depuis une trentaine d’années contre son puissant et vénéré cousin.

Jusqu’alors la physionomie du Juge n’avait exprimé qu’une douce indulgence, — une protestation grave et modérée contre les inconvenantes violences que se permettait sa cousine, — une disposition toute chrétienne à lui pardonner spontanément le tort qu’elle lui faisait en parlant ainsi. Mais lorsque ces paroles irrévocables lui eurent échappé, il reprit son air sévère qui exprimait, avec le sentiment de sa puissance, une implacable résolution, et le changement s’accomplit d’une façon si naturelle, si bien ménagée, qu’aux yeux d’un spectateur peu attentif la métamorphose eût passé inaperçue. Telle se montre tout à coup la cime sourcilleuse d’un rocher à pic, lorsque s’écarte la légère vapeur qui en voilait les rudes contours et leur prêtait des teintes plus douces. Hepzibah se figura presque, pendant un instant, qu’elle avait déchargé l’amertume de son cœur, non pas sur le Juge, son contemporain, mais sur leur ancêtre le Colonel. Jamais, en effet, le juge Pyncheon n’avait ressemblé comme en ce moment au portrait farouche du vieux Puritain.

« Cousine Hepzibah, dit-il avec beaucoup de calme, il est grand temps que tout ceci finisse.

— C’est aussi mon avis, répondit-elle… Mais alors pourquoi vous entêtez-vous à nous persécuter ?… Laissez-nous en paix, le pauvre Clifford et moi ! C’est tout ce que nous vous demandons l’un et l’autre !

— J’ai dessein de voir Clifford avant de quitter cette maison, continua le Juge… Montrez-vous plus sensée, ma pauvre Hepzibah !… Je suis le seul ami qu’il ait, et ce n’est pas le pouvoir qui me manque. Ne vous êtes-vous jamais dit, — et seriez-vous réellement assez aveugle pour ne l’avoir pas compris — que sans mon consentement, je dis mieux, sans mes efforts, mes représentations, l’emploi de toute mon influence politique et officielle, Clifford n’aurait jamais recouvré ce que vous appelez sa liberté ? Verriez-vous par hasard dans sa délivrance un triomphe remporté sur moi ?… Vous vous tromperiez du tout au tout, ma bonne cousine. C’est au contraire l’accomplissement d’un projet que j’avais longtemps nourri, longtemps médité… S’il est libre, c’est à moi qu’il le doit.

— À vous ? répondit Hepzibah… Voilà ce que je ne pourrai jamais croire… Il ne vous doit, à vous, que son cachot… Et c’est la Providence divine qui l’en a fait sortir !

— Il me doit sa liberté, affirma le juge Pyncheon avec le calme le plus imposant, et je viens m’assurer aujourd’hui s’il est digne de la conserver… Cela ne dépendra que de lui… Pour cela, il faut que je le voie.

— Jamais ! Il y aurait là de quoi le rendre fou, s’écria Hepzibah, mais d’un ton assez irrésolu pour que cette nuance fût saisie à l’instant même par l’oreille exercée du vieux magistrat ; — en effet, sans croire le moins du monde à ses bonnes intentions, elle ne savait pas encore s’il était plus dangereux de résister ou de céder. — Et pourquoi d’ailleurs, ajouta-t-elle, voulez-vous voir ce malheureux, dont la raison est à peu près perdue ? Il n’a nul désir, je vous assure, d’en exhiber les ruines à un appréciateur animé d’intentions aussi peu cordiales que les vôtres.

— Que savez-vous de mes intentions ? dit le Juge, plus confiant désormais dans le pouvoir de sa bénigne physionomie… Voyons, cousine Hepzibah, vous avez joué cartes sur table, et peut-être fort à propos… Écoutez-moi, maintenant ; et je vous expliquerai franchement les motifs de mon insistance. Il y a trente ans, à la mort de mon oncle Jaffrey, il fut constaté, — je ne sais si vous y prîtes garde, au milieu des tristes préoccupations produites par cet incident, — il fut constaté, dis-je que ses biens de tout genre, tels qu’ils figuraient dans l’inventaire de sa succession, étaient fort au-dessous de la valeur qu’on leur avait toujours attribuée. Il passait pour être immensément riche. Personne ne doutait qu’il ne dût être classé parmi les plus opulents propriétaires de son époque. Mais c’était une de ses excentricités, — je n’appelle pas ceci une folie, tant s’en faut — de dissimuler le chiffre de sa fortune au moyen de placements ignorés qu’il faisait à l’étranger, peut-être sous des noms supposés, comme aussi par d’autres combinaisons fort connues des capitalistes, mais que je n’ai pas besoin de spécifier ici. Le testament de l’oncle Jaffrey, ainsi que vous le savez sans doute, me constituait son légataire universel, avec la seule réserve d’une jouissance viagère, vous attribuant l’usufruit du vieil hôtel de famille et du lambeau de terre patrimoniale qui en est le dernier annexe.

— Et vous voudriez nous enlever ceci ? demanda Hepzibah, incapable de maîtriser le mépris amer que le Juge lui inspirait… Est-ce là ce que vous exigez pour mettre fin à vos persécutions contre le pauvre Clifford ?

— Non certes, ma chère cousine, répondit-il, souriant avec bienveillance… Tout au contraire, vous ne pouvez me refuser cette justice, je me suis constamment offert à doubler ou tripler vos ressources, le jour où vous pourriez vous décider à recevoir des mains d’un parent quelques faveurs de cette nature… Non, certes, non, il n’est pas question de cela !… Voici ce dont il s’agit. Des grands biens que mon oncle possédait sans aucun doute, ainsi que je viens de vous le dire, on n’a pas, à sa mort, retrouvé la moitié ; que dis-je, pas même le tiers, j’en suis convaincu… Or j’ai les meilleures raisons possibles de croire que votre frère Clifford peut me mettre à même de recouvrer le reste.

— Clifford !… Clifford, ayant le secret d’une opulence cachée ?… Clifford, en passe de vous enrichir ? s’écria la vieille demoiselle qui trouvait évidemment quelque chose de ridicule à pareille idée… Mais c’est impossible !… Vous vous abusez étrangement… Tout ceci n’est vraiment pas sérieux !

— Aussi vrai que je suis ici debout, dit le juge Pyneheon, frappant à la fois le parquet de sa canne à pomme d’or et de son pied massif, comme pour donner à sa conviction tout le poids de son robuste individu, Clifford me l’a dit lui-même ?

— Non, non, s’écria Hepzibah, toujours incrédule ; vous rêvez, cousin Jaffrey.

— Je n’appartiens pas à la classe des rêveurs, répliqua paisiblement M. Pyncheon… Quelques mois avant la mort de mon oncle, Clifford se vanta devant moi de savoir où étaient cachées des richesses incalculables ; il voulait à la fois me tourmenter et mettre ma curiosité en éveil… Ceci ne fait pas le moindre doute à mes yeux… Mais, d’après le souvenir assez distinct qui me reste des détails de notre conversation, je suis parfaitement convaincu que ce qu’il me dit alors avait un fonds de vérité. Si donc Clifford le veut maintenant, — et il faudra bien qu’il le veuille, — il peut m’apprendre où je dois chercher la cédule, la reconnaissance, les documents, — les preuves enfin, sous quelque forme qu’elles existent — qui me mettront à même de combler l’immense déficit dont je vous parlais. Ce secret, il le possède. Ses fanfaronnades n’étaient point paroles en l’air ; elles furent débitées avec un accent, une assurance, une précision qui laissaient entrevoir, sous le vague de l’expression, un sens bien défini, une réalité consistante et solide.

— Mais dans quel but, demanda Hepzibah, aurait-il persisté si longtemps à taire ce qu’il pouvait savoir ?

— Un mauvais instinct de notre nature déchue ! répliqua le Juge en levant les yeux au ciel. Il me regardait comme son ennemi, m’attribuant son écrasant déshonneur, l’éminent péril que sa vie avait couru, sa ruine à jamais consommée… Il ne fallait donc guère s’attendre à ce que, du fond de son cachot, il contribuât spontanément à me faire franchir quelques degrés de plus sur l’échelle de la prospérité… Mais le moment est venu où il faut qu’il me livre son secret.

— Et s’il refusait ? demanda Hepzibah… Ou plutôt (je m’entête à le croire) s’il n’a aucune connaissance de toute cette richesse, qu’arrivera-t-il ?

— Ma chère cousine, dit le juge Pyncheon avec ce calme auquel il savait donner un caractère formidable, depuis le retour de votre frère, j’ai pris soin (comme il convenait au plus proche parent et au tuteur naturel d’un individu dans cette situation), j’ai pris soin, dis-je, de faire constamment et soigneusement surveiller ses habitudes et ses démarches. Vos voisins ont vu, de leurs yeux, tout ce qui s’est passé dans le jardin. Le boucher, le boulanger, le mareyeur, quelques-uns des clients de votre magasin, et mainte commère curieuse m’ont révélé plusieurs des secrets de votre intimité. Pour ces extravagances commises à la Croisée en ogive, je pourrais invoquer des témoignages bien plus nombreux encore, et fournir le mien s’il en était besoin. Des milliers de personnes l’ont vu, — pas plus tard que la semaine passée, — sur le point de se jeter dans la rue. Moyennant des preuves si concluantes, je suis amené à croire, — bien malgré moi, je vous assure, et avec un profond regret, — que les malheurs de Clifford ont troublé son intelligence, cette intelligence toujours un peu débile, au point de rendre impossible qu’on lui laisse sa liberté. La mesure à prendre en ce cas, vous le savez sans doute, — et l’adoption de cette mesure dépend absolument de la décision que je vais porter, — serait un emprisonnement, pour le reste de ses jours, dans un de ces hospices où la prévoyance publique abrite les malheureux comme lui privés de raison.

— Vous ne pouvez avoir conçu un pareil projet ! s’écria Hepzibah d’une voix déchirante.

— Si mon cousin Clifford, continua le juge Pyncheon sans la moindre émotion, refusait par pure malveillance pour un homme dont les intérêts devraient naturellement lui être chers, — ceci, par parenthèse, pourrait être regardé comme un indice de folie, — de me communiquer des informations si importantes pour moi, lorsqu’il les possède très-certainement, j’envisagerais un trait pareil comme le complément des preuves nécessaires pour établir à mes yeux son insanité mentale… Et une fois sûr de ne céder qu’aux inspirations de ma conscience, vous me connaissez trop bien, cousine, pour douter le moins du monde que je n’accomplisse sans reculer un devoir pénible.

— Oh ! Jaffrey, cousin Jaffrey ! s’écria Hepzibah tristement et sans colère, c’est vous et non Clifford qui avez l’esprit malade !… Vous avez donc oublié toutes les affections de famille ? oublié que les hommes se doivent, dans ce misérable monde, une affection, une pitié mutuelles ?… Sans cela, auriez-vous jamais rêvé à pareille chose ?… Vous n’êtes pas un jeune homme, cousin Jaffrey !… Vous n’êtes pas même dans la maturité de l’âge ; vous êtes déjà un vieillard…. Vous n’avez plus sur la tête que des cheveux blancs ! Combien d’années vous reste-t-il à vivre ?… Pour ce court espace de temps, n’êtes-vous pas assez riche ?… D’ici au tombeau, croyez-vous manquer de pain, de vêtements, ou d’un toit pour abriter votre tête ? Non, certes ! Avec la moitié de ce que vous possédez maintenant, vous pourriez vous gorger de toutes les aisances de la vie, bâtir une maison deux fois plus riche que celle où vous habitez, et déployer aux yeux du monde une bien autre magnificence, et laisser encore à votre fils unique une opulence qui lui ferait bénir l’heure de votre mort !… Pourquoi donc alors cette cruauté ? cruauté si insensée que je ne sais pas si elle mérite le nom de crime !… Hélas, cousin Jaffrey, cette volonté âpre et dure circule avec le sang de notre race depuis tantôt deux cents ans… Pour recommencer, sous une autre forme, l’œuvre jadis accomplie par votre ancêtre, vous allez transmettre à votre postérité la malédiction que vous avez héritée de lui !

— Au nom du ciel, Hepzibah, parlons raison ! s’écria le Juge avec une impatience bien naturelle chez un homme de bon sens qui voit invoquer, dans une discussion d’affaires, des considérations aussi parfaitement absurdes. Je vous ai dit à quoi j’étais résolu ; vous me savez incapable de changer… Clifford, s’il ne me livre son secret, devra subir les conséquences de son entêtement… Et qu’il se décide vite, car j’ai différentes questions à régler ce matin, — sans parler d’un dîner fort important où je dois me trouver avec quelques amis politiques.

— Clifford n’a pas de secret, répondit Hepzibah. Et Dieu ne vous laissera pas accomplir l’acte que vous méditez.

— C’est ce que nous saurons, reprit le Juge toujours impassible. Voyez, en attendant, si vous voulez appeler Clifford et souffrir que cette affaire se règle à l’amiable, entre deux parents que vous aurez mis en présence, ou bien me pousser à des mesures de rigueur auxquels je me sentirais fort heureux de pouvoir me soustraire. La responsabilité, dans tous les cas, pèsera sur vous.

— Je suis la plus faible des deux, dit la vieille fille après un moment de réflexion, et dans votre force vous êtes impitoyable. Actuellement Clifford n’est pas fou ; mais il pourra le devenir à la suite de l’entrevue que vous réclamez avec tant d’insistance. Néanmoins, vous connaissant comme je vous connais, ce que j’ai de mieux à faire est, je crois, de vous laisser juger par vous-même à quel point il est improbable qu’il possède aucun secret de quelque importance… Je vais donc appeler Clifford… Dans vos rapports avec lui, montrez-vous miséricordieux, — plus miséricordieux que votre cœur ne vous le conseille, — car Dieu vous regarde, Jaffrey Pyncheon ! »

Le Juge, quittant avec sa cousine le magasin où avait eu lieu la conversation précédente, la suivit dans le salon et se laissa tomber pesamment au fond du grand fauteuil de famille. Maints et maints Pyncheon, jadis, avaient dans ses larges bras trouvé le repos : — de frais enfants après leurs jeux, des jeunes gens pour y mener leur rêve d’amour, des hommes faits pliant sous le poids des soucis, des vieillards surchargés de nombreux hivers ; — ils s’y étaient tour à tour affaissés, engourdis, et plus tard abîmés dans un sommeil plus profond. Une lointaine tradition, sujette à quelques doutes, voulait que ce fût là le même fauteuil où s’était assis le plus ancien des aïeux du Juge, — de ses aïeux américains, — celui dont l’image était accrochée au mur, lorsqu’il avait accueilli la foule de convives qui se pressaient à ses portes, avec le silence et l’imposante physionomie d’un mort. Depuis cette heure funeste jusqu’au moment actuel, jamais peut-être ne s’était laissé tomber dans ce fauteuil un homme plus fatigué, plus triste que le juge Pyncheon, tout à l’heure encore si inflexible et si résolu. Ce n’était pas à peu de frais, bien certainement, qu’il avait ainsi placé sur son cœur une enveloppe de fer. Un calme comme le sien exige de plus rudes efforts que la violence à laquelle s’abandonne le commun des hommes. — Et il lui restait encore une terrible besogne. — Était-ce donc si peu de chose, — était-ce une de ces bagatelles qu’on prépare en une minute, et dont on est reposé la minute d’après, — que de se retrouver, au bout de trente ans, en face du parent qu’il avait enfoui dans une tombe vivante, et de s’y retrouver avec ce dilemme, ou de lui extorquer un secret essentiel, ou de le renvoyer pour jamais au fond de ce même tombeau ?

« Vous dites ?… demanda Hepzibah se retournant au seuil du salon. Elle se figurait, en effet, que quelques paroles venaient d’échapper au Juge et désirait vivement pouvoir les interpréter dans un sens favorable… J’ai cru que vous me rappeliez.

— Non, non, répondit le juge Pyncheon d’un ton maussade et en fronçant le sourcil, tandis que son front prenait, dans la pénombre de cette pièce mal éclairée, les teintes d’un pourpre foncé… Pourquoi donc vous rappellerais-je ?… Le temps nous presse !… Dites à Clifford de venir me trouver ! »

Le Juge avait pris sa montre dans la poche de son gilet, et la tenait maintenant à la main, — calculant minute pour minute l’intervalle de temps qui allait s’écouler avant l’apparition de Clifford.