Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 236-241).

CHAPITRE XXVI
DANS LA FORÊT

Au fond de la forêt se cachait une petite ferme. C’est là qu’habitait le père de Mans, le vieux soldat Jan Hœk. Il ne faisait de mal à personne, mais il croyait au mal et n’était point aimé. Il se sentait lui-même comme un étranger haï. Les bêtes de la forêt lui étaient hostiles. La montagne qui lui cachait le soleil et le marais qui lui envoyait des brouillards étaient devenus ses ennemis. La forêt est une demeure sinistre pour quiconque porte en soi de mauvaises pensées. On n’y voit alors que lutte et meurtre entre les animaux et les plantes comme entre les hommes. Les fils de Jan Hœk furent tous forts, mais sauvages, endurcis et braves, mais toujours en guerre avec le monde. Sa femme qui était morte avait connu les secrets des marécages ; elle avait étudié les êtres invisibles et savaient quelles offrandes ils préféraient. On l’avait redoutée à l’égal d’une sorcière.

Au temps des foires, sa cabane se remplissait d’hôtes. Les Bohémiens, cheveux noirs et faces sombres, venaient y camper. Leurs petits chevaux aux longs poils grimpaient les raidillons du bois, traînant dans les charrettes des outils d’étameurs, des enfants et des paquets de guenilles. Des femmes, vite déformées et vieillies, les traits bouffis par la boisson et le tabac, des hommes aux corps nerveux suivaient ces charrettes.

Quand les Bohémiens arrivaient à la cabane de Jan Hœk, une gaîté farouche y éclatait. Ils apportaient de l’eau-de-vie, des jeux de cartes, des histoires sans fin de vols, de maquignonnages et de rixes sanglantes.

C’était un vendredi que la foire avait commencé à Brobu et que le capitaine Lennart avait été tué. Le dimanche suivant les Bohémiens réunis chez Jan Hœk lui tendirent plus souvent que d’habitude la gourde d’eau-de-vie. Ils éprouvaient pour le vieillard une sorte de vague pitié. Ils parlaient de la vie des prisons, de la nourriture des prisons et de toutes les choses sinistres dont ils avaient l’expérience.

Le vieux soldat, assis sur un billot au coin du feu, se taisait. Ses grands yeux ternes erraient sur la bande sauvage. Le crépuscule venait, et les flammes de l’âtre n’éclairaient que des haillons et de la misère noire.

La porte s’ouvrit doucement et deux femmes entrèrent : la jeune comtesse Élisabeth, comme on continuait de la nommer, et la fille du pasteur de Brobu. Élisabeth apparut au milieu de ce cercle comme une vision timide et blonde. Elle raconta que Gösta Berling avait disparu ; qu’on ne l’avait pas revu à Ekebu depuis vendredi ; qu’elle et sa servante l’avaient en vain cherché tout l’après-midi à travers la forêt. Comme elle rencontrait dans cette cabane des hommes qui avaient beaucoup marché et qui devaient connaître tous les chemins, elle leur demandait s’ils ne voudraient pas l’aider. Les hommes se levèrent et partirent à la recherche de Gösta.

Seul, le vieux Jan Hœk demeura immobile, le regard terne et vague. La jeune femme désirait lui adresser quelque parole consolante, mais elle ne trouva rien à lui dire. Elle aperçut un enfant malade étendu sur une gerbe de paille et une femme dont la main était blessée. Elle s’approcha de l’enfant, le caressa, puis se mit à panser la main de la mère. Et les autres femmes lui montrèrent alors tous leurs petits enfants.

Au bout d’une heure, les hommes revinrent. Ils ramenaient Gösta Berling, les vêtements déchirés et salis, les traits tirés, les yeux hagards. Pendant deux jours il avait erré dans la forêt et il s’était couché sur la terre. Et les Bohémiens avaient dû l’entraîner malgré lui. Il se laissa tomber devant l’âtre.

Quand elle le revit dans cet état, sa femme s’irrita et le regarda avec mépris.

— C’est ainsi que je te retrouve ! s’écria-t-elle.

— Je n’aurais jamais osé reparaître sous tes yeux, répondit-il.

— Ne suis-je pas ta femme ? N’est-ce pas mon droit de partager tes chagrins ? Voilà deux jours que je t’attends, dans une mortelle inquiétude.

— J’ai été la cause du malheur de Lennart. Comment aurais-je osé me présenter devant toi ?

— Tu n’as jamais reculé devant rien, Gösta !

— Le seul service que je pouvais te rendre, c’était de te débarrasser de moi.

Élisabeth fronça les sourcils.

— Et tu voulais faire de moi la femme d’un suicidé ?

Il tressaillit douloureusement.

— Élisabeth, dit-il, écartons-nous dans la forêt, et je vous parlerai.

— Et pourquoi tous ces gens-là ne nous écouteraient-ils pas ? s’écria-t-elle d’une voix âpre. Sommes-nous donc meilleurs qu’eux ? Qui, parmi ces hommes qu’on méprise et qu’on déteste, a causé plus de dommages et de mal que toi ? Qu’ils entendent donc que le péché et les douleurs sont aussi les compagnons des maîtres d’Ekebu et de cet illustre Gösta Berling ! Crois-tu que ta femme se regarde comme au-dessus d’eux ? Et le fais-tu, toi-même ?

Gösta Berling se redressa péniblement sur le coude. Il s’était réfugié dans la forêt, dit-il, ne pouvant plus supporter le regard des hommes. Il n’avait pas songé à se tuer ; mais il comptait quitter le pays. Le dimanche matin cependant il était descendu à l’église de Bro et y avait écrit une publication où il promettait que le travail serait repris à Ekebu, sûr que sa femme et les Cavaliers rempliraient cette promesse. Et, cela fait, il était rentré dans la forêt afin qu’on perdît ses traces.

— Oh ! répondit la jeune femme qui l’avait écouté, comme je te reconnais bien là ! Des gestes et des façons de héros ! Toujours prêt à plonger ses mains dans le feu, Gösta, et prêt à s’y jeter lui-même ! Que cela m’a paru grand et beau, jadis ! Mais combien j’estime maintenant la simplicité et la réflexion ! Si tu avais pensé au pauvre peuple de Lœpsiœ, si tu t’étais dit : « Je veux consacrer toutes mes forces à soulager ces misères dont nous sommes en partie responsables », au lieu de t’en remettre de ce soin sur ta femme et sur de vieux hommes impuissants, je t’aurais admiré ! Mais tu es le plus lâche des Cavaliers et le plus stérile dans tes repentirs. Sais-tu ce qui est arrivé hier, au manoir d’Ekebu ? Ils étaient tous là, tes onze camarades, quand Anna Lisa, que voici, est entrée dans leur chambre. Elle avait été chercher l’argent de son père et n’avait rien trouvé ni dans les commodes ni dans les armoires du presbytère de Brobu. Cependant elle en rapportait quelque chose : elle en rapportait un peu de ce monceau d’opprobre qui s’était entassé sous les fenêtres du vieux pasteur. « Mon père n’a pas été le seul coupable, leur a-t-elle dit. Il est juste, messieurs les Cavaliers, que vous en ayez votre part. » Et elle a fait le tour de la pièce, et devant chacun d’eux elle a déposé quelques rameaux de bois mort. Ils juraient, mais ils étaient tous profondément humiliés. « C’est bien, ma fille, vous pouvez vous retirer », lui a répondu Bérencreutz avec hauteur. Mais à peine avait-elle tourné le dos, que d’un coup de poing, il a fait sauter tous les verres de la table. « L’eau-de-vie nous coûte cher ici ! s’est-il écrié. Je ne m’attirerai pas deux affronts pareils ! » Enfin ils ont eu honte ; ils ont compris leur déshonneur. Et le jour même ils appelaient les ouvriers, et, dans leur hâte de réparer les ruines d’Ekebu, ils se mettaient eux-mêmes à la besogne. Mais toi, tu ne connais que la fuite ! Ton malheur, c’est d’avoir été trop aimé. On t’a tout pardonné en faveur de tes plaisanteries, de tes rires, de tes chants, de tes jeux et aussi de tes grands airs de désespoir !

— Que veux-tu que je fasse ? murmura sourdement Gösta Berling.

— Écoute, Gösta : j’ai été moi aussi à l’église de Bro, et j’y ai rencontré deux femmes qui m’ont priée de te saluer de leur part. « Dis à Gösta, m’a recommandé Marianne Sinclair, qu’il est dur et triste d’avoir honte de celui qu’on a aimé. » — « Dis à Gösta, m’a recommandé Anna Stiernhœk, que j’ai trouvé le calme. Je gouverne moi-même mes domaines et je ne songe plus qu’au travail. À Berga aussi on a surmonté la première amertume de la douleur. Mais un chagrin nous reste à tous, celui que Gösta nous donne. Quand, quand donc sera-t-il enfin un homme ? » Je n’ajouterai plus qu’un mot. Naguère je désirais partir et regagner le foyer de mes parents. Cependant, si tu consens à faire ton devoir, je resterai près de toi. Mais ne t’imagine pas y trouver de quoi contenter ton immense vanité. Il n’y a point place à l’héroïsme ni aux belles attitudes dans le simple accomplissement de sa tâche. Ne t’attends pas à étonner le monde. Je souhaite même que ton nom ne sonne pas trop souvent sur les lèvres du peuple qui t’a si naïvement admiré. Pour moi, je marcherai à tes côtés, sans larmes et sans joie. J’ai été coupable aussi, et l’image des malheurs que nous avons causés doit veiller à la porte de notre maison. Réfléchis et viens, si tu en as le courage.

Elle n’attendit pas sa réponse. Elle fit seulement un signe à sa servante et partit. Mais, dès qu’elle se fut éloignée de la cabane, elle se prit à pleurer et pleura jusqu’aux premières maisons d’Ekebu.

Dans la petite ferme de la forêt, les gens restèrent silencieux.

— Que le Seigneur Dieu soit loué et honoré ! fit subitement Jan Hœk.

Tous le regardèrent.

— Je n’ai vu ici-bas, dit-il, que des hommes méchants et des femmes méchantes, de la haine partout, dans les forêts et dans les montagnes. Mais cette femme est bonne, et loué soit Dieu qu’elle ait passé dans ma maison !

Il se pencha sur Gösta et lui prit la main.

— Nous avons été tous les deux, dit-il, de mauvais hommes. Il s’agit d’expier maintenant. Suis-la…

Le lendemain, le vieux Jan Hœk descendit chez le commissaire de police.

— Je veux porter ma croix, dit-il. J’ai été un homme mauvais et c’est pourquoi j’ai eu des fils mauvais.

Il pria qu’on le mît en prison à la place de son fils ; mais, comme bien l’on pense, cette grâce lui fut refusée.