Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 230-235).

CHAPITRE XXV
LA FOIRE DE BROBU

Le premier vendredi d’octobre commence la grande foire de Brobu qui dure pendant huit jours.

C’est la fête de l’automne. On s’y prépare activement : on abat des bêtes, on cuit du pain dans chaque maison ; les tables restent servies toute la journée, les domestiques reçoivent double ration d’eau-de-vie, et le travail chôme. Les nouveaux vêtements d’hiver sont mis pour la première fois. Les serviteurs et les journaliers, qui ont alors touché leurs gages, discutent longuement sur ce qu’ils vont acheter à la foire. Des gens venus de loin s’avancent sur les routes, le havresac au dos et le bâton en main. Beaucoup d’entre eux amènent leurs bêtes, réduits par la misère à les vendre au marché ; de jeunes taureaux et des chèvres, qui refusent d’avancer et se rebiffent, les jambes raides, barrent souvent le chemin.

Le premier jour de la foire, quel fourmillement sur les pentes de Brobu et au milieu du bourg ! On a dressé des boutiques où les marchands des villes étalent leur marchandise, tandis que les Dalécarliens et les paysans de la Vestrogothie empilent leurs pièces de toile sur des rangées de planches. Devant les échoppes, les jeunes gens essayent de persuader à leurs bonnes amies d’accepter le livre de cantiques et le fichu de soie ; et les parents choisissent des cadeaux pour les enfants qu’on a laissés au logis.

Tous ceux qui n’ont pas été forcés de garder la maison ou de surveiller les bêtes, arrivent à la foire. Voici les Cavaliers d’Ekebu et voilà les paysans de Nygard, les maquignons de Norvège, des Finois du nord, et des bohémiens. On voyait bien que la misère régnait dans le pays : les affaires ne marchaient guère qu’à l’enclos où l’on vendait les bêtes. Et pourtant, comme toujours, la foire était gaie. Deux petits verres d’eau-de-vie remontent les courages.

Mais ce n’est pas l’eau-de-vie seule qui donne de l’entrain. Quand les habitants des fermes solitaires se retrouvent dans la vie tumultueuse du champ de foire, l’ivresse du bruit leur fait tourner la tête et semble les affoler. On s’empresse, on court, on cherche ses parents et ses amis, on les entraîne vers les charrettes pour qu’ils goûtent les provisions dont on les a remplies. Par moments cette mer bruissante s’engouffre en un tourbillon qui décrit ses vastes cercles autour d’on ne sait quoi. Les policiers s’y engagent et y font leur trouée afin d’apaiser une rixe ou de redresser une charrette renversée. Et le moment d’après un nouveau tourbillon se reforme autour d’un marchand qui taquine et harcèle une jeune fille, prompte à la riposte.

Mais, vers midi, une grande bagarre éclata. Les paysans s’étaient mis en tête que les marchands de la Vestrogothie employaient des aunes trop courtes ; et l’on en vint vite aux coups. Les Dalécarliens se joignirent aux Vestrogoths. Les Cavaliers voulurent s’interposer. La mêlée devint générale. Le plus forcené des combattants était le valet de Sintram, le rude Mans. Il avait terrassé un de ses adversaires et frappait à tour de bras. Les autres essayaient de lui faire lâcher prise, quand soudain, arrachant les pièces de toile d’un étalage, Mans s’empara de la planche qui les supportait. C’était une planche large et haute, d’un bois solide et dur. Il la brandit.

Ce même Mans avait jadis dans la prison de Philipstad enfoncé un mur à coups de pied. On l’avait vu retirer une barque de l’eau et la charger sur ses épaules.

Quand il souleva au-dessus des têtes cette énorme planche, toute la foule recula et s’enfuit épouvantée. Mais Mans la poursuivit. Maintenant qu’il avait une bonne arme dans les mains, il ne voyait plus autour de lui ni amis ni ennemis, — rien que des gens à battre. Ce fut une panique. Les femmes, qui conduisaient ou portaient des enfants, ne pouvaient fuir, arrêtées par les échoppes et les charrettes et les vaches et les bœufs, que les clameurs exaspéraient et jetaient au milieu de la route. Un petit groupe d’entre elles se trouva pris dans une impasse ; ce fut là que le géant se précipita. Il croyait y voir un de ses adversaires, un gaillard de la Vestrogothie. Et il leva son énorme massue.

Pâles d’angoisse et frissonnantes, les femmes se courbèrent sous l’horrible menace. Mais quand la planche s’abattit, un homme avait tendu les bras et rompu la force du coup. Cet homme, au lieu de s’accroupir, s’était redressé au-dessus du groupe. Et grâce à lui, les femmes et les enfants n’avaient pas été écrasés. Et cet homme gisait sans connaissance sur le sol. Mans ne tenta même pas de se sauver. Il avait rencontré le regard de sa victime au moment où la planche s’abattait ; et ce regard l’avait paralysé. Il n’offrit point de résistance ; il se laissa lier et emmener.

Mais, en un clin d’œil, le bruit courut à travers la foire que Mans venait de tuer le capitaine Lennart qui s’était sacrifié pour sauver des femmes et des enfants. Il se fit un grand silence sur la place où tout à l’heure la vie bouillonnait. Les ventes s’arrêtèrent ; les rixes cessèrent ; les amis réunis autour des paniers de provisions suspendirent leurs petites fêtes ; et les saltimbanques appelèrent vainement les spectateurs.

Une foule muette s’était pressée autour du capitaine qui n’avait pas repris connaissance. Son crâne semblait fracassé ; cependant il respirait encore. Deux hommes le soulevèrent avec précaution et le placèrent sur la planche que le géant avait laissée tomber.

— Où le porterons-nous ? demandèrent-ils.

— Chez lui, répondit une voix dure.

Oui, portez-le chez lui pour que sa tête blessée qui a reposé sur les grabats de la prison et sur la paille des granges puisse enfin dormir sur un doux oreiller ! Il a erré comme un exilé, mais il aspirait toujours à ce foyer dont il croyait que Dieu lui avait fermé les portes.

Cette fois il ne s’achemina pas vers son logis avec une figure de bandit, escorté de compagnons ivres et trébuchants. Il était suivi d’un peuple en deuil, d’un peuple dont il avait habité les pauvres cabanes et dont il avait essayé d’alléger les souffrances.

Six hommes avaient soulevé la planche sur leurs épaules et s’étaient mis en route. Où ils passaient, la foule s’écartait, les hommes découvraient la tête et les femmes faisaient une profonde révérence comme à l’église, lorsqu’on prononce le nom du Seigneur. Dès qu’un porteur était fatigué, un autre s’approchait silencieusement et glissait son épaule sous la planche funèbre.

Les Cavaliers s’étaient joints au cortège qui grandissait toujours.

Le champ de foire était déserté ; les cadeaux pour les petits qui étaient restés à la maison ne furent jamais achetés. On ne marchanda plus les livres de cantiques, et le fichu de soie qui avait lui au yeux de la jeune fille fut rejeté sur le comptoir. Tous voulaient accompagner le capitaine Lennart.

Lorsque le cortège arriva à Helgesäter, les poings de Bérencreutz heurtèrent, comme deux mois plus tôt, la porte de la demeure muette.

Les domestiques étaient allés à la foire : la capitaine gardait la maison. Ce fut elle qui ouvrit, et elle demanda, comme elle l’avait déjà demandé une fois :

— Que voulez-vous ?

Et le colonel répondit :

— Nous vous ramenons votre mari.

Le colonel se dresse devant elle raide et sombre : derrière lui, une foule immense regarde. La capitaine aperçoit son mari étendu sur le brancard improvisé et porte la main à son cœur.

— Voilà bien son visage, murmura-t-elle.

Et, sans rien demander de plus, elle tira les verrous, ouvrit les deux battants, et montra le chemin de la chambre.

Et pour la dernière fois le capitaine Lennart se trouva couché sur de la belle toile blanche.

— Vit-il ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit le colonel.

— Y a-t-il de l’espoir ?

— Non, aucun.

Tout à coup une pensée frappa la capitaine :

— Est-ce lui que tous ces gens-là pleurent ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Il s’est laissé tuer pour sauver des femmes et des enfants.

Elle resta un moment silencieuse, puis elle reprit :

— Quel visage avait-il donc, colonel, lorsqu’il revint avec vous, il y a deux mois ?

Le colonel tressaillit.

— Gösta Berling s’était amusé à le peindre, dit-il.

— C’est donc à cause d’une méchante farce des Cavaliers que je lui ai fermé ma maison ? Comment répondrez-vous de ce que vous avez fait ?

Le colonel haussa les épaules :

— Nous avons à répondre de tant de choses ! murmura-t-il.

— Je ne crois pas que vous ayez jamais commis rien de pire.

— Aussi chemin ne m’a-t-il jamais paru plus dur que celui de Helgesäter, aujourd’hui.

Alors la capitaine éleva la voix :

— S’il y a ici des Cavaliers, je les prie de sortir. Il m’est trop pénible de les voir au lit de mort de mon mari.

Le colonel sortit, suivi des autres Cavaliers. Le peuple s’écarta au passage de Gösta Berling et de ce petit groupe d’hommes humiliés.

Quand ils furent partis, la capitaine se tourna vers les assistants :

— Qui parmi vous, dit-elle, peut me raconter ce qu’a fait mon mari depuis que, dans l’épouvante et la dureté de mon cœur, je lui ai fermé ma porte ?

Alors les personnes présentes commencèrent à porter témoignage en faveur de l’agonisant. Les unes avaient été guéries par lui ; les autres, consolées. Il a réveillé dans tous les cœurs l’espérance et la foi. Des hommes qui n’ont jamais lu d’autre livre que la Bible parlent avec des phrases de patriarches et des images de Job.

La capitaine, assise au chevet du mourant, écoute ces voix. Le crépuscule descend, et le soir ; et, de la foule qui s’entasse dans la cour, se détache par moment un humble témoin qui monte et apporte, lui aussi, son témoignage. Et quand il revient :

— Que dit-elle, la sévère dame de Helgester ? lui demande-t-on.

— Elle rayonne comme une reine. Elle a étendu près du lit les vêtements qu’elle avait tissés pour son mari.

Tout à coup un grand silence se fait. Personne n’a rien dit, mais tous le savent : le capitaine Lennart meurt.

Il a rouvert les yeux ; il a vu sa femme, son foyer ; et il a souri, et, dans ce sourire, il a rendu l’âme.

Une voix entonne le psaume des morts, et toutes les voix se joignent à cette voix, et l’hymne funèbre s’élève dans le silence de la nuit.