Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 223-229).

CHAPITRE XXIV
L’ENFANT

L’enfant était le plus chétif petit être qu’on pût voir, rouge et ridé, pleurant toujours. Il avait eu des convulsions depuis sa naissance, ce petit égaré, qui était entré dans la vie six ou sept semaines plus tôt qu’il n’en avait le droit et qui semblait ne pouvoir s’y faire. Il pesait si peu que ce n’était pas la peine d’en parler. On avait dû le coudre dans une peau d’agneau. Il ne voulait ni se nourrir ni dormir. Personne ne comprenait ce qui le retenait à la vie ; mais il vivait.

L’enfant était né chez un paysan, à l’est du Klarelf. La mère y était venue chercher du travail au commencement de juin. Elle avait dit au maître qu’elle avait eu un malheur et que la dureté de ses parents l’avait forcée de se sauver. Elle s’appelait Élisabeth Karlsdotter, mais elle ne voulait point dire d’où elle était. Elle ne demanda pour gages que le logement et la nourriture. Elle savait travailler, tisser, filer, et même, si on le voulait, soigner les vaches. Quand elle ne pourrait plus travailler, elle paierait sa pension. On crut cette jeune femme qui était arrivée pieds nus, ses chaussures sous le bras, dans les vêtements d’une paysanne.

Le maître ne lui trouva pas un air bien robuste et ne compta guère sur son travail. Mais, comme il fallait que la malheureuse fût quelque part, il la garda. D’ailleurs, elle avait quelque chose qui faisait que tout le monde à la ferme se montra gentil à son égard. Et puis c’étaient de braves gens, mais des gens graves et taciturnes. La maîtresse s’attacha à l’étrangère quand elle lui découvrit une assez grande habileté dans le tissage du linge de table. Élisabeth fut assise à son métier du matin au soir, pendant l’été.

Personne n’avait idée qu’elle dût ménager ses efforts. Cette vie au milieu des paysans lui plut, bien qu’elle renonça à toutes les commodités dont elle avait l’habitude. On y prenait tout d’une manière simple et tranquille. Les pensées des gens ne se détachaient point de l’ouvrage, et les journées s’écoulaient si pareilles l’une à l’autre qu’on se trompait parfois et qu’on se croyait encore au jeudi quand le dimanche arrivait.

Un jour, à la fin d’août, il y eut grande presse à la ferme, et Élisabeth alla avec les autres femmes javeler l’avoine. Elle se surmena, et l’enfant, qu’elle n’attendait que pour la fin d’octobre, naquit.

La maîtresse était assise dans la grande pièce devant l’âtre, l’enfant sur les genoux, car, malgré la chaleur d’août, le petit grelottait de froid. La mère, couchée dans la petite pièce, à côté, écoutait ce qu’on disait. Les bonnes et les valets s’approchaient chacun à leur tour et regardaient l’enfant.

— Quel petit être ! répétaient-ils.

Et tous ajoutaient presque infailliblement :

— Le pauvre petit qui n’a pas de père !

On ne se plaignait guère de ses cris : on était persuadé que c’est dans la nature des enfants de crier. Si seulement cette chétive créature avait eu un père, tout aurait semblé normal.

La mère les écoutait. Et la chose lui parut soudainement très importante : comment pourrait-il affronter la vie, le pauvre petit qui n’avait pas de père ? D’avance, elle avait arrêté ses plans pour l’avenir. Elle resterait la première année à la ferme ; puis elle louerait une chambre et gagnerait sa vie à tisser. Son mari, s’il le voulait, continuerait à la croire coupable. Elle s’était même dit que l’enfant deviendrait peut-être un meilleur homme, élevé loin de ce père orgueilleux et sot.

Mais depuis que l’enfant était né, elle ne savait plus que penser. Oserait-elle le priver de l’appui paternel ? Si le petit n’avait pas été aussi maladif et misérable, s’il avait pu manger et dormir comme d’autres enfants, si sa tête ne s’était pas toujours inclinée sur son épaule, si les convulsions ne l’avaient déjà mis à un doigt de la mort, la question n’aurait pas été d’une grande conséquence. Mais à ce petit, il fallait absolument un père. Et il fallait aussi se décider vite. L’enfant avait déjà trois jours, et les paysans du Vermland n’en laissent guère passer davantage avant de porter leurs enfants au baptême. Sous quel nom le petit serait-il inscrit dans les registres de l’église ? Le pasteur ne voudrait-il pas être renseigné sur la mère ? Ne causerait-elle pas un grave préjudice à son enfant en le présentant comme le fils d’un « père inconnu » ? Si cet enfant en grandissant était toujours maladif et débile, pourrait-elle assumer la responsabilité de l’avoir frustré des avantages de la naissance et de la fortune ?

Quand un petit être naît, on en éprouve d’ordinaire de la joie et du bonheur. Il sembla à Élisabeth que la vie devait être infiniment pénible pour une pauvre créature que tout le monde plaignait. Elle aurait aimé le voir dormir sur de la soie et des dentelles, comme il sied à un fils de comte. Elle aurait voulu qu’il fût entouré d’allégresse et d’orgueil. N’était-elle pas coupable envers le père de l’enfant ? Avait-elle le droit de garder pour elle seule un petit être précieux comme celui-ci, dont la valeur était inestimable ? Certes, elle répugnait à retourner chez son mari. Mais ce qui l’avait poussée à accepter avec joie la pénitence n’était plus dans son cœur. Elle ne s’y sentait pas d’autre amour que l’amour de cet enfant qui venait de naître. Et le devoir de lui rendre son père ne lui semblait pas trop dur.

La jeune femme fit appeler le maître et la maîtresse de la maison et leur confia tout. Le mari partit aussitôt pour Borg, afin d’annoncer au comte Dohna que la comtesse vivait et qu’il était père. Le paysan revint très tard dans la soirée. Il n’avait pu voir le comte, car ce dernier avait quitté le pays ; mais il était allé parler au pasteur de Svartsiœ. Et la comtesse apprit que son mariage avait été annulé et qu’elle n’avait plus de mari. Le pasteur lui écrivit une lettre bonne et douce et lui offrit un refuge dans sa famille.

La comtesse Élisabeth fut saisie de colère au récit du paysan, — de colère et de douleur. La mère d’un bel enfant vigoureux aurait accueilli avec mépris de pareilles nouvelles, fière de posséder toute seule son enfant ; mais la mère du petit être maladif se sentit remplie d’une colère désespérée.

Elle ne ferma pas l’œil de la nuit : il fallait un père légal à l’enfant ; il le fallait.

Le lendemain, le paysan dut se mettre en route pour Ekebu. Il allait chercher Gösta Berling.

Gösta adressa beaucoup de questions à ce messager, mais il n’en apprit presque rien. Qui, la comtesse avait été dans sa maison tout l’été. Elle s’était bien portée. Un enfant était né. L’enfant était faible, mais la mère serait bientôt rétablie — La comtesse savait-elle que son mariage avait été rompu ? Oui, elle le savait, depuis la veille.

Gösta Berling tremblait d’impatience. Que pouvait-elle lui vouloir ?

Il songeait à sa vie d’été sur les rives du Leuven. Les jours s’étaient dissipés en plaisanteries et en fêtes ; et, pendant ce temps-là, l’infortunée avait travaillé et souffert. Ah, pourquoi ne lui était-il pas permis de se présenter devant elle comme un homme meilleur et plus digne ?

Vers huit heures du soir, il arriva. On l’introduisit auprès de la jeune femme. La pièce était si obscure qu’il put à peine la distinguer.

— Chère comtesse Élisabeth, balbutia-t-il.

Elle lui tendit sa main redevenue fine et diaphane. Et, durant quelques instants, elle lutta, elle aussi, contre l’émotion.

— Gösta, dit-elle enfin doucement, Gösta, voulez-vous m’aider comme vous me l’avez promis ? Vous savez que mon mari m’a abandonnée et que mon enfant n’a pas de père ?

— Oui, comtesse ; mais on doit sûrement pouvoir changer cela. Maintenant qu’il y a un enfant, le comte, j’en suis convaincu, sera forcé de légaliser son mariage. Comptez sur moi, comtesse : je m’y emploierai de tout cœur.

La jeune femme eut un vague sourire.

— Croyez-vous, dit-elle, que je veuille obliger le comte Dohna à me reprendre pour femme ?

Le sang monta au visage de Gösta Berling. Que désirait-elle donc ?

— Venez plus près, Gösta, dit-elle en lui tendant de nouveau la main. Ne vous fâchez pas. Je pensais que vous qui êtes…

— Un prêtre défroqué, un ivrogne, un Cavalier, le meurtrier d’Ebba Dohna, fit-il amèrement…

Mais la comtesse l’interrompit.

— Plus d’une vous eût épousé par amour. Mais il ne s’agit point d’amour. Si je vous aimais, je n’oserais peut-être pas vous parler comme je fais. Seulement j’ai un enfant, Gösta, j’ai un enfant qui n’a pas de père. Vous comprenez certainement ce que je désire obtenir de votre amitié. Ce sera humiliant pour vous, j’en conviens. Songez que je ne suis plus mariée et que je suis mère. Je ne vous demande pas cette preuve de dévouement, parce que vous vous croyez méprisé des autres, non — et qui sait pourtant si cela ne s’est pas un peu glissé dans ma pensée ? Je vous la demande parce que vous êtes bon, Gösta, et parce que je vous crois capable de sacrifice. Mais s’il vous répugne d’être nommé le père du fils d’un autre homme, dites-le, je vous comprendrai. Jamais je ne vous aurais ainsi sollicité, si mon enfant n’était pas très malade. Hélas ! c’est tout de même trop cruel qu’on ne puisse pas à son baptême inscrire le nom de son père…

En l’écoutant, Gösta éprouva la même sensation douloureuse que le jour de printemps où il avait été obligé de la conduire à terre et de la quitter. Il fallait donc qu’il l’aidât aujourd’hui à se perdre irrémédiablement.

— Je ferai tout ce que la comtesse voudra, dit-il très bas.

Le lendemain il se rendit chez le pasteur de Bro, qui, très ému, promit son concours.

— Liée à moi, elle sera malheureuse, dit Gösta.

— Gösta, répondit le pasteur, c’est ton devoir de te ranger maintenant et de vivre pour elle et pour l’enfant : penses-y bien.

Le dimanche 1er septembre les bans furent publiés entre Gösta Berling et Élisabeth Ducker.

La jeune mère fut aussitôt, et avec les plus grandes précautions, amenée au manoir d’Ekebu, où l’on baptisa l’enfant.

Elle s’était relevée depuis quelques jours quand, les bans ayant été publiés pour la troisième fois, le pasteur vint à Ekebu et l’unit à Gösta Berling. Il n’y eut aucun apprêt de noces. On donnait un père à l’enfant : rien de plus.

Deux jours après le mariage, l’enfant fut emporté dans une convulsion. Mais la mère ne se repentit pas du sacrifice qu’elle avait fait pour ce petit être. Et l’idée de ce sacrifice atténua sa douleur.

Ces événements passèrent presque inaperçus. Quand on annonça les bans, la plupart des paroissiens ignoraient quelle était cette Élisabeth Ducker. Les pasteurs et les notables n’en parlaient pas, de crainte que la conduite de la jeune femme ne fût mal interprétée. Il est même curieux de voir combien les vieilles gens sont timides et réservés à son endroit et semblent appréhender qu’on en dise du mal.

Puis un autre événement éclipsa le mariage de Gösta : le Commandant Samzélius mourut.

Il était devenu de jour en jour plus farouche et plus sauvage. Il ne fréquentait personne et, retiré du monde, vivait à Siœ entouré de toute une ménagerie. On commençait à le redouter extrêmement, car il se promenait toujours avec son fusil chargé et tirait souvent au petit bonheur. Il blessa ainsi un de ses ours apprivoisés, et la bête furieuse lui broya le bras entre ses crocs et se sauva vers la forêt. Le Commandant mourut de ses blessures.

Si la Commandante l’avait su, elle aurait pu revenir à Ekebu. Cependant les Cavaliers ne l’attendaient pas avant la Noël, car ils étaient persuadés qu’elle ne reparaîtrait pas, que leur année ne fût écoulée.