Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 198-205).

CHAPITRE XX
LE CAPITAINE LENNART

Le capitaine Lennart vint un jour du mois d’août à l’auberge de Brobu. Il se rendait à sa terre de Helgesœter qui se trouve un quart de mille au nord-ouest de Brobu, tout près du bois.

Le capitaine Lennart ignorait encore qu’il serait un instrument de la volonté divine. Son cœur débordait de joie. Il avait traversé de sombres jours et, après avoir injustement souffert, il retournait chez lui.

La cuisine était déserte : il s’amusa à regarder autour de lui et ne put se tenir de toucher à tout. Il embrouilla le fil du rouet. Il prit le chat et le laissa tomber sur la tête du chien et rit aux larmes quand l’ahurissement de ces deux camarades, les empêchant de se reconnaître, les fit tendre leurs griffes et hérisser leur poil.

L’hôtelière entra, attirée par le vacarme. Un instant elle demeura immobile sur le seuil. Elle reconnaissait l’homme. La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était sur la charrette des criminels, des menottes aux poignets.

Quelle douloureuse histoire ! Il y avait cinq ans et demi, pendant la foire d’hiver, des malfaiteurs avaient volé les bijoux de la femme du gouverneur, à Karlstad : des bagues, des bracelets, des boucles d’oreille, d’autant plus précieux aux yeux de la noble dame qu’elle les avait hérités ou reçus en souvenir. On ne les retrouva jamais. Mais bientôt un bruit se répandit dans la contrée qui désignait le capitaine Lennart comme l’auteur de ces vols. L’hôtelière ne s’en était point expliqué l’origine. Personne ne savait qui l’avait propagé. C’était un brave homme, ce capitaine Lennart. Il vivait heureux avec sa femme que ses médiocres ressources ne lui avaient permis d’épouser que sur le tard. Son petit domaine et ses appointements suffisaient à leur vie. Quel mobile l’eût poussé a commettre cette mauvaise action ? Il avait répondu à l’accusation qu’en effet il était allé à la foire, mais qu’il en était revenu de bonne heure. Sur la route il avait trouvé une vieille boucle cabossée, l’avait ramassée et donnée à ses enfants en guise de jouet. Seulement il paraît que cette boucle d’or faisait partie des objets volés. Cela fut une preuve accablante contre lui. On prétendait aussi que Sintram, — qui, quelques années plus tard, fut accusé d’avoir vendu de la poudre aux Norwégiens pendant la guerre de 1814, — aurait eu peut-être dans le capitaine Lennart un témoin à charge, si le capitaine Lennart n’avait été sous les verrous.

L’hôtelière ne pouvait se rassasier de contempler cet homme. Il avait les cheveux gris et le dos courbé. On voyait que la vie lui avait été dure. Mais il semblait garder encore son humeur enjouée et son bon visage aimable. Malgré ses malheurs, il était resté ce même capitaine Lennart, cet ami, qui, le jour de son mariage, l’avait conduite à l’autel et avait dansé avec elle. Sans doute, il s’arrêterait encore comme autrefois à causer avec chaque personne qu’il rencontrerait sur sa route. Comme autrefois, il jetterait des sous aux enfants. Comme autrefois, il dirait à chaque vieille femme ridée qu’elle devenait tous les jours plus jeune. Peut-être même le reverrait-on debout sur un tonneau, le violon sous le menton, jouer des airs à la veillée de la Saint-Jean.

— Eh bien, mère Karine, commença-t-il, on ne me dit rien ?

L’hôtelière comprit qu’il était entré pour avoir des nouvelles de chez lui. Elle lui en donna, et de bonnes. Sa femme s’était montrée aussi capable qu’un homme. Elle avait affermé le petit domaine du nouveau propriétaire ; et tout lui avait réussi. Ses enfants se portaient à merveille : c’était un plaisir de les voir. Sûrement on l’attendait. Certes, la capitaine était une dame sévère qui ne confiait point ses pensées ; mais l’hôtelière savait pourtant que personne n’avait eu la permission de manger avec la cuiller du capitaine ni de s’asseoir sur sa chaise, pendant son absence. Et, tout ce printemps, aucun jour ne s’était passé que la capitaine ne fût montée jusqu’à la grande pierre, tout en haut de la pente de Brobu, et n’eût interrogé la route. C’était à ces choses-là qu’on pouvait voir qu’il était attendu, bien que la capitaine n’en dît jamais rien.

— On ne le croit pas, n’est-ce pas ? fit le capitaine Lennart.

— Oh ! non, capitaine, répondit la paysanne. Personne ici ne le croit.

Alors, le capitaine Lennart quitta l’auberge.

Mais le hasard voulut qu’il rencontrât à la porte de vieux amis. Les Cavaliers d’Ekebu arrivaient, invités par le méchant Sintram pour y fêter son anniversaire. Ils s’empressèrent de secouer la main du capitaine et de lui souhaiter la bienvenue, et ils le forcèrent de rentrer avec eux et de vider une coupe. Malheureusement, le capitaine, qui depuis cinq ans n’avait pas trempé ses lèvres dans l’alcool et qui n’avait rien mangé de la journée durant sa longue marche, eut la tête vite tournée. Les Cavaliers l’obligèrent de leur faire raison, avec tant de générosité que le pauvre capitaine, l’homme le plus sobre du monde, s’endormit sur un banc.

À le voir étendu et sommeillant, Gösta ne put repousser l’absurde tentation de lui peindre le visage. Il prit un morceau de charbon et un peu de jus d’airelles : il lui noircit le tour des yeux, lui dessina une cicatrice rouge à travers le nez, ramena ses cheveux sur son front en mèches touffues et lui ombra toute la figure.

Les Cavaliers s’en amusèrent, puis Gösta voulut le laver.

— Non, laisse-le donc ! dit Sintram, il rira bien quand il se réveillera.

On le laissa, et bientôt les Cavaliers l’oublièrent. La fête se prolongea toute la nuit, et l’aube commençait à poindre quand ils songèrent a regagner leur manoir. Mais qu’allait-on faire du capitaine endormi ?

— Nous allons le ramener chez lui, dit le méchant Sintram. Comme sa femme sera heureuse de le revoir !

Cette idée transporta les Cavaliers et mouilla leurs yeux d’une douce émotion. Oh oui, qu’elle serait heureuse, la sévère maîtresse de Helgesœler !

Ils secouèrent le capitaine Lennart, le hissèrent dans une des voitures que les valets somnolents avaient attelées. Et ils partirent vers le domaine de Helgesœter. Quelques-uns, à demi sommeillant, menaçaient de tomber à chaque soubresaut des véhicules, d’autres chantaient pour se tenir éveillés.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la maison, ils se sentirent très solennels. Bérencreutz et le patron Julius donnaient le bras au capitaine que la vue de sa demeure commençait à dégriser.

— Amis, leur dit-il, j’ai souvent demandé à Dieu pourquoi il avait permis que tant de malheur me frappât. C’était pour me faire jouir d’un tel moment de félicité. Amis, ma femme m’attend. Que sont cinq ans de misère auprès de cette joie du retour !

Lorsqu’ils atteignirent la porte d’entrée, ils la heurtèrent à grands coups de poing.

La maison s’emplit de remue ménage. Les servantes s’éveillaient épouvantées et regardaient par les fenêtres. Elles s’habillèrent à la hâte, mais n’osèrent point ouvrir à cette bande d’hommes ivres et tumultueux.

Enfin, on entendit un bruit de verrou, et la capitaine apparut.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Nous t’amenons ton mari, dit Bérencreutz.

Et ils poussèrent en avant cet homme horriblement grimé qui, les jambes encore mal assurées, s’en alla trébucher contre elle. Derrière lui, la bande écarquillait des yeux que l’ivresse rendait farouches.

— Tu es parti d’ici comme si tu avais été un voleur, s’écria-t-elle, et tu en reviens comme une canaille !

Et elle le repoussa violemment.

— Crois-tu donc, reprit-elle, que je t’accepterai pour maître de ma maison et de mes enfants ?

Puis elle referma la porte avec éclat et tira le verrou.

Le capitaine Lennart se jeta sur cette porte fermée et l’ébranlait des pieds et des poings.

Et les Cavaliers riaient.

Quand il les entendit rire, il fonça sur leur groupe, aveuglé de douleur et de rage. Ils se sauvèrent et remontèrent précipitamment dans leurs voitures. En courant après eux, il buta contre une pierre et tomba. Il se remit sur ses jambes, mais il ne les poursuivit plus.

Lorsque le soleil se leva, le capitaine, du haut de Brobu, contemplait la vallée. Ses regards ne découvraient que champs dévastés par la sécheresse ; et, dans les montagnes bleues, de brunes étendues, où des forêts avaient été incendiées, noircissaient sous la lumière du matin. Les bouleaux qui bordaient les routes avaient perdu presque toutes leurs feuilles. Et par bien des signes — surtout par l’odeur d’orge et de pommes de terre fermentées qui s’échappait des fermes, — il comprit que la misère était là et que les gens en cherchaient l’oubli dans l’indifférence et dans l’eau-de-vie.

Le capitaine, persuadé que rien n’arrivait ici-bas sans la volonté divine, se demanda quels pouvaient être les desseins de Dieu sur un pauvre homme comme lui. Ses cinq années de misère et la cruauté de sa femme lui semblaient aussi incompréhensibles que les voies les plus mystérieuses de la Providence.

— « Que veux-tu de moi, mon Dieu ? pensa-t-il. Où veux-tu me mener ? Pourquoi m’as-tu fermé les portes de ma maison ? »

Et regardant tous ces villages désolés de sécheresse et menacés de famine :

— « Te faut-il un misérable, ajouta-t-il, pour soulager tant de misères ? »

Cette idée s’empara de lui. Il ne tenta pas de se rapprocher de sa femme, avant qu’elle le rappelât. Mais elle ne le rappela pas. Dans le pays on l’en blâma fortement. D’ailleurs elle ne voyait presque personne, et ceux qui voulurent lui parler de son mari furent vite interrompus.

Je crois cependant que le capitaine Lennart fût tout de même rentré chez lui et s’y fût montré avec son vrai visage, si les événements n’avaient pris à tâche de l’en détourner et ne l’avaient, en quelque sorte, investi d’un extraordinaire pouvoir sur les pauvres de la contrée.

La misère du pays était grande. Un jour, le capitaine Lennart vint parmi les malheureux paysans qui demeurent au pied du Gurlita. Ils avaient achevé leurs réserves de pommes de terre et n’avaient pas assez de blé pour ensemencer leurs arpents défrichés. Le capitaine prit alors une petite barque, se rendit au manoir le plus proche, chez Sintram, et le pria de leur donner des pommes de terre et du seigle.

Sintram lui fit un excellent accueil. Il le mena dans ses granges bien fournies et dans ses caves où s’amoncelaient encore les pommes de terre de l’an passé. Et le capitaine y remplit tous les sacs qu’il avait apportés. Mais Sintram lui objecta que sa barque était trop petite pour une telle charge. Le lendemain, lui dit-il, un de ses bateaux lui conduirait ces provisions, et son valet, le rude Mans, les lui livrerait.

Le capitaine Lennart s’en alla content. Il songeait à ces grains de blé qu’on sèmerait immédiatement dans la terre noire des brûlis. L’automne et l’hiver passeraient sur leurs jeunes pousses vertes ; mais elles résisteraient et des tiges dresseraient à l’air leurs épis pointus. Les plumets des pistils trembleraient au souffle des brises ; la poudre des étamines monterait en fumée légère jusqu’à la cime des arbres. Et de belles javelles tomberaient au tranchant des faucilles. Et le moulin ferait de la bonne farine nourricière avec ces grains de blé multipliés que le bateau de Sintram apporterait.

Le lendemain le rude Mans abordait au débarcadère des gens de Gurlita ; hommes et femmes accoururent.

Alors le valet dit, comme Sintram le lui avait ordonné :

— Le maître de forges vous envoie du blé et des pommes de terre, de quoi faire de l’eau-de-vie, car il a appris que vous en manquiez.

À ces mots, les gens, pris d’une sorte de folie, se ruèrent sur le bateau et s’arrachèrent les sacs. Le capitaine, qui voulait les distribuer également, leur cria de les laisser : nul ne l’écouta.

— Que le seigle se change en sable dans votre bouche et les pommes de terre en pierres ! s’écria-t-il, furieux et désespéré.

Il n’avait pas prononcé ces paroles qu’un miracle sembla s’accomplir. Deux femmes qui se disputaient un sac le déchirèrent, et du sable en ruissela. Des sacs de pommes de terre éventrés les cailloux sortirent.

Muette d’épouvante, la foule s’écarta, et le capitaine resta un moment stupéfait.

Seul, le rude Mans se mit à rire.

— Retourne vite chez toi, homme, lui dit le capitaine, avant que les pauvres gens aient compris que Sintram a voulu les tromper.

Ce fut en vain que le capitaine expliqua au peuple que Sintram l’avait indignement joué. On refusa de croire à autre chose qu’à un miracle. Tout le pays en parla. Et le capitaine Lennart en retira, malgré lui, une réputation merveilleuse. On l’appela partout « l’homme de Dieu ».