La Légende de Gösta Berling/XIX
CHAPITRE XIX
LES SAINTS D’ARGILE
L’église de Svartsiœ est blanche à l’intérieur comme à l’extérieur. Les murs, la chaire, les bancs, le plafond, la nappe d’autel, tout est blanc. Dans l’église de Svartsiœ, il n’y a point d’ornements, point d’images, pas le moindre écusson. Une croix, avec un blanc linceul jeté sur ses deux bras, se dresse au milieu de l’autel. Mais autrefois, il n’en était pas de même. Le temple était couvert de peintures et rempli d’images de pierre et d’argile.
Un pauvre artiste qui avait admiré le ciel un jour d’été et qui avait vu les nuages blancs monter et se dérouler de l’horizon, s’était sans doute écrié : « Oh ! si les âmes, qui aspirent à Dieu, pouvaient escalader ces blanches montagnes et voguer vers le ciel sur ces vaisseaux célestes ! » Et il vit ces âmes, debout, des lis dans les mains et des couronnes d’or sur la tête. L’espace retentissait de leurs chants. Des anges aux larges ailes volaient à leur rencontre. Quelle foule de bienheureux ! Les molles ondulations des nuages en étaient couvertes. Ils y reposaient comme des nénufars sur l’eau d’un lac ; ils y poussaient comme des lis sur une prairie.
Et le pauvre artiste avait peint sa vision au plafond de l’église. Sa main qui menait le pinceau, ne manquait pas de vigueur, mais elle était un peu raide, de sorte que les nuages ressemblaient plus aux boucles frisées d’une perruque qu’à des montagnes de brouillard duveteux. Il avait habillé les Bienheureux selon la mode des hommes, en chasubles rouges et en mitres d’évêque, avec des manteaux de prêtre, des cols plissés et empesés. Leurs corps étaient petits et diaphanes, leurs têtes grandes ; et il leur avait mis dans les mains des livres de cantiques et des mouchoirs. Des sentences latines s’envolaient de leur bouche. Ceux qu’il tenait pour les personnages les plus notables, il les avait placés sur les crêtes des nuages et assis sur de solides chaises de bois, afin qu’ils pussent entrer commodément dans l’éternité.
Or, le comte Dohna fit blanchir à la chaux toute l’église, y compris le plafond. Et, par la même occasion, les Saints d’argile furent jetés dans le lac.
Ah, ces Saints d’argile ! Je souhaiterais que la misère humaine me touchât toujours autant que le fit la perte de ces Saints : je voudrais que la cruauté des hommes me remplît toujours de la même amertume que la cruauté du comte Dohna envers ces pauvres saints d’argile.
Songez qu’il y avait un Saint Olaf, le heaume couronné et une hache à la main. Sur la chaire, une Judith, en camisole rouge et en jupe bleue, une épée dans sa main gauche, tenait dans sa droite un sablier — au lieu de la tête du guerrier assyrien. Et la reine de Saba ! Figurez-vous une mystérieuse reine, en camisole bleue et en jupe rouge, les mains chargées de livres cabalistiques, et les pieds pattés comme les portait la reine Pédauque. Un Saint Georges gisait sur un banc du chœur depuis que son cheval et le dragon s’étaient effrités. Le bâton de Saint Christoffer verdissait, et Saint Erik, couronné, était revêtu d’un manteau fleuri d’or qui lui tombait jusqu’aux pieds.
Dans cette église de Svartsiœ que de dimanches j’ai passés, la rancune au cœur contre celui qui avait enlevé ces images ! Il ne m’eût guère importé que leur dorure se fût pâlie et leurs couleurs ternies ! Je les aurais entourés de l’auréole des légendes. Il paraît que la paroisse s’était un peu lassée de les repeindre et de les redorer. Mais on n’y eût point touché, n’eût été le comte Henrik. Je l’ai haï, comme, seuls, les enfants savent haïr. Dans le monde des grandes personnes, il n’y a pas place à la haine contre un être aussi misérable, aussi ridicule. Mais je le haïssais ! Mon âme n’avait-elle pas faim et soif pendant ces longs services divins ? Le pasteur avait beau parler dans sa chaire de pardon et de charité, ses paroles n’arrivaient jamais jusqu’à moi. Si les pauvres Saints avaient été là, nul doute que j’eusse entendu et compris ce qu’ils m’auraient prêché.
Le mariage du comte Henrik avait été annulé, et cette nouvelle avait provoqué l’indignation. Pour regagner la grâce de Dieu et le respect des gens, le comte fit réparer à ses frais la pauvre église de Svartsiœ. Il la fit passer à la chaux. Et lui-même et ses valets portèrent les Saints dans une petite barque.
C’était un doux soir d’été : le bateau glissait sur la surface du Leuven. L’homme qui coupait les flots de ses rames lentes coulait des regards craintifs sur ces étranges passagers ; mais le comte Dohna n’avait point peur. Il se sentait le champion de la pure doctrine évangélique. Et aucun miracle ne s’accomplit : muets et découragés les vieux Saints déchus, un à un, descendirent dans le néant. Les sciences occultes de la Reine de Saba avaient été impuissantes. Olaf, vieux Viking, tu avais perdu ton divin pouvoir !
Et, le dimanche suivant, l’église luisait toute blanche. Nulle image n’y menaçait plus le recueillement intérieur. Les yeux seuls de l’âme contempleraient la béatitude céleste, et les prières des hommes monteraient, comme elles le pourraient, sur leurs propres ailes et sans s’accrocher à l’ourlet du vêtement d’un Saint. Mais la terre est verte, le ciel où nous aspirons est bleu. Le monde resplendit de couleurs. Pourquoi faut-il que l’église soit blanche ? Blanche comme l’hiver, nue comme la pauvreté. Elle ne scintille même pas comme la forêt hivernale.
Ce dimanche-là, le comte Dohna était assis au milieu du chœur, dans un fauteuil orné de guirlandes, afin d’être vu et honoré de tous. On le remercierait solennellement d’avoir réparé les vieux bancs, détruit les images et remis des carreaux aux fenêtres.
Le service divin fini et le dernier verset du dernier psaume chanté, personne ne quitta l’église, et le pasteur, remontant en chaire, se disposa à célébrer et à glorifier les mérites du comte. Mais à ce moment les portes s’ouvrirent, et les vieux Saints d’argile apparurent.
Dégouttant de l’eau du Leuven, souillés de boue verte et de vase brune, ils se sont levés des flots froids. Habitués aux chants et aux prières, ils n’en aiment point le clapotement monotone. S’ils n’ont pas protesté, quand il ne s’agissait que de quitter leur place à Dieu, ils n’admettent pas qu’un comte Dohna soit loué dans la maison du Seigneur. Et, bien reconnaissables à tous les paroissiens, les voici qui s’avancent dans l’église : le vieux Viking, Saint Olaf, la couronne autour du casque, Saint Erik sous son manteau à fleurs d’or, et le gris Saint Georges et Saint Kristoffer. Seules, la Reine de Saba et Judith ne sont pas venues.
Quand la foule s’est ressaisie de son étonnement, un murmure court l’église.
— Les Cavaliers ! Ce sont les Cavaliers !
Oui, ce sont les Cavaliers. Sans mot dire, ils vont droit au comte, le soulèvent dans son fauteuil et toujours silencieux ils le transportent jusque sur le parvis de l’église. Puis ils disparaissent vers le lac.
On ne s’en inquiéta pas. On n’alla pas chercher le comte. Le pasteur ne prononça pas son discours. Il n’y eut personne qui n’approuvât les Cavaliers, car tout le monde se rappelait la claire beauté de la jeune comtesse et combien elle avait été bonne envers les pauvres et douce à regarder. Ce n’était pas bien de faire les farceurs à l’église, mais le pasteur, comme ses paroissiens, sentit qu’on avait été sur le point de jouer une vilaine scène encore plus déplacée devant le Seigneur.
De ce jour, le comte Dohna cessa de se plaire à Borg. Une nuit sombre, au commencement d’août, un carrosse s’arrêta devant le perron du manoir, en rasant les marches. Entre deux haies de serviteurs la comtesse Martha sortit enveloppée de châles, un voile épais sur le visage. Son fils la conduisait : elle tremblait. On éprouva quelque peine à lui faire traverser le vestibule et l’escalier. Dès qu’elle fut entrée dans la voiture, le comte y monta et le cocher fouetta ses chevaux.
Borg fut vendu et changea souvent de propriétaire. Peu de gens furent heureux sur ce beau domaine.