La Légende de Gösta Berling/XVIII

Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 188-193).

CHAPITRE XVIII
LE PATRON JULIUS

Le patron Julius descendait son coffre peint en rouge et s’apprêtait à quitter l’aile des Cavaliers. Il remplit d’eau-de-vie à la bigarade parfumée un petit baril vert, depuis longtemps son compagnon de voyage, et, dans la grande boîte à provisions sculptée, il enferma du pain, du beurre, du vieux fromage, délicieusement veiné de brun et de vert, des tranches de jambon gras et des crêpes qui nageaient dans de la confiture aux framboises.

Ces préparatifs achevés, le patron Julius fit le tour du domaine, et, les larmes aux yeux, dit adieu à toute la magnificence d’Ekebu. Il caressa une dernière fois les boules de quilles usées et luisantes et les joues rondes des gamins qui fourmillaient autour des usines. Il visita les tonnelles du jardin et les grottes du parc. Il entra dans les écuries et dans les étables, flatta le museau des chevaux, secoua amicalement le taureau hargneux par les cornes et laissa les veaux lécher ses mains.

Enfin il monta à la maison d’habitation où l’attendait le déjeuner suprême. Oh, la triste chose que la vie ! Il y eut de l’amertume dans le vin, du poison dans les plats. Le brouillard des larmes voilait les regards. Les toasts d’adieu furent entrecoupés de sanglots. Dorénavant sa vie ne serait qu’une longue nostalgie. Jamais le sourire ne détendrait plus ses lèvres ; les chansons s’évanouiraient de sa mémoire. Il pâlirait ; il se fanerait comme une rose mordue de la gelée, comme un lis sans eau. Des nuages de pressentiments sombres passaient sur son âme. Les Cavaliers ne reverraient pas le malheureux Julius.

Florissant de bien-être et de santé, jamais plus ils ne lui demanderaient de leur ton narquois quand, pour la dernière fois, il vit le bout de ses pieds. Puissent-ils du moins lui garder un fidèle souvenir ! Le devoir l’appelait. Là-bas, chez lui, sa mère l’attendait : pendant dix-sept ans elle l’avait attendu. Elle venait de lui écrire une lettre pressante : il obéissait. Il n’ignorait pas que ce serait sa mort ; mais en bon fils il obéissait. Adieu donc les aventures, et les festins ! Adieu les parquets blancs et luisants du manoir ! Adieu les berges d’Ekebu et le fier torrent ! Vous quitter, c’est mourir.

Après le déjeuner, le patron Julius passa dans la cuisine et fit ses adieux aux gens de la maison. Il les embrassa tous, depuis la cuisinière jusqu’à la vieille journalière, et leur planta sur les joues des baisers tendres et sonores. Les servantes pleurèrent et se lamentèrent : un monsieur si brave et si gai qui allait mourir !

Le patron Julius donna l’ordre que sa charrette fût tirée du hangar et son cheval de l’écurie. Il le fit d’une voix tremblante. Certes il ne voulait rien dire de mal de sa mère. Mais elle aurait dû songer à la vieille voiture et à la vieille jument Kaysa. Comment supporteraient-elles le voyage ?

Cependant rien n’égalait en amertume son adieu aux Cavaliers. Le petit patron Julius, plus fait pour rouler que pour marcher, se sentit tragique jusqu’au bout des doigts. Il se rappela le vieux roi Gösta Wasa qui avait prédit au peuple suédois qu’on le regretterait, jusque là qu’on voudrait le déterrer. Et, pour finir, il leur chanta les meilleures chansons de son répertoire. C’est ainsi qu’il désirait vivre dans la mémoire des Cavaliers.

La dernière coupe était vidée, la dernière chanson s’était envolée, la dernière accolade était donnée. On l’aida à passer son pardessus et on lui mit le fouet en main. Les yeux du patron Julius, embrumés de larmes, y voyaient à peine aussi loin que son nez. Les Cavaliers le soulevèrent et le hissèrent. Des hurrahs retentirent autour de lui. On l’installa sur quelque chose. Le fouet claqua, le véhicule s’ébranla, et, quand il retrouva la vue, il était sur la route.

Les Cavaliers avaient beau être émus et saisis d’un profond respect ; le chagrin n’avait pas étouffé leur plaisante humeur. L’un d’eux — Gösta Berling ou Bérencreutz ou le paresseux cousin Kristoffer — avaient ménagé que la bien-aimée Kaysa n’eût pas besoin de quitter l’écurie, ni la vieille charrette le hangar. Un grand bœuf à taches blanches avait été attelé à un chariot, et, quand on y eut chargé le coffre rouge, le baril vert et la caisse à provisions sculptée, le patron Julius, aveuglé par ses pleurs, fut déposé non sur la caisse, ni sur le baril, ni sur le coffre rouge, mais sur le dos du grand bœuf tacheté de blanc. Certes les Cavaliers déploraient le sort de ce camarade condamné à une mort prématurée ; mais l’oppression de leurs cœurs dut être singulièrement allégée, lorsqu’ils le virent s’éloigner à califourchon sur cette bête pacifique, le corps secoué de sanglots, les bras tendus vers une suprême embrassade et retombant de désespoir.

Arrivé sur la route, ses larmes et les fumées du vin s’évaporant, le patron Julius observa qu’il se trouvait à cheval sur une bête. On dit qu’il se prit à réfléchir à tout ce qui peut arriver en dix-sept années. Évidemment, la vieille Kaysa avait changé. Les repas d’avoine et les prairies de trèfle d’Ekebu opéraient d’extraordinaires métamorphoses. Et, dans son premier ahurissement, il s’écria :

— Le diable m’emporte, mais je crois qu’il t’a poussé des cornes, Kaysa !

Il se laissa glisser à terre, monta dans la charrette et s’assit sur le coffre, et, les pensées de plus en plus sombres, il poursuivit son chemin.

Comme il s’approchait de Brobu, il entendit un chant cadencé.

Un et deux — Un et deux.
Les chasseurs arrivent joyeux…

Mais ce ne furent point des chasseurs du Vermland : ce furent les gaies demoiselles de Berga et les belles jeunes filles du juge de Munkerud qui parurent. Elles portaient de petits paquets de provisions au bout de leurs bâtons, posés sur leur épaule comme des fusils ; et elles marchaient bravement sous le soleil en chantant :

Un et deux — Un et deux.

— Où donc allez-vous, patron Julius ? crièrent-elles, sans remarquer les nuages de mélancolie qui obscurcissaient son front.

— Je tourne le dos à cette demeure du péché et de la vanité, répondit Julius. Je ne veux pas rester parmi des railleurs et des méchants à qui rien n’est sacré. Je m’en retourne chez ma mère.

— Ce n’est pas vrai, s’écrièrent-elles : vous ne comptez pas quitter Ekebu !

— Si ! fit-il en frappant un coup terrible sur le coffre. Comme Loth s’enfuit de Sodome, je m’enfuis d’Ekebu. Adieu, jeunesses ! Gardez-vous d’Ekebu.

Sur ces graves paroles, il allait s’éloigner, mais cela n’était point du goût des gaies jeunes filles. Elles se proposaient d’aller jusqu’à Dunderklœtt et, la route étant longue et montante, elles avaient bonne envie de se laisser traîner dans le chariot du patron Julius, jusqu’au pied de la montagne. Il ne leur fallut pas plus de deux minutes pour arriver à leurs fins. Le patron Julius tourna son attelage, et le chariot se remplit de jeunes filles.

Souriant, il trônait sur sa boîte à provisions. Le long du chemin poussaient des marguerites, des mille-fleurs, des campanules, et, quand le bœuf soufflait, les jeunes filles descendaient et cueillaient des bouquets, et bientôt des couronnes diaprées parèrent la tête du patron Julius et les cornes du grand bœuf.

Un peu plus loin, on passa à travers un taillis de clairs bouleaux et de jeunes aulnes. Les jeunes filles coupèrent des arbustes, arrachèrent des branches, et le chariot fut transformé en tonnelle ambulante.

La mélancolie du patron Julius se dissipait à mesure que le jour avançait. Il partagea ses provisions avec les jeunes filles et leur chanta ses airs. Quand ils atteignirent le sommet du Dunderklœtt et que le vaste paysage se déroula à leurs pieds, le cœur du patron Julius battit violemment, et il entonna l’hymne du Vermland.

Ô Vermland, pays magnifique, pays charmant !

Et l’amour du Vermland rendit ses lèvres éloquentes.

— Ah, Vermland, Vermland ! dit-il. Que de fois je t’ai regardé sur les cartes, mais de cette heure seulement je comprends ta figure. Tu es un vieil ermite qui rêve, les jambes croisées et les mains sur les genoux. Ton bonnet pointu descend sur tes yeux mi-clos. Tu portes un manteau de forêts bordé du ruban bleu des eaux et des collines. Tu es si simple que l’étranger ne voit pas même combien tu es beau. Tu es pauvre comme les saints hommes du désert, — pauvre, grave et doux. Immobile, tu laisses les ondes du Vœnern baigner tes pieds. À gauche, ton cœur bat dans tes mines et tes champs de minerais, et, au nord, ta tête est pleine du mystère des grands bois. Et nous, tes enfants, ô grave pays, nous ne demandons à la vie que des rires, des festins, des danses et des roses !

Les jeunes filles l’écoutaient avec étonnement.

Quand le soir commença de tomber et qu’on remonta dans le char, elles ne remarquèrent point où les menait le patron Julius et elles ne s’en aperçurent que lorsqu’on s’arrêta devant le perron d’Ekebu.

— Maintenant, vous allez entrer, dit-il, et nous ferons un petit tour de polska.

Les Cavaliers voyaient revenir le patron Julius, une couronne fanée autour de la tête et le char bondé de jeunes filles.

— Nous avions bien deviné, s’écrièrent-ils, que les jeunes filles l’avaient entraîné ! Sans cela, il nous serait revenu quelques heures plus tôt.

Car les Cavaliers se rappellent que c’est la dix-septième fois que le patron Julius a voulu quitter Ekebu, — une fois chaque année. Mais le patron Julius a déjà oublié sa dernière tentative comme toutes les autres. Sa conscience s’est endormie pour un an.

Ce n’était pas un homme ordinaire que ce patron Julius, léger à la danse, malgré son embonpoint, et vif à la table de jeu. Le pinceau, la plume et l’archet étaient également familiers à sa main. Il avait un cœur facilement ému ; de belles paroles lui montaient aux lèvres et les chansons gazouillaient dans sa gorge. Mais qu’eussent été tous ces avantages, je vous prie, s’il n’avait eu une conscience, une étrange conscience, pareille à ces libellules qui se dégagent des profondeurs sombres et prennent des ailes et vivent quelques heures, mais quelques heures seulement, à la douce lumière du soleil ?