Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 184-187).

CHAPITRE XVII
LA SAINT-JEAN

C’est le temps le plus splendide de l’année, la Saint-Jean, et c’est aussi l’époque où Sintram, le méchant maître de Fors, sent le plus de dépit et le plus de rancune fermenter dans son âme. Il détestait cette invasion triomphale de la lumière. Le tapis diapré qui recouvre la terre, l’habit frais et neuf dont resplendissent les arbres irritaient ses yeux. La route même, pour grise et poudreuse qu’elle fût, avait sa bordure de fleurs ; et Sintram ne lui pardonnait pas ses couronnes de cerfeuil et ses touffes de primevères.

Quand la splendeur du jour de la Saint-Jean se répandit sur les montagnes et que l’air vibrant apporta jusqu’à Fors le son des cloches de l’église, quand la paix infinie de ce jour de fête enveloppa la contrée, alors Sintram se leva furieux et résolut d’aller à l’église, lui aussi. Ceux qui acclamaient avec tant d’enthousiasme le renouveau et l’été verraient ce qu’en pensait Sintram.

Il revêtit sa grosse pelisse de loup ; il mit ses gants de fourrure. Il fit atteler son cheval roux à son traîneau de course et attacher des grappes de grelots dans le harnais brillant, orné de coquillages. Habillé comme pour affronter trente degrés de froid, il s’en alla vers le temple. Il se plaisait à croire que le grincement sous les patins du traîneau venait de l’âpre gelée, et que c’étaient les frimas qui couvraient les flancs de son cheval d’une écume blanche. Il n’avait pas trop chaud. Le froid irradiait de lui comme la chaleur du soleil.

Il traversa, au nord de l’église de Bro, la plaine riche, de grands villages opulents et des champs de blé où voltigeait et planait le chant des alouettes. Jamais ailleurs je n’ai entendu les alouettes chanter comme sur ces plaines de Bro. Je me suis souvent demandé si vraiment Sintram pouvait rester sourd à leurs trilles d’allégresse.

Que de spectacles agaçants pour lui le long de cette route ! Deux bouleaux s’inclinaient et saluaient à la porte de chaque maisonnette, et, par les fenêtres ouvertes, on apercevait des fleurs et des rameaux verts suspendus aux murs des chambres. La plus chétive petite mendiante se promenait avec une branche de lilas à la main. Point de paysanne qui n’eût un bouquet de fleurs dans les plis de son mouchoir d’église. Des mâts, ornés de guirlandes et de couronnes encore fraîches, se dressaient au milieu de la cour des fermes. Le piétinement des danses avait froissé l’herbe tout autour, car la ronde y avait tourné dans la nuit claire. Sur le Leuven les trains de bois se pressaient. Leurs petites voiles blanches hissées flottaient comme des drapeaux, et il n’y avait pas une vergue qui ne fût couronnée de verdure. Sur tous les sentiers et les chemins qui menaient à Bro, les femmes se hâtaient et avaient mis pour la première fois leurs belles robes d’été. Et l’on se réjouissait du grand repos dominical, de la tiédeur, des promesses de moisson, et des fraises qui commençaient à rougir aux pentes des fossés. L’air calme, le ciel sans nuage et le chant des alouettes faisaient dire : « On voit bien que le jour appartient à Notre-Seigneur ».

À ce moment Sintram arriva dans son traîneau. Il jurait et fouettait son cheval éreinté et tout en sueur. Le grincement sinistre du gravier, le tintement aigu des grelots empêchaient d’entendre l’appel des cloches. Et la figure du méchant se rengorgeait sous son bonnet de fourrure.

Les gens de la messe se mirent à frissonner. Ceux qui, debout à l’ombre de l’église ou assis sur le mur de l’enclos, attendaient le commencement du service divin, le virent avec un profond étonnement descendre du traîneau et traverser le cimetière. Tout à l’heure, dans la splendeur des choses, ils se félicitaient de fouler les sentiers de la vie, mais, lorsqu’ils aperçurent le méchant Sintram, de funestes pressentiments les assaillirent.

Il s’avançait et saluait un ami çà et là. Qui n’était point honoré de son salut s’en flattait grandement, car Sintram ne saluait que ceux qui servaient sa cause. Son bonnet rasa presque la terre devant le pasteur de Brobu. Il le leva pour les Cavaliers, mais il n’eut pas même un petit geste de la main pour le curé de Bro et le juge de Munkerud.

Il entra dans l’église et jeta ses gants contre le pupitre de sa stalle si violemment que les griffes de loup, qui en ornaient le bout des doigts, retentirent de la porte à l’autel. Quelques femmes déjà installées sur leur banc faillirent s’évanouir à l’apparition de cet être couvert d’une peau de bête. Les âmes ne goûtèrent plus aucun recueillement. Mais il était trop redouté pour qu’on osât lui dire de sortir.

En vain le bon vieux curé parla de la fête lumineuse. On ne l’écouta que d’une oreille distraite, car tout le monde se demandait quelle infortune annonçait la présence du méchant maître de Fors.

Quand le service fut fini, on le vit monter au sommet de la colline où est située l’église de Bro. De là il promena ses yeux sur le détroit du Leuven jusqu’au presbytère de Brobu. Et il menaça du poing les rives verdoyantes. Puis ses regards descendirent vers le sud jusqu’aux caps bleuissants qui semblent enclore le lac. Puis ils remontèrent vers le nord et s’en allèrent jusqu’au pic de Gurlita. Et il menaça du poing toutes les hauteurs qui encadrent la riche vallée. S’il avait eu des foudres à lancer, on ne doutait point qu’il en eût accablé avec délices ces paisibles contrées.

D’étranges bruits coururent ensuite. On prétendit que le sacristain, en venant fermer la porte de l’église, y cassa sa clef contre un dur morceau de papier enfoncé dans la serrure. Il remit le papier au curé ; et chacun comprit que c’était une missive adressée à un être de l’autre monde. On sut même ce qui était griffonné sur ce papier diabolique. Le curé l’avait brûlé devant le sacristain. Les lettres avaient lui toutes rouges sur un fond noir. Et le sacristain n’avait pu éviter de les lire. Et il y avait lu que Sintram promettait à son Seigneur et Maître le désastre et la ruine de tout le pays, aussi loin que se voyait le clocher de Bro.