Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 180-184).

CHAPITRE XVI
LA SORCIÈRE DU DOVRE

La sorcière du Dovre-fjel est descendue parmi les hommes et chemine sur les rives du Leuven, petite, voûtée, jupe de peau et ceinture ornée de clinquant. Pourquoi a-t-elle quitté les repaires des loups ? Que cherche-t-elle dans la verdure des vallées ?

Elle rôde en mendiant, car elle est avide et rapace, malgré ses richesses. Elle est riche : dans les crevasses des montagnes on dit qu’elle garde de lourdes barres d’argent, du bel argent blanc : et sur les plateaux, entre les fjells, paissent ses troupeaux de grandes vaches aux cornes d’or. Cependant elle marche le long des routes en souliers d’écorce et dans sa robe de peau graisseuse, où une broderie bariolée s’efface sous la crasse des années. Elle ne fume que de la mousse et ne craint pas de demander l’aumône aux plus misérables.

Elle est vieille, vieille. Quand l’éclat de la jeunesse baignait-il son large visage jaune, tout luisant de graisse, et son nez épaté, et ses yeux étroits et bridés qui brillent sous la saleté comme des braises sous des cendres grises ? Quand était-elle assise, jeune pastourelle, dans l’enclos du chalet, répondant par des airs de trompe aux chansons d’amour du jeune pâtre, sur le fjell opposé ? On prétend qu’elle a plusieurs centaines d’années. Les personnes les plus âgées ne se rappellent pas le temps où elle ne parcourait point la contrée, et leurs pères l’avaient vue vieille, quand ils étaient jeunes. Elle n’est pas morte maintenant. Moi qui vous parle, je l’ai vue.

Elle est puissante, et de la race finoise, savante en sorcellerie. Elle ne s’humilie ni ne s’incline devant personne. Ce ne sont pas des traces timides que ses larges pieds laissent dans la poussière des routes. Elle sait appeler la grêle, diriger l’éclair, égarer les troupeaux, jeter les loups sur les brebis. Il vaut mieux être bien avec elle. Mendiât-elle toute une livre de laine et même l’unique chèvre du pauvre, donnez-la lui, sinon le cheval s’abattra, la cabane brûlera, la vache tombera malade, l’enfant mourra, la ménagère économe perdra la raison.

Elle n’est nulle part la bienvenue. Mais il faut la recevoir, le sourire aux lèvres. On ne sait pas contre qui elle est descendue des fjells ni pourquoi. Ce n’est pas seulement afin de remplir sa besace. De mauvais augures l’accompagnent : les renards et les hiboux hurlent sinistrement au crépuscule ; les elmas, chenilles mystérieuses, rouges et noires, et qui bavent du venin, sortent des forêts et rampent jusqu’au seuil des maisons.

Elle est orgueilleuse. Elle porte dans sa tête la sagesse des aïeux. Des runes précieux sont gravés autour de son bâton qu’elle ne vendrait pas pour tout l’or de la riche vallée. Les chansons magiques lui sont familières. Elle connaît l’art de préparer des philtres et les vertus des herbes et le moyen de frapper son ennemi ou de le paralyser à des lieues de distance. Et elle noue des nœuds de tempêtes.

Que ne puis-je déchiffrer les étranges pensées de ce cerveau centenaire ! Descendue du crépuscule des forêts et des fjells, que pense-t-elle des chrétiens, cette aïeule qui croit en Tor, le tueur des géants, et dans les puissants dieux finois ? Les chrétiens doivent lui paraître ainsi que des chiens apprivoisés à un loup gris. Indomptée comme la bourrasque de neige et rude comme le torrent, elle n’aimera jamais les enfants de la plaine.

Cependant elle revient toujours parmi eux. Les gens frissonnent à sa vue, mais la fille des déserts marche tranquille, protégée par l’horreur qu’elle inspire. Ce chat ne croit pas plus en ses griffes qu’elle ne croit en sa science et dans la force des chants inspirés par les dieux. Pas de roi plus sûr de son royaume que cette femme de son empire de terreur.

La sorcière du Dovre a traversé plusieurs villages et arrive à Borg. Jamais elle ne daigne prendre le chemin de la cuisine. Elle foule de ses gros souliers d’écorce les allées finement ratissées et bordées de fleurs, avec autant de calme et d’indifférence que si elle suivait les sentiers des chalets. Et elle monte tout droit les escaliers des terrasses.

Ce matin-là, la comtesse Martha, debout sur le perron, contemplait la splendeur des choses. Deux servantes, qui transportaient, suspendus à un long bâton, des jambons nouvellement fumés, s’arrêtèrent devant elle :

— La gracieuse comtesse veut-elle sentir s’ils sont assez fumés ?

À ce moment la vieille finoise approche et met la main sur un des jambons. Ah ! la bonne couenne brune, grasse, luisante, et le bon parfum de fumée et de genévrier ! Elle n’a pas accoutumé de prier longtemps. Ce qu’elle touche, il faut qu’on le lui abandonne.

— Va t-en d’ici, vieille voleuse ! crie la comtesse.

— Donne-moi le jambon, dit la sorcière tranquillement.

— Elle est folle ! s’écrie la comtesse.

Et, sans plus s’occuper de la mendiante, elle ordonne à ses servantes de porter leur fardeau à la maison de provisions.

Les yeux de la centenaire flamboient de colère et d’avidité.

— Donne-moi le beau jambon brun ! répète-t-elle. Donne-le moi, ou ça ira mal pour toi.

— J’aimerais mieux le donner aux pies qui se promènent là-bas !

Alors, la vieille est secouée d’une tempête de rage. Elle brandit violemment le bâton des runes vers le ciel. Ses lèvres poussent des cris et des paroles mystérieuses. Ses cheveux se dressent, ses yeux luisent.

— Que les pies te dévorent toi-même ! hurle-t-elle.

Et elle part, vomissant des malédictions et agitant le bâton au-dessus de sa tête.

La comtesse Martha demeure un instant immobile, parcourue d’un frisson. Elle essaie de rire, mais le rire expire à ses lèvres. Elle ne peut en croire ses yeux : les voici qui viennent, les pies !

Du parc et du jardin, des volées de pies cinglent vers elle, les griffes et les becs tendus comme pour lui crever les yeux. Et leur rire moqueur résonne à ses oreilles. L’aveuglant soleil qui darde sur leurs ailes en fait miroiter les couleurs métalliques. Effarée, affolée, la comtesse s’élance dans le vestibule et referme la porte derrière elle. Haletant d’angoisse, elle s’appuie au mur et entend toujours leur bruissement d’ailes et leurs rires. Cette porte qu’elle a refermée, elle l’a pour jamais fermée sur la douceur de l’été et sur la joie de l’existence. De ce jour, elle ne vivra plus qu’au fond d’une chambre close, derrière des stores baissés, dans une épouvante voisine de la folie.

Folle peut également paraître cette histoire, et pourtant elle doit être vraie. Que de gens la reconnaîtront et attesteront que je la raconte telle qu’on nous l’a transmise !

Les oiseaux firent leur nid dans les arbres du vieux parc et y restèrent. On avait beau les tuer : pour une de tuée, dix revenaient. Et leurs cris et leurs rires arrivaient aux oreilles de la comtesse malgré les fenêtres fermées. On m’a souvent décrit la chambre où elle vivait réfugiée pendant ce temps d’horreur. De lourdes tentures se déroulaient devant les croisées et les portes : des tapis épais étouffaient le bruit des pas sur les parquets. Et les gens ne s’y glissaient que par la porte doucement entrebâillée. La comtesse craignait que les oiseaux ne pénétrassent avec eux. Elle passait ses journées assise dans un fauteuil, et, par moment, elle sursautait et poussait des cris aigus. Ses cheveux grisonnèrent ; son visage se rida ; elle devint très vite une pauvre vieille et ne se roidit jamais contre le terrible enchantement.

Je ne parlerai plus d’elle. Bien des histoires qui courent sur cette femme m’ont jadis réjoui le cœur, car, dans sa jeunesse, elle était joyeuse, prodigue et pas méchante. Mais elle ne comprit pas que l’âme ne saurait vivre de frivolités et de plaisirs. L’âme est toujours affamée, et, lorsque ces vains aliments viennent à lui manquer, elle déchire alors les autres âmes et finit par se déchirer elle-même.