Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 175-180).

CHAPITRE XV
LA MAISON DE LILLIÉCRONA

On comptait parmi les Cavaliers un grand musicien, un homme haut et fort, aux membres vigoureux, avec une grosse tête et d’épais cheveux noirs. Il n’avait pas plus de quarante ans à cette époque ; mais son visage laid et lourd, et ses manières lentes lui donnaient souvent un air de vieux. Du reste, il était bon et d’humeur mélancolique.

Un après-midi il mit son violon sous son bras et s’en alla d’Ekebu. Bien qu’il ne pensât jamais y revenir, il ne dit adieu à personne. Les malheurs de la comtesse Élisabeth l’avaient dégoûté de la vie du manoir.

Il marcha sans se reposer tout le soir et toute la nuit, et, au lever du soleil, il arriva à une maison, nommée Löfdala, qui lui appartenait.

Personne n’y était éveillé. Lilliécrona s’assit sur le long banc vert devant la maison et regarda son domaine. Oh ! Dieu, il n’existait pas de plus belle place au monde ! La pelouse, légèrement en pente, était couverte d’une herbe fine et vert tendre. Ce gazon là n’avait pas son pareil. Les brebis pouvaient y paître, les enfants y jouer et s’y rouler : il restait toujours aussi abondant et aussi vert. La faulx n’y avait jamais passé ; mais, au moins une fois par semaine, la maîtresse y faisait balayer toutes les feuilles sèches, les rameaux et les brins de paille. Entre la pelouse et la maison, là où il était assis, Lilliécrona contempla la belle allée sablée et ramena instinctivement ses pieds sous le banc. Les enfants l’avaient ratissée la veille au soir et y avaient tracé de jolis dessins, et ses grands pieds venaient de gâcher ce travail délicat.

Et vous n’imaginez pas comme tout poussait sur ce coin de terre béni ! Les six sorbiers qui gardaient la cour avaient la hauteur des hêtres et l’amplitude des chênes. Où trouver ailleurs des arbres semblables ? Ils étaient magnifiques avec leur tronc robuste tapissé de lichens jaunes et leurs opulentes grappes de fleurs, dont la blancheur se détachait sur la sombre verdure. On pensait, en les voyant, au grand ciel étoilé. Certes, la façon dont les arbres grandissaient à Löfdala était bien merveilleuse. Il y avait un vieux peuplier si gros que deux hommes n’auraient pu l’embrasser. Il était creux et vermoulu ; la foudre l’avait décapité ; cependant il ne voulait pas mourir. Chaque printemps une touffe de verdure sortait de son gros tronc et prouvait qu’il vivait encore. Le merisier près du pignon, à l’est, ombrageait maintenant toute la maison : il se dépouillait déjà de ses fleurs dont les pétales blanches jonchaient le toit. Et les bouleaux, qui formaient ça et là des bouquets dans les champs, devaient avoir leurs paradis à Löfdala, à en juger par leur extraordinaire fantaisie. L’un n’imitait-il pas les tilleuls touffus ? L’autre se tenait droit et raide comme un peuplier ; le troisième voulait ressembler à un saule pleureur. Ils mettaient un soin jaloux à se distinguer les uns des autres, et tous étaient superbes.

Lilliécrona se leva et fit le tour de la maison. L’adorable jardin ! Il s’arrêta pour en humer les parfums. Les pommiers étaient en fleurs. Il le savait, puisqu’il les avait vus dans toutes les fermes qu’il avait traversées : mais nulle part ils ne fleurissaient comme ici, — comme ici où ses yeux d’enfant les avaient tant de fois admirés. Il s’avança les mains jointes et d’un pas léger. Le sol était blanc, les arbres blancs, et d’un blanc qui se teintait de rose. Il reconnaissait dans chaque arbre un vieil ami. Les pommiers aux pommes de glace étaient entièrement blancs, mais les pommiers dont les pommes mûrissent dès la fin d’août avaient des fleurs roses, et celles des pommes d’api étaient presque rouges. Et le plus beau de tous était le vieux pommier sauvage, dont les petits fruits amers ne se mangent pas. Il n’épargnait pas ses fleurs : on aurait dit une vague de neige dans l’éclat du matin.

La rosée avait lavé toute la poussière sur les feuilles brillantes. Du haut des montagnes et des bois glissèrent les rayons de l’aurore. Les cimes de sapins en furent comme incendiées. Au-dessus des champs de trèfle et des seigles et des orges, et au-dessus des avoines qui commençaient à verdir, planait un brouillard diaphane, un vrai voile de beauté. Et les ombres se dessinaient aussi nettes qu’au clair de lune.

Lilliécrona s’arrêta longuement devant le jardin potager, les « couches d’épices » ainsi qu’on les appelait alors. C’était l’œuvre de la maîtresse et des bonnes. Elles avaient bêché, elles avaient arraché la mauvaise herbe, engraissé et travaillé la terre jusqu’à la rendre légère et fine. Puis, elles avaient pris des cordes et des bâtons et avaient dessiné des lignes, des plates-bandes et de petits sentiers qu’elles avaient tassés en les piétinant. Enfin, elles avaient semé et planté. Et les enfants les avaient aidées. Quelle joie, bien que ce fût pénible de tenir les bras tendus à travers les plates-bandes ! Ah, on avait fait ici des choses utiles ! Et maintenant ce qu’on avait semé sortait de terre. Les petits pois et les haricots, avec leurs deux grosses premières feuilles, se dressaient, fiers et braves ; les carottes et les navets se levaient dans une égalité parfaite. Et presque au ras de la terre, ces petites feuilles frisées des persils, étaient-elles assez drôles ? Dieu les bénisse ! Il y avait aussi un carré dont les bords n’étaient pas si bien tracés et dont les compartiments ressemblaient par la variété de leurs cultures à une carte d’échantillons : c’était le potager des enfants.

Lilliécrona appuya son violon sur son épaule et se mit à jouer. Les oiseaux chantèrent dans le fouillis de ronces qui protégeait le jardin des vents du nord. Il était impossible qu’une voix qui sût chanter ne chantât pas sous ce lumineux matin. L’archet marchait tout seul. Lilliécrona allait et venait dans les allées, et le violon s’exaltait. Non, il n’y avait pas au monde de plus belle place que Löfdala. Qu’est-ce que le manoir d’Ekebu à côté de Löfdala ? La maison de Löfdala est couverte de chaume, et n’a pas d’étage. Elle est bâtie à l’orée des bois, au pied des montagnes, et la longue vallée s’étend devant elle. Ni lac, ni chute d’eau, ni parc, rien d’extraordinaire, rien ; mais tout y est beau, parce que tout y respire la tranquillité et la douceur du foyer. La vie y est commode. Ce qui la rend ailleurs pénible et malaisée s’y trouve aplani. Et c’est ainsi que les choses doivent être autour d’un foyer.

À l’intérieur de la maison, la maîtresse dort dans une pièce qui regarde le jardin. Tout à coup elle s’éveille : elle écoute et ne fait aucun mouvement. Elle écoute en souriant. Et la musique approche, et le musicien semble arrêté sous sa fenêtre. Ce n’est pas la première fois que, sous sa fenêtre, elle entend le violon. C’est ainsi que son mari a coutume de revenir, quand leurs extravagances ont été plus furieuses que d’habitude là-bas, à Ekebu. Il revient, se confesse et demande pardon, et lui avoue quelle sombre force l’entraîne loin de tout ce qu’il aime, — loin d’elle et de ses enfants.

Pendant qu’il joue, elle se lève ; elle s’habille sans sa voir au juste ce qu’elle fait, toute aux aveux du violon : « Ce n’est pas le luxe et la bonne chère qui me poussaient à m’en aller, dit la musique, ni l’amour d’autres femmes, ni le désir de la gloire : c’est la diversité magnifique de la vie, son amertume, sa douceur, sa richesse et sa folie. Il fallait que je la sentisse. Mais j’en ai assez : je reviens ; je ne quitterai plus ma maison. Pardonne-moi, aie pitié de moi ! »

Elle écarte le rideau, ouvre la fenêtre ; et le musicien voit son doux et beau visage. Elle est bonne ; elle est pleine de sagesse. Ses regards tombent sur toutes les choses comme une bénédiction. Elle gouverne et elle règne, et, là où elle est, tout doit pousser et prospérer. Elle porte en elle le bonheur.

Il s’élance sur le rebord de la fenêtre, à ses côtés, plus heureux qu’un jeune amant. Puis il l’enlève, et l’emporte à travers le jardin, sous les arbres en fleurs.

Et quand les enfants s’éveillent, quelle joie ! Quel ravissement ! Ils s’emparent de lui ; ils tiennent à lui montrer tout ce qu’il y a de nouveau : le nid d’oiseau dans le peuplier, et les petits poissons de l’étang qui se sont multipliés et nagent à la surface de l’eau. Et l’on va se promener dans les champs. Ne faut-il pas que le père voie comme le seigle est épais, comme le trèfle grandit et comme les feuilles froissées des pommes de terre commencent à percer ? Ne faut-il pas qu’il assiste au retour du pâturage et qu’il fasse connaissance avec les petits veaux ? Ils le conduisent dans la bergerie. Ils le mènent dans la basse-cour chercher les œufs, et dans l’écurie donner du sucre aux chevaux. Ils lui marchent sur les talons toute la journée. Pas de leçons ! Pas de travail ! Père est revenu. Et le soir père leur joue ses meilleures danses ; et père a été pour eux un si gai, si charmant camarade que les enfants s’endorment en priant Dieu que père reste toujours à la maison.

Et pendant huit jours père resta, joyeux comme un gamin, amoureux de tout, de sa maison, de sa femme, de ses enfants, sans aucune pensée du manoir d’Ekebu.

Et voici qu’un matin il partit. Il ne pouvait plus y tenir. C’était trop de bonheur et de tranquillité pour lui. Ekebu était mille fois moins agréable ; mais Ekebu était au centre de la vie tourbillonnante. Comment vivre séparé des Cavaliers, loin du lac de Leuven et de la ronde effrénée des aventures ?

Ici, tout allait son train ordinaire ; tout poussait et prospérait sous les yeux de la bonne maîtresse. Et si le maître, lui, aspirait à vivre au manoir des Cavaliers, on n’y trouvait point à redire ? Vous plaindrez-vous que le soleil du ciel disparaisse chaque soir à l’occident et laisse la terre en obscurité ? Qu’y a-t-il de plus indomptable que la résignation, de plus assuré de vaincre que la patience ?