Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 167-174).

CHAPITRE XIV
LE FER D’EKEBU

C’est le printemps et l’époque où, de toutes les forges du Vermland, le fer s’achemine vers Gothembourg.

Mais, à Ekebu, ils n’ont point de fer à livrer. Le dernier automne, les usines avaient manqué d’eau, et pendant le printemps, les Cavaliers avaient régné.

Sous leur règne, les torrents s’étaient changés en cascades de bière, et les ondes du Leuven en flots de punch. On ne mettait point de fer dans les chauffes, mais les forgerons, en blouse et en sabots de bois, tournaient, devant les âtres, d’énormes quartiers de viande embrochés à leurs fourches, tandis que les apprentis, armés de pinces, présentaient aux braises des volailles lardées. On dansait le long des berges ; on dormait sur l’établi des menuisiers ; on jouait aux cartes autour de l’enclume. En ces jours heureux, on ne forgeait point de fer.

Les négociants de Gothembourg commençaient d’attendre avec impatience le fer d’Ekebu. On lisait et on relisait les contrats signés du Commandant et de la Commandante, des contrats où il était question de centaines et de centaines de quintaux. Mais les Cavaliers se souciaient bien des contrats de la Commandante !

À Gothembourg, le fer arriva de Stömné, et de Sölié. Le fer de Kymsberg se fraya à travers le désert son chemin jusqu’au Vœnern. Il vint du fer d’Uddeholm et de Munkfors et de beaucoup d’autres forges.

Quoi, Ekebu n’est-il donc plus la principale des forges du Vermland ? Personne ne veille donc plus sur la gloire du vieux domaine ? Torrents et rivières, ports et écluses, bateaux et chalands s’étonnent et se demandent : « Le fer d’Ekebu ne paraîtra-t-il pas bientôt ? » Et dans les bois, dans les montagnes et les vallées, court un murmure de surprise : « Le fer d’Ekebu ne vient-il pas ? Ne viendra-t-il jamais plus de fer d’Ekebu ? » Et, au fond des forêts, la meule de charbon fait des gorges chaudes ; les grosses têtes des martinets pouffent dans les forges ; les mines ouvrent leurs larges gueules et rient aux éclats ; les tiroirs des bureaux de commerce, où sont renfermés les contrats de la Commandante, s’esclaffent. « Avez-vous jamais entendu rien de plus drôle ? Ils n’ont pas de fer à Ekebu ! Dans la plus importante forge du Vermland, ils n’ont pas de fer ! »

Allons, debout, Cavaliers insoucieux ! Souffrirez-vous qu’une telle honte s’abatte sur Ekebu ? Vous l’aimez pourtant cette place, la plus belle de la terre verte du bon Dieu. C’est vers elle que tendent vos désirs, quand vous cheminez sur les routes. Debout, Cavaliers, et sauvez la réputation du domaine ! D’ailleurs, si les marteaux d’Ekebu ont chômé, on a dû travailler dans les six autres forges qui en dépendent, et y forger assez de fer pour répondre aux contrats. Et Gösta Berling se décide à aller trouver les intendants des six autres forges.

Il jugea inutile de s’adresser à Högfors, trop voisin d’Ekebu, et remonta quelques milles vers le nord, jusqu’à Lœtafors.

C’était une belle place baignée par le Leuven et protégée par le pic du Gurlita. On n’y avait rien fait : la roue était cassée depuis six mois.

— Mais pourquoi ne l’a-t-on pas réparée ?

— Le seul homme de la commune qui l’aurait pu était occupé.

— Il n’a pas été occupé tout l’hiver ?

— Nous l’avons envoyé chercher chaque jour que Dieu donne, mais il n’est jamais venu. Il taillait des jeux de quille et construisait des pavillons dans les jardins d’Ekebu.

Gösta continue son chemin vers Biörnidé, un superbe endroit où l’on eût rêvé de bâtir un château. La grande maison d’habitation y domine la vallée, dans un amphithéâtre de hauteurs que borne la ligne bleue du Leuven. C’est un paysage à souhait pour les promenades au clair de lune. Les douces nuits d’été vous invitent à remonter la rivière jusqu’aux cascades et jusqu’aux vastes grottes où jadis grondaient les forges. Biörnidé n’avait rien forgé de tout l’hiver. On n’avait pas même pu obtenir d’Ekebu l’argent du charbon !

Gösta rebroussa chemin et se dirigea vers le sud. Mais pas plus à Hôn que sous les forêts de Lœfsta il ne trouva la moindre barre de fer. Et partout on maudissait les Cavaliers.

Enfin il arriva à Elgfors, petite forge perdue dans les collines, à l’est du Leuven, bonne terre pour la chasse, bonnes eaux pour la pêche, solitude charmante pour le rêve, mais d’un abord difficile : Gösta Berling et Don Juan s’en aperçurent.

L’intendant de la forge, Bendix, prit un air grave, et son visage se plissa soucieusement, lorsqu’il écouta Gösta.

— Je vais vous montrer quelque chose de fort curieux, frère Gösta, dit-il.

Et, ouvrant un tiroir, il y prit de petites limes d’acier très fines.

— Vous ne devineriez pas où je les ai trouvées ? poursuivit-il.

L’expression de son visage devint de plus en plus sombre.

Gösta Berling confessa qu’il n’en avait pas idée.

— Eh bien, reprit Bendix, je les ai trouvées dans la bouche d’un rat mort. Il portait ces limes en guise de dents. Et vous comprenez qu’avec des dents pareilles ces bêtes-là peuvent manger du fer. Elles ont rongé tout notre fer en barres. Quand je suis entré hier dans nos magasins, il n’y avait plus rien qu’un rat, un rat mort. Voulez-vous ces limes, frère Gösta ? Sur ma foi, elles sont fort intéressantes.

Gösta Berling tomba sur une chaise en riant aux éclats.

Et il revint à Ekebu.

Les Cavaliers, — réduits à cinquante misérables quintaux qui dormaient dans leur magasin, — entendaient toute la nature, y compris les gens, se moquer d’eux. Et les arbres leur faisaient des gestes de menace ; et le gravier gémissait sous leurs pas, car les forges d’Ekebu avaient perdu leur honneur.

Mais pourquoi tant d’histoires ? Voilà le fer d’Ekebu ! Le voilà chargé sur des chalands, et les chalands réunis à l’endroit où le Leuven se déverse, par le Klarelf, dans le Vœnern. Le voilà prêt à descendre jusqu’à Karlstad pour y être pesé. De là un bateau le transportera, à travers le Vœnern, jusqu’à Gothembourg.

L’honneur d’Ekebu est sauf. Comment ? À Ekebu on n’avait que cinquante quintaux, et dans les six autres forges, rien. Où a-t-on pu trouver ce poids énorme sous lequel les chalands ploient ? Demandez-le aux Cavaliers.

Les Cavaliers sont à bord : ils comptent suivre leur fer jusqu à Gothembourg. Ce n’est pas à de vulgaires bateliers qu’ils ont remis leur précieux fardeau. Ils sont venus eux-mêmes, avec des bouteilles et des paniers de provisions, des cors et des violons, des fruits, des lignes de pêche et des jeux de cartes. Ils ne quitteront point leur fer qu’ils ne l’aient vu déchargé sur le quai de Gothembourg. Ils l’ont eux-mêmes embarqué, et, quand on l’aura transbordé dans le bateau de Karlstadt, ils seront là, veillant aux voiles et la main sur le gouvernail. Y a-t-il un banc de sable dans le Klarelf, un écueil dans le Vœnern dont ils n’aient l’expérience ? Et la barre des voiliers n’est-elle pas aussi familière à leurs mains que l’archet du violon et les rênes du traîneau ?

Comme ils choient ce fer ! Ils le couvrent de larges toiles : ils n’en laissent pas une parcelle à nu. Ce sont ces lourdes barres grises qui vont sauver la gloire d’Ekebu. Il n’est pas permis aux étrangers d’y jeter des regards indifférents.

Aucun des Cavaliers n’est resté au manoir. Le cousin Kristoffer a quitté le coin du feu ; le mélancolique Lœvenborg, son gîte de rêveur. Mais au moment où ils vont larguer les amarres, Lœvenborg leur crie d’arrêter et leur indique de la main une femme qui court sur la route, comme si elle était poursuivie.

Il n’est pas rare que la vie arrange de ces rencontres extraordinaires. Que d’ailleurs, si elles vous étonnent, étonnez-vous donc que les Cavaliers fussent précisément à l’endroit où le bac du passeur traverse le Klarelf, le lendemain même que s’était enfuie la comtesse Élisabeth.

Elle avait marché toute la nuit et arrivait en courant au débarcadère. Ils ne soupçonnèrent pas qui se cachait sous ces vêtements rustiques.

Tout à coup, derrière elle, dans un nuage de poussière, apparut une grande calèche jaune. Affolée, la fugitive se précipita sur le chaland des Cavaliers, et cria :

— Cachez-moi ! Cachez-moi !

Puis elle trébucha contre une barre de fer et tomba.

Les Cavaliers reconnurent alors la jeune comtesse et s’empressèrent de démarrer et de gagner le milieu du courant.

Le comte Henrik et la comtesse Martha étaient assis dans la calèche. Ils interrogèrent le passeur.

— Quels sont ces gens, à bord de ce chaland ? demanda la comtesse Marta.

— Ce sont les Cavaliers, comme nous avons coutume de les nommer, répondit le passeur.

— Oh ! dit la comtesse, ta femme est en de bonnes mains, Henrik. Il ne nous reste plus qu’à rentrer.

La jeune femme épouvantée s’était accroupie sans mot dire, les yeux fixés sur la rive. Elle ne se rendit bien compte de l’endroit où elle était qu’après avoir vu disparaître la voiture. Alors elle se leva brusquement comme pour fuir, mais elle était prisonnière, au milieu des Cavaliers interdits et muets. Ils avaient peine à retrouver, dans cette étrangère salie par la marche, maigre, pâle, décharnée, aux yeux farouches, la petite comtesse qui les charmait naguère de sa grâce et de sa fragilité.

Gösta Berling, à quelques pas en arrière, incertain si sa vue ne lui serait pas trop pénible, n’osait se montrer.

Elle se releva et cria :

— Je veux partir !

Elle insistait pour qu’on la fît passer à l’autre rive sur le canot qui suivait le chaland. Mais personne n’avait le courage de lui obéir. Et vainement ils essayaient de la calmer. Qu’avait-elle à craindre au milieu de vieux hommes pauvres ? Du moins, ces vieux hommes sauraient la protéger.

— Non ! s’écria-t-elle. Dieu ne m’a pas pardonné. Laissez-moi partir.

Gösta Berling comprit qu’il serait encore plus dangereux de s’opposer à son désir que de le contenter. Il s’approcha d’elle, bien que tous ses muscles se raidissent contre ce qu’il allait faire, et la pria de se tranquilliser. Puis il la prit, la porta dans le canot et rama vers la rive de l’est. Ils abordèrent à un petit sentier, et le jeune homme l’aida à descendre.

— Que deviendrez-vous ? demanda-t-il.

Elle leva le doigt vers le ciel.

— Si jamais, chère comtesse…

Sa voix le trahit, mais elle devina son intention.

— Oui, fit-elle, si j’ai besoin de vous, je vous enverrai chercher.

— J’aurais voulu vous protéger, dit-il.

Elle lui tendit la main, une main qui resta dans la sienne inerte et froide…

Quand il revint au chaland, il tremblait de fatigue, comme s’il eût accompli la tâche la plus pénible de son existence.

Est-il vrai, ainsi que le prétend la légende, que les Cavaliers avaient à bord plus de sable que de fer ? Est-il vrai qu’arrivés à Karlstad ils portèrent et reportèrent, de la bascule aux chalands, les mêmes barres, jusqu’à ce que des centaines et des centaines de quintaux fussent pesés ? Est-il vrai qu’ils y réussirent, parce que le maître de la bascule et ses gens goûtèrent un peu trop aux paniers de provisions et aux bouteilles d’Ekebu ? Tant y a qu’on était gai sur les chalands.

Dès que les cavaliers eurent leur quittance, ils rechargèrent eux-mêmes leur fer sur un voilier du Vœnern. D’ordinaire les caboteurs s’occupaient du transport jusqu’à Gothembourg, et, la livraison faite, les forges du Vermland ne s’en souciaient plus. Mais les Cavaliers, plus scrupuleux, désiraient suivre leur marchandise jusqu’à destination.

Sur le Vœnern, un accident arriva. Il y eut, cette nuit-là, paraît-il, un coup de vent qui les poussa contre un écueil, et le voilier coula avec sa charge. Les Cavaliers perdirent leurs cors de chasse, leurs jeux de cartes et même, dit-on, des bouteilles pleines. Mais l’honneur d’Ekebu était sauvé : le fer avait été pesé à Karlstad. Le commandant écrivit aux négociants de Gothembourg pour leur annoncer le sinistre ; et tout fut dit.

Et si les ports, les écluses, les meules de charbon, les mines, les chalands et les voiliers murmurent et chuchotent d’étranges choses ? Si un bruissement passe dans les forêts et dit que tout ce voyage n’a été qu’une frime ? Si tout le Vermland affirme qu’il n’y eut jamais plus de cinquante malheureux quintaux à bord des chalands et que le naufrage avait été un coup monté ? Eh bien, un nouvel exploit a été accompli et un vrai tour de Cavalier. Ce n’est pas cela qui nuit à la réputation du vieux domaine. D’ailleurs, il est possible que les Cavaliers aient acheté du fer ou qu’ils en aient trouvé dans des magasins oubliés. Qui saura jamais la vérité ? Le maître de la bascule, lui, n’a jamais voulu entendre parler de ruse ou de plaisanterie.

Quand les Cavaliers revinrent au manoir, ils apprirent que le comte Dohna avait envoyé chercher en Italie des preuves que son mariage n’avait pas été légal. J’ignore quelles pouvaient être ces preuves. Il faut traiter doucement les vieilles histoires : elles ressemblent à des roses fanées dont les pétales tombent au doigt qui les touche. Toujours est-il que, quelque temps après, le tribunal de Bro déclara nul le mariage du comte Henrik Dohna et d’Élisabeth Dücker.