Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 206-209).

CHAPITRE XXI
LE CIMETIÈRE

C’est une belle soirée du mois d’août. Le Leuven repose calme comme un miroir : une fine vapeur voile les montagnes, et la fraîcheur en descend.

Bérencreutz, le colonel aux épaisses moustaches blanches, un jeu de cartes dans sa poche de derrière, s’achemine vers la rive du lac et s’installe dans une barque à fond plat. Il est accompagné de son vieux frère d’armes, Anders Fuchs, et aussi du petit Ruster, le flûtiste, qui jadis a servi en qualité de tambour dans les Chasseurs du Vermland.

Sur la rive opposée du lac se trouve le cimetière, — le cimetière mal entretenu de la commune de Svartshiœ avec ses croix de fer clairsemées et penchantes, — le cimetière couvert de grosses touffes comme un champ qui n’a point été labouré, rempli de careiche et de cette herbe rayée de blanc qu’on nomme « l’herbe humaine » et qu’on sème dans les cimetières, afin de rappeler aux gens que la vie d’une personne ne ressemble jamais à celle d’une autre, mais qu’elle est aussi changeante que cette herbe. Il n’y a point d’allées sablées ni d’arbres qui donnent de l’ombre, hormis un grand vieux tilleul sur la tombe oubliée d’un ancien vicaire. Un mur de pierres sèches, haut et sévère, entoure le pauvre champ. Oui, le cimetière est misérable et désolé, et pourtant ils sont heureux, ceux qu’on a inhumés dans sa terre bénite, avec des psaumes et des prières.

Acquilon, le joueur, qui l’an dernier, mourut à Ekebu, a été enterré hors de ce mur. Cet homme si fier et si chevaleresque, le hardi chasseur, le joueur qui semblait avoir captivé la chance, avait fini par tout perdre au jeu. Il avait depuis des années abandonné sa femme et ses enfants pour mener la vie d’un Cavalier à Ekebu, et, un soir, l’été passé, il avait joué jusqu’à la ferme qui les nourrissait. Désespéré, il s’était tiré un coup de fusil. Et le corps du suicidé fut enseveli en dehors des murs moussus du vieux cimetière.

Depuis sa mort, les Cavaliers n’avaient plus été que douze. Et personne n’était venu prendre la place du treizième.

Les Cavaliers avaient trouvé son sort affreusement amer. Ils savaient bien que l’un d’eux mourait chaque année. Mais être enfoui, comme un chien, sous un tertre que déchirent la bêche et la charrue, où le mouton vient paître, où le passant marche sans ralentir ses pas, où les enfants s’amusent sans assourdir leur voix et leurs éclats de rire, où la haute muraille empêchera d’arriver le son de la trompette quand l’ange du Jugement réveillera les morts, — être enfoui là, c’est dur !

Bérencreutz rame à travers le Leuven. Il rase les lagunes de Lagön, où les sapins, qui poussent sur des récifs, semblent sortir de l’eau. Au sommet d’une petite île on aperçoit les ruines de la plus grande forteresse des anciens pirates. Il longe le parc du domaine seigneurial, double le promontoire et aborde au bas du cimetière. Les trois hommes traversent les champs moissonnés qui appartiennent au comte de Borg et, quand ils arrivent au tombeau d’Acquilon, Bérencreutz s’incline et passe sa main sur l’herbe du tertre, comme sur la couverture d’un ami malade.

Tous les trois se sont assis autour du tombeau.

— Il doit se sentir seul ici, Johan Fredrik, et soupirer après une petite partie, dit Bérencreutz en tirant de sa poche son jeu de cartes.

— C’est une honte qu’on laisse un homme comme lui en dehors du mur, ajoute Anders Fuchs qui s’apprête à jouer.

Et le petit Ruster parle d’une voix émue :

— Après vous, colonel, c’était le meilleur homme que j’aie jamais connu.

Le petit Ruster avait été un grand vaurien, mais il adorait la musique ; et il avait dans sa vie deux admirations : Acquilon et Bérencreutz, et deux exploits qu’il ne se lassait point de raconter.

L’un, c’était son séjour à Gothembourg avec Acquilon, lorsqu’ils y avaient mené une existence de grands seigneurs, mangeant aux plus beaux hôtels, fréquentant les plus riches maisons, dansant avec les plus charmantes femmes, jouant chaque nuit des milliers de couronnes — et tout cela, sans posséder un sou.

L’autre exploit avait eu lieu en Allemagne, pendant une bataille. La moitié du régiment était tombé. Lui, Ruster, et le colonel Bérencreutz n’avaient pas reculé d’une semelle. Survint alors un aide de camp dépêché par Bernadotte : « Retirez-vous ! » cria-t-il au colonel. — « Dites à son Altesse Royale, répondit le colonel, que je me battrai jusqu’au dernier homme et que je me retirerai avec le reste. » Et les soldats du Vermland avaient crié hurrah ! Et le petit Ruster avait tambouriné un long roulement d’allégresse. De ce jour-là, le colonel et Ruster étaient devenus d’inséparables amis. Mais le prince en voulait à Bérencreutz et lui avait donné son congé sans retraite ni faveur. « Il a été trop brave », disait le petit Ruster.

Les voilà maintenant qui, autour de la tombe, battent les cartes avec une gravité solennelle.

J’ai vu des tombes ombragées par les plis des drapeaux, des tombes majestueuses aux marbres lourds, des tombes aimées jonchées de fleurs et de larmes ; mais nulle part je ne vis offrir aux morts le valet de cœur et la brune dame de pique.

— Johan Fudrick a gagné, dit enfin le colonel très fier. Je le savais bien. C’est moi qui lui ai appris ce jeu. Il nous a mis tous trois hors de la partie. Tous trois, nous sommes morts ; lui seul est vivant.

Il se lève, ramasse les cartes, et nos Cavaliers reprennent le chemin d’Ekebu.

Et je crois fermement que le défunt a dû sentir que ses anciens compagnons ne l’ont point oublié dans son tombeau désert, hors de la terre bénite.

Mes amis, lorsque je serai morte, il est presque sûr que je reposerai, au milieu du cimetière, sous l’enclos funèbre de ma famille, car je n’aurai point attenté à ma propre vie. Je doute cependant que personne fasse pour moi ce que faisaient ces trois Cavaliers pour leur criminel ami. Nul ne viendra, à l’heure où le soleil se couche, où la demeure des trépassés s’emplit de solitude et de mélancolie, mettre entre mes doigts de squelette des cartes multicolores. On ne viendra pas non plus — ce que je préférerais — avec le violon et l’archet, afin que mon âme, encore attachée à cette poussière de poussière, puisse voguer un instant sur des harmonies, comme un cygne sur des ondes étincelantes.