Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 145-153).

CHAPITRE XI
L’HISTOIRE D’EBBA DOHNA

Gardez-vous de mettre le pied sur le joli promontoire où se dresse le manoir de Borg, à l’est du Leuven, entouré de baies profondes et du murmure des vagues. Nulle part le Leuven n’est plus charmant. On ne saura jamais la beauté du lac de mes rêves si on n’a pas vu, du promontoire de Borg, les traînes du brouillard matinal se replier sur son miroir, et si on n’a pas contemplé, des fenêtres du cabinet bleu, où sourirent tant de frais visages, un pâle couchant rouge.

Je vous le dis cependant : n’y allez pas ! Vous pourriez être pris du désir de rester dans ces salles du vieux domaine où les souvenirs pendent comme des draperies de deuil. Peut-être achèteriez-vous cette belle terre et, jeune, riche, heureux, y viendriez-vous habiter avec une jeune femme aimée. Il vaut mieux que vous ne fouliez jamais ce promontoire, car le bonheur n’y veut point élire domicile. Ces vieux parquets de Borg trempés de pleurs boiraient bientôt vos larmes ; et ces murs qui ont entendu tant de gémissements recevraient bientôt vos plaintes.

Il semble qu’un malheur y soit enseveli, un malheur qui ne peut rester en repos dans sa tombe et qui en sort pour tourmenter les vivants. Si j’étais le maître de Borg, je ferais fouiller le sol pierreux de mon parc et la terre de ma cave, jusqu’à ce qu’on y trouvât le cadavre rongé de la vieille sorcière qui doit y être enfoui. Et je lui donnerais une sépulture en terre bénite de Svartsiœ. Et je n’épargnerais point sur la paye des sonneurs, le jour de l’enterrement ; mais les cloches sonneraient à toute volée. Et j’enverrais de riches cadeaux au pasteur et au sacristain en les priant de ne point économiser les psaumes et de consacrer, avec force chants et oraisons, la défunte au repos de la couche funèbre.

À l’époque où je parle, Borg resplendissait encore sur le promontoire, protégé par de puissants sapins, et, en bas, les champs de neige étincelaient au piquant soleil de mars, et la petite comtesse Élisabeth faisait éclater de rire les échos des grandes salles.

Les dimanches, elle allait à l’église de Svartsiœ, tout près de Borg, et elle ramenait quelques personnes à dîner : le juge de Munkerud et le capitaine Uggla avec leur famille, et le pasteur, et Sintram. Si par hasard Gösta Berling s’était rendu à Svartsiœ, si par hasard il avait traversé la glace du Leuven, elle l’invitait aussi.

Et pourquoi n’eût elle pas invité Gösta Berling ? Elle ne sait pas qu’on lui attribue déjà les fréquentes apparitions de Gösta sur la rive de l’est. Peut-être le jeune homme vient pour boire et jouer en compagnie du méchant Sintram. Mais il est plus vraisemblable que la jeune comtesse l’y attire. Depuis quand Gösta Berling peut-il voir des yeux brillants, des cheveux blonds et un front blanc, sans en tomber amoureux ? Il est vrai que la jeune comtesse est si bonne pour lui ! Mais envers qui la jeune comtesse n’est-elle pas excellente ?

Gösta est souvent assis dans le cabinet bleu d’où l’on découvre toute la beauté du lac ; et il lui lit des vers. Rien de dangereux à cela. Gösta n’oublie pas qu’elle est comtesse et qu’il n’est, lui, qu’un aventurier. Et la société d’une personne qu’il respecte et met très haut lui est infiniment salutaire. Il pourrait aussi bien s’éprendre de la reine de Saba, dont l’image peinte orne les murs de l’église de Svartsiœ. Il ne demande qu’à la servir, à nouer ses patins, à tenir son écheveau, à conduire son traîneau : c’est un homme qui trouve son bonheur dans cette sorte de cour romanesque et vaine.

Le comte est silencieux, toujours grave ; Gösta bouillonne de verve et de gaîté. Il amuse la comtesse. Qui donc pourrait s’imaginer que cette jolie petite femme rieuse et vive porte dans son cœur un amour défendu ? Elle ne songe qu’aux plaisirs et à la danse. Elle voudrait que la terre fût bien plate, bien unie, sans pierres, sans montagne, sans lac, afin d’en faire le tour en dansant. Il lui plairait d’aller ainsi jusqu’à sa tombe, et d’y descendre avec une robe de bal et des souliers de satin.

Quand des invités viennent à Borg, les messieurs passent ordinairement après le dîner dans la chambre du comte où ils fument et somnolent ; les vieilles dames s’enfoncent dans les fauteuils du salon et appuient leur tête vénérable sur les dossiers. Mais la jeune comtesse et Anna Stiernhœk échangent des confidences infinies.

Le dimanche qui suivit le jour où Anna avait ramené à Berga la pauvre Ulrika Dillner, elles se trouvaient dans le cabinet bleu. Toute la bravoure de la jeune fille s’est évaporée. Une idée la hante qui lui empoisonne l’âme : « Si ce n’était pas Dieu qui eût envoyé les loups ! » Et elle cherche, elle implore une certitude impossible à obtenir.

Ce dimanche, comme elle était assise en face de la comtesse, ses yeux tombèrent sur un petit bouquet d’anémones que celle-ci tenait à la main. Or, il n’y avait d’anémones, au commencement d’avril, que sous les taillis de bouleaux d’Ekebu. Elle regardait ces étoiles bleues si charmantes dont les pétales nous annoncent tant de bonheur et de joie. Et plus elle les regardait, plus la colère grondait dans son âme : « De quel droit, se disait-elle, la comtesse Dohna porte-t-elle ce bouquet d’anémones cueillies à Ekebu ? » Tous, Sintram, la comtesse, oui, tous veulent tenter Gösta Berling et l’entraîner au mal. Mais elle le défendra, fût-ce au prix de ce qu’elle a de plus cher. Elle ne quittera pas le boudoir que ces fleurs tombées à terre n’y aient été foulées aux pieds. Et Anna Stiernhœk entame la lutte contre les petites étoiles bleues.

Dans le salon, les vieilles dames sommeillent ; au fumoir, les messieurs tirent indolemment des bouffées de leurs pipes. Partout le silence et la paix.

— Anna, dit la jeune comtesse, conte-moi une histoire.

— Une histoire de quoi ?

— Oh ! dit la comtesse en caressant son bouquet, ne sais-tu pas une histoire d’amour ?

— Non, je ne sais rien de l’amour.

— Mais il y a ici une place qui s’appelle Ekebu et une maison habitée par des Cavaliers dont on raconte d’innombrables prouesses.

— Oui, il y a ici une place appelée Ekebu, et il y a une maison habitée par des hommes qui sucent la moelle du pays, qui nous détournent de tout sérieux effort, et qui corrompent notre jeunesse. Te plaît-il d’entendre parler d’eux ?

— Moi, je ne déteste point les Cavaliers.

Une passion secrète tremble dans la voix d’Anna Stiernhœk, et la comtesse l’écoute, intéressée, presque effrayée.

— Sais-tu ce qu’est l’amour d’un Cavalier ? la fidélité d’un Cavalier ? Une maîtresse aujourd’hui, une autre demain, l’une à l’est, l’autre à l’ouest ! Rien n’est trop élevé pour eux, ni trop bas. Un jour une comtesse, le lendemain une mendiante. Les Cavaliers ont le cœur large et spacieux. Malheur à celle qui aime un Cavalier ! Elle ira le chercher ivre au bord de la route ; et elle devra supporter qu’il courtise d’autres femmes. Ah, Élisabeth, si un Cavalier demande une danse à une honnête femme, elle a bien le droit de la lui refuser ! S’il lui donne un bouquet, qu’elle jette les fleurs à terre et les foule aux pieds ! Et, si elle l’aime, qu’elle meure plutôt que de lui appartenir ! Il y avait autrefois, parmi les Cavaliers, un prêtre défroqué. On l’avait chassé de l’église pour ivrognerie. Figure-toi qu’il buvait jusqu’au vin de la communion ! T’a-t-on parlé de lui ?

— Non. Comment se nomme-t-il ?

— Oh, il n’est plus à Ekebu !… La Commandante l’avait recueilli, et je pense que ce fut elle qui persuada à ta belle-mère, la comtesse Dohna, de le prendre comme secrétaire, régisseur ou peut-être précepteur du comte Henrik, je ne sais trop.

— Un prêtre défroqué ?

— Oui, mais c’était un homme jeune et fort instruit. Quand il ne buvait pas, on ne pouvait rien lui reprocher. D’ailleurs la comtesse Martha trouvait fort plaisant de faire ainsi enrager le curé et le vicaire de la paroisse. Mais elle avait fait promettre aux rares personnes qui savaient l’histoire du nouveau venu de ne point la divulguer ; car elle ne voulait pas que ses enfants la connussent, ni son fils, ni sa fille qui était une sainte.

« À Borg, il ne se mêlait pas à la compagnie, il s’asseyait près de la porte, se taisait à table et fuyait la société sous les sapins du parc. Mais là, dans les sentiers solitaires, il rencontrait la jeune Ebba Dohna. Elle n’était pas de celles qui aiment les fêtes bruyantes et qui promènent de hardis regards sur le monde. Bien que ses dix-sept ans fussent accomplis, elle n’était qu’une enfant candide avec de beaux yeux bruns et un rose d’aurore sur les joues. Son corps délicat et svelte se penchait un peu en avant. Sa main aux doigts effilés s’insinuait dans la vôtre et la pressait timidement. Sa petite bouche était la plus silencieuse des bouches et la plus grave aussi. Et sa voix ! Elle prononçait les mots si lentement et si bien ! Mais cette voix ne sonnait jamais jeune et chaude et elle traînait des inflexions lasses, comme les derniers accords d’un artiste fatigué. Ebba Dohna ne ressemblait à personne. Son pied effleurait la terre : on eût dit une ombre fugitive. Et elle baissait toujours les paupières, comme pour mieux protéger ses visions merveilleuses. Élevée par une grand’mère très pieuse, qui l’avait bercée et nourrie de légendes dorées, elle avait grandi dans l’attente du Christ et de son règne millénaire ; et, quand le ciel s’empourprait des flammes du couchant, il lui semblait que le Messie allait sortir et apparaître sur ce seuil de splendeur.

« Elle vivait en Dieu, elle rêvait de Dieu, lorsqu’elle cheminait sous les sapins du parc, et y rencontrait le jeune homme. Et un soir vint où il lui parla d’amour. Ebba Dohna lui demanda de l’aider à préparer et d’annoncer avec elle l’arrivée du Sauveur. Que pouvait-il répondre ? Aucun chemin ne lui était plus fermé que celui où elle voulait qu’il entrât. Il la laissa dans son illusion, et leurs secrètes fiançailles se firent sur un mensonge. Ce ne fut pas un amour avec des baisers et des caresses. Il osait à peine approcher d’elle. Elle était fragile, comme une fleur. Mais ses doux yeux bruns se levaient parfois pour chercher les siens. Et par les soirs de clair de lune, quand on était assis sur la véranda, elle se glissait près de lui ; et alors il lui baisait les cheveux sans même qu’elle le sentît.

« Je ne veux pas dire plus de mal de lui qu’il n’est nécessaire. Je veux croire qu’il aima cette enfant ; je veux croire que son âme près de cette jeune fille retrouva des ailes. Je veux croire qu’il redevint un homme honnête et un cœur pur. Mais s’il l’aimait, pourquoi ne se dit-il pas tout de suite qu’il ne lui ferait jamais un don plus funeste que son amour ? Tout lui eût mieux valu que ce recueillement des allées de sapins, — tout, sa vie de mendiant et même de voleur, tout, tout !

— Vit-il encore ? interrompit la jeune comtesse

— Non… je crois qu’il est mort, dit Anna qui commence à trembler.

Et elle reprend :

— Un été passa, un automne, un hiver, et, quand le printemps vint et que la glace du Leuven fondit, Ebba Dohna tomba malade. Dans les vallées, le sol dégelait et formait une boue épaisse, infranchissable : aux pentes des collines, l’eau ruisselait sur les glacis. Les traîneaux ne pouvaient plus se risquer au milieu du lac, et les voitures ne pouvaient pas encore s’aventurer dans les chemins. Et cependant la jeune fille était en danger de mort. Il fallait un médecin, et il n’y avait de médecin qu’à Karlstad. Le jeune homme joua sa vie et partit. Il descendit des côtes de verglas, se tailla des marches dans la glace, affronta l’enlisement des marécages, traversa la débâcle du Leuven ; et, comme le médecin refusait de le suivre, on dit qu’il l’y força le pistolet à la main.

« La comtesse était folle d’angoisse. Quand elle vit le médecin, elle se serait jetée aux pieds de celui qui l’avait amené. « Demande-moi ce que tu veux ! s’écria-t-elle. » Elle lui eût sans aucun doute donné sa fille…

Anna Stiernhœk s’arrêta brusquement.

— Qu’arriva-t-il ? demanda la jeune comtesse.

— C’est très simple… La jeune fille apprit que celui qu’elle aimait était un prêtre défroqué… Et il arriva qu’elle ne voulut pas guérir… Je suis entrée dans sa chambre, quelques jours plus tard, et je l’ai trouvée près de la fenêtre ouverte, enveloppée de la mortelle humidité du crépuscule. Je suis la seule qui sache qu’elle a fait ses premiers pas de convalescente vers la mort. J’ai écouté ses divagations dans la fièvre, et j’ai recueilli son dernier salut à celui qu’elle avait aimé… Je n’ai jamais osé dire à cet homme qu’il était son meurtrier. Je n’ai jamais osé jeter sur ses épaules le fardeau d’un tel remords. Et, pourtant, n’était-il pas son meurtrier, Élisabeth ?

La comtesse Dohna a cessé de caresser les fleurs bleues. À ce moment elle se lève et le bouquet roule à ses pieds.

— Tu te moques de moi, Anna, dit-elle. Cet homme n’est pas mort. Qui est-il ?

Gösta Berling apparut sur le seuil. Il venait les chercher, car les vieilles dames s’étaient éveillées.

La jeune comtesse raide, immobile et pâle, le dévisagea.

— Allez-vous-en ! dit-elle.

— Qui ? moi ?

— Je veux que le prêtre défroqué sorte d’ici.

— Mais, Élisabeth… dit Anna.

— Anna, qu’est-ce que cela signifie ? demanda Gösta.

— Réponds-lui, dit la comtesse.

— Non, comtesse, répondez-lui vous-même.

La comtesse refoula l’émotion qui l’étreignait.

— Je lui dirai donc, fît-elle, que je connais l’histoire d’Ebba Dohna et que je ne comprends pas qu’un pareil homme ait le front de se montrer dans la compagnie d’honnêtes femmes. Est-ce assez ?…

— Oui, comtesse. Je vous demande seulement la permission de prononcer quelques mots pour ma défense. J’étais persuadé que vous saviez tout. Jamais je n’ai essayé de vous rien cacher : mais on n’a pas l’habitude de crier sur les grandes routes, à qui veut les entendre, les malheurs les plus amers de sa vie.

Et il s’en alla.

La jeune comtesse mit son pied sur le bouquet d’anémones.

— Tu as fait ce que je voulais que tu fisses, dit Anna Stiernhœk rudement ; mais c’est fini, notre amitié. Ne crois pas que je te pardonne d’avoir été cruelle pour lui. Tu l’as chassé, blessé, insulté, et moi je le suivrais de bon cœur en prison et, s’il le fallait, au pilori. Tu as fait ce que j’ai voulu, mais je ne te le pardonnerai de ma vie.

— Anna ! Anna !

— Penses-tu que je t’ai fait ce récit d’un cœur léger ? Ne l’ai-je pas arraché de ma poitrine, lambeau par lambeau ?

— Mais alors pourquoi as-tu parlé ?

— Pourquoi ? Parce que je ne voulais pas, entends-tu bien ? qu’il devînt l’amant d’une femme mariée !