Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 153-160).

CHAPITRE XII
L’ONDINE

Durs et tristes sont les chemins des hommes sur la terre : chemins de désert, chemins de marais, chemins de fjells. Où sont-elles, les princesses des contes qui doivent les joncher de fleurs ?

Gösta Berling a pris la résolution de se marier. Il cherche une femme qui soit assez pauvre, assez humble, assez paria pour être l’épouse d’un prêtre fou.

On voit quelquefois à Ekebu une jeune fille indigente d’un village lointain, là-haut, dans la montagne. Elle vend des balais. Son village de misère et de pauvreté est plein de gens qui n’ont pas toute leur raison ; et la jeune vendeuse de balais a l’esprit égaré. Mais elle est belle. La tête ploie sous les tresses opulentes de ses cheveux noirs ; ses joues sont délicatement arrondies : elle a les yeux bleus et une mélancolique beauté de Vierge, comme parfois les jeunes filles du Leuven.

Voilà donc la fiancée de Gösta Berling. Une vendeuse de balais à demi-folle et un prêtre défroqué : le beau couple en vérité ! Il ne reste plus qu’à aller à Karlstad acheter les bagues de fiançailles. Puis on donnera une grande fête dans les salles d’Ekebu. Jamais les Cavaliers n’ont rêvé d’aventure plus extravagante.

Certes, la jeune comtesse, qui connaît ces projets par une indiscrétion, ne fera pas un pas pour les empêcher d’aboutir. Elle songera à sa réputation, à la colère de son mari, à la malveillance haineuse de sa belle-mère. Pendant le long service divin de l’église de Svartsiœ, elle inclinera la tête, joindra les mains et priera pour Gösta Berling. Elle passera des nuits d’insomnie à pleurer sur lui. Mais elle ne lui donnera pas la pression de main qui le ramènerait du bord de l’abîme.

Gösta Berling ne se soucie guère de couvrir son élue de soie et de bijoux. Elle continue de vendre ses balais, et quand il aura réuni tous les notables de la contrée dans un vaste festin, il l’appellera de la cuisine, telle qu’elle est, avec de la poussière et de la boue sur ses haillons, les cheveux mal peignés, les yeux hagards, la parole incertaine, et il demandera à ses hôtes si le prêtre défroqué n’a pas trouvé une belle fiancée et s’il ne peut s’enorgueillir de ce délicat visage et de ces yeux pleins de rêve.

Le jour des fiançailles est venu et son crépuscule tombe. La jeune comtesse, debout devant la fenêtre du cabinet bleu, regarde au loin. Il lui semble presque apercevoir Ekebu, bien que le brouillard et les larmes l’en séparent. Elle se représente les trois étages du manoir illuminés et le champagne dans les flûtes et les toasts aux abominables fiançailles de Gösta et de la vendeuse de balais. Oh, si elle était près de lui, si elle pouvait tout doucement lui toucher le bras, peut-être l’arrêterait-elle sur ce chemin du désespoir où sa cruauté l’a poussé. Il faut qu’elle y aille. Elle fera atteler et traversera le Leuven et entrera au galop dans la cour d’Ekebu et dira à Gösta Berling qu’elle ne le méprise point et qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait, lorsqu’elle le chassa de sa présence. Mais que penserait-on d’elle ? D’ailleurs le voyage est presque impossible. Le Leuven commence à dégeler ; la glace se détache des rives. Une eau sombre l’envahit, et les chemins d’hiver sillonnent la neige fondante de longues lignes noires. Et puis comment ? La comtesse Martha, sa belle-mère, ne l’y autoriserait jamais, et toute la soirée elle doit rester au salon près de la vieille dame qui lui conte d’anciennes histoires.

Cependant la nuit est descendue ; son mari est absent ; elle est libre. Et seule, à pied, dans une angoisse irrésistible, l’imprudente se met en route. Ah, ce chemin glissant qui plie et se relève sous les pas, ce chemin du pied léger et de l’œil attentif et du cœur fort et surtout du cœur aimant ! Minuit avait sonné, lorsque la comtesse atteignit la rive d’Ekebu. Elle était tombée plus d’une fois, elle avait sauté par dessus de larges crevasses, elle avait couru aux endroits où l’eau jaillissait, elle avait rampé en pleurant. Et, frissonnant des pieds à la tête, dès qu’elle eut touché le rivage, elle s’assit sur une pierre et sentit sa détresse, et craignit d’être arrivée trop tard.

Des gens passaient en courant sans la voir, et elle entendit leurs paroles.

— Si la digue cède, dit l’un, adieu la forge !

— Oui, dit l’autre, et adieu le moulin et les demeures des forgerons !

Elle se releva et les suivit.

Le moulin et la forge d’Ekebu étaient protégés par une digue contre le torrent dont la chute grondait un peu plus haut. Mais la digue avait vieilli. Sous le règne des Cavaliers on songeait plus à s’amuser qu’à examiner de vieilles pierres. Et voici qu’à la débâcle du printemps la digue vacillait.

La cascade d’Ekebu est comme un gigantesque escalier de granit, d’où les vagues affolées se poursuivent, se bousculent, se chevauchent, hurlantes, sifflantes, écumantes, et se rejoignent enfin pour se ruer à l’assaut du rempart. Les unes y poussent des mantelets de glace, les autres des béliers de bois ; elles cognent, elles s’acharnent, et, tout à coup, comme si on leur avait jeté un ordre, elles se retirent précipitamment : une grosse pierre se détache de la digue et tombe. Un moment elles semblent effrayées et suspendent leur course, puis, de nouveau, s’élancent.

Que font les hommes ? Ekebu n’est-il donc plus habité ? Hélas, les hommes sont là, foule désordonnée et impuissante. La nuit est noire ; le rugissement de la cascade, le fracas des glaces qui se brisent et des troncs d’arbres qui s’entrechoquent les assourdissent. Le vertige et la folie des vagues semblent les saisir eux-mêmes.

Les cloches de la forge sonnent le tocsin : « Accourez ! Accourez ! La digue tremble, la forge est menacée ; menacé, le moulin, et menacées nos pauvres demeures que nous aimons malgré leur misère ! » Mais seules les vagues répondent à cet appel ; et les vagues et les cloches sonnent ensemble le glas de la puissance et de la gloire d’Ekebu.

On a vainement envoyé message sur message aux Cavaliers. Ils n’y prêtent qu’une oreille distraite. Plus tard ! Le moment est mal choisi. Les cent hôtes sont réunis ; la vendeuse de balais attend à la cuisine, le champagne mousse dans les verres ; et le patron Julius se lève pour porter le toast. Les aventuriers se pâment intérieurement à l’idée du coup de théâtre.

Gösta sort pour chercher sa fiancée.

Il traverse le grand vestibule, dont les deux portes sont ouvertes : il s’arrête, plonge ses yeux dans la nuit sombre… il écoute, et bondit. Que les autres l’attendent, s’ils le veulent, le verre en main ! Les bagues ne seront point échangées ce soir-là, et l’étonnement ne paralysera pas la joyeuse compagnie.

Gösta Berling est venu ; la foule a un chef ; le courage renaît.

— De la lumière ! crie-t-il. Il nous faut de la lumière avant tout. Ici, la lanterne du meunier ne suffit point. Ramassez des fagots, portez-les sur la hauteur et enflammez-les ! Ce sera l’ouvrage des femmes et des enfants. Hâtez-vous et construisez un grand bûcher qui flambe et nous éclaire ! Et voici du travail pour les hommes : qu’on arrache les planches de l’enclos et qu’on en fasse un brise-lames que nous puissions enfoncer devant la digue ! Faites-le solide et fort. Et vous autres, préparez des sacs de sable et des pierres. Je veux entendre les haches, les marteaux, les vrilles et les scies dans le bois sec ! Où sont les jeunes garçons ? En avant, gamins ! Cherchez des barres de fer, des leviers, des perches, des gaffes ; et face à l’ennemi ! Écartez de la digue les glaçons et les troncs d’arbres, et ne craignez pas la peine ! Jetez-vous à plat ventre et retenez les pierres qui veulent fuir à la force des bras, et, s’il le faut, à la force des dents !

Gösta se porte lui-même à l’extrémité de la digue. Les eaux furieuses l’éclaboussent ; le sol tremble sous lui. Son cœur se réjouit du péril. Il rit : il trouve des mots drôles qui excitent la bravoure. Jamais il ne vécut de nuit plus folle.

L’œuvre de sauvetage avance : de grands feux empourprent les coups de hache des charpentiers : et la digue résiste encore. Les autres Cavaliers et leurs invités sont enfin descendus et se mêlent à la foule. Des gens accourent de près, de loin, de partout. Et, le brise-lames déjà prêt, on va le plonger devant la digue.

À ce moment décisif, Gösta Berling aperçoit une femme assise, seule, au bord de l’eau. Les flammes des bûchers font ressortir sa frêle silhouette noire ; mais le brouillard et l’écume empêchent qu’on distingue ses traits. Parmi tous les gens qui fourmillent et s’agitent, elle est la seule qui reste inoccupée. Et bientôt le jeune homme ne voit qu’elle. Il lui semble que cette femme doit avoir quelque chose à lui dire. Elle se tient si près de l’eau que les vagues déferlent à ses pieds et que leur écume la fouette. Elle est vêtue d’une robe sombre et d’un châle noir jeté sur sa tête ; et ses regards se tournent obstinément vers lui.

« C’est l’Ondine du Leuven qui a remonté le torrent et qui vient pour m’attirer. Il faut que je la chasse. »

Les vagues aux crêtes blanchissantes ne lui paraissent plus être que le cortège de cette femme mystérieuse. Il s’élance de la digue et court à l’Ondine.

Hélas ! Gösta, pourquoi ta place est-elle vide à ce moment suprême ? On a traîné le brise-lames. Tout le long de la digue, avec leurs cordes, leurs pierres, leurs sacs de sable, les hommes attendent ton ordre. Où est Gösta Berling ? Gösta Berling poursuit l’Ondine.

Les vagues s’écartent ; le brise-lames s’enfonce, suivi des sacs de sable et de pierres. Mais, sans direction, le travail a été fait sans précision. Les vagues redoublent de rage contre le nouvel obstacle : elles commencent par rouler les sacs de sable ; puis elles arrachent les cordes, elles rejettent les pierres et soulèvent tout le brise-lames qu’elles emportent en hurlant de joie vers le Leuven.

Cependant Gösta poursuit l’Ondine.

À sa vue, elle a fait un mouvement comme pour plonger dans l’eau, mais elle s’est reprise et sauvée.

— Ondine ! Ondine ! s’écrie Gösta Berling.

Elle s’est réfugiée sous les aulnes de la rive qui l’enlacent et l’arrêtent.

Le jeune homme l’attrape… et recule.

— Vous êtes bien tard dehors, cette nuit, comtesse Élisabeth, dit-il.

— Je suis venue, balbutie-t-elle… Oh, dites que vous ne l’avez pas fait !… J’ai eu peur quand vous vous êtes mis à courir… Mais c’est pour vous voir que je suis venue… Je voulais vous prier de ne pas tenir compte de mes paroles… Je vous assure que nous serons toujours très heureux de vous recevoir…

— Mais comment êtes-vous venue ici, comtesse ?

Elle eut un rire nerveux.

— Je savais bien que j’arriverais un peu tard, mais je ne pouvais dire à personne que je venais ici… D’ailleurs, il n’y a plus moyen de traverser le lac en traîneau…

— Quoi, à pied, vous êtes venue à pied ?

— Oui, mais, dites-moi, êtes-vous fiancé ? Je voudrais tant que vous ne le fussiez pas ! C’est si mal ! Et j’ai cru que c’était peut-être ma faute… Vous avez pris trop au sérieux mes paroles méchantes… Votre absence fait un tel vide à Borg !

Debout, sur la terre trempée, au milieu des aulnes ruisselants, Gösta Berling a l’impression qu’on lui jette des brassées de roses, et que les roses lui montent jusqu’à la ceinture et qu’elles brillent dans l’ombre, épanouies et parfumées.

— Non, dit-il, pour mettre fin à une angoisse qui pourtant lui cause une joie inexprimable, non, je ne suis pas fiancé.

Alors elle lui saisit la main et la lui caressa.

— Je suis si contente ! soupira-t-elle.

Et elle éclata en sanglots.

Tout ce qu’il y avait de mauvais et de haineux fondit dans le cœur de Gösta Berling comme un peu de neige au soleil.

— Que vous êtes bonne ! dit-il.

Derrière eux, les vagues montent à l’assaut de la vieille et glorieuse forge d’Ekebu. La foule, sans chef, est prise de panique. Et la digue s’écroule et le torrent se précipite, et les pauvres gens ne songent plus qu’à sauver leurs mobiliers et leur vie.

Gösta ne peut laisser la jeune comtesse seule dans la nuit noire traverser la glace fondante. Il a tout oublié et la suit.

Que se dirent-t-ils ? Que se passa-t-il dans leur cœur ? Je ne le sais. Je sais seulement que cette nuit-là une belle jeune femme risqua sa santé, son honneur et sa vie pour ramener un malheureux des bords de l’infamie, et que ce malheureux oublia la forge, le moulin et les eaux déchaînées pour suivre cette jeune femme.

Cependant le bruit de cette aventure nocturne se répandit, et Anna Stiernhœk apprit comment Gösta Berling avait été préservé de commettre une indigne folie.

— Je vois, dit-elle, que Dieu a plus d’une corde à son arc. Je tiendrai mon cœur en repos et je resterai où l’on a besoin de ma tendresse. S’il plaît à Dieu, Dieu fera un homme de Gösta Berling, sans moi.