Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 99-117).

CHAPITRE VIII
LA VENTE À BJORNÉ

Souvent, nous autres enfants, nous étions fort étonnés à ces récits de vieilles femmes.

— Était-ce donc bal chaque jour, tant que dura votre brillante jeunesse ? leur demandions-nous. La vie n’était-elle donc qu’une seule et longue aventure ? Les jeunes filles étaient-elles toutes aimables, et chaque fête se terminait-elle par un enlèvement ?

Les vieilles femmes secouaient alors leur tête vénérable et se mettaient à deviser des besognes du ménage, et du ronronnement des rouets et du bruit des métiers et du claquement des fléaux dans les aires et du coup sourd des haches dans les forêts. Mais cela ne durait guère et elles retombaient bientôt à leur sujet favori. Et les traîneaux attendaient devant les portes, et les chevaux emportaient la gaie jeunesse à travers les sombres bois, et les danses tourbillonnaient et les cordes des violons éclataient. La chasse effrénée des aventures menait son vacarme autour du lac étroit et long de Leuven. La forêt vacillait et s’écroulait ; tous les esprits de la destruction semblaient déchaînés : ravages d’incendie, inondations, digues rompues par les torrents ; et, autour des maisons, le souffle rôdeur des bêtes féroces. Les tranquilles bonheurs étaient foulés, piétinés sous le sabot des chevaux. Partout où passait cette furieuse randonnée, les cœurs des hommes brûlaient de flammes violentes et les femmes s’enfuyaient de leurs foyers.

Nous écoutions silencieux, épouvantés et ravis : « Quels hommes ! songions-nous. Nous ne reverrons leurs pareils. »

— Mais, ces gens d’autrefois, ne pensaient-ils jamais ? demandions-nous.

— Certainement, ils pensaient, répondaient les vieilles femmes qui nous contaient ces histoires.

— Mais pas comme nous pensons, répliquions-nous.

Alors les vieilles personnes ne comprenaient pas ce que nous voulions dire.

Nous songions, nous, à l’étrange esprit de réflexion et d’analyse qui s’est installé au coin le plus obscur de notre âme, à l’origine même de nos actes. Il se tient et les déchiquète, comme les vieilles femmes leurs chiffons de laine ou de soie.

Cependant il y avait à cette époque une personne qui en souffrait déjà. La belle Marianne se sentait toujours regardée par un intime spectateur aux yeux de glace et dont l’éternel sourire se réfléchissait sur le miroir de sa vie. Elle ne vivait pas ; elle jouait devant cet hôte ironique le rôle de la belle Marianne. Mais où était-il, ce pâle et taciturne observateur de ses pensées, le soir que son sein s’était gonflé d’un sentiment de plénitude immense ? Où était-il quand la prudente fille avait baisé Gösta Berling devant des centaines d’yeux et quand elle s’était jetée dans la neige, désireuse d’y mourir ? Alors le regard glacial s’était refermé ; le sourire moqueur s’était évanoui, et la passion avait traversé son âme avec la soudaineté d’une rafale.

Marianne était tombée malade le jour même qui suivit les événements que nous avons rapportés. La petite vérole, qui sévissait à Siœ, s’était jetée sur elle, et la mort l’avait effleurée. Cependant vers la fin du mois elle entrait en convalescence, très faible encore et complètement défigurée. On ne l’appellerait jamais plus la belle Marianne. Cette perte de sa beauté, dont tout le Vermland devait s’attrister comme si on lui eût dérobé un trésor national, n’était encore connue que d’elle seule et d’une vieille garde-malade. Les Cavaliers l’ignoraient.

Mais quand l’observation de soi-même est-elle plus vive et plus pénétrante qu’aux heures de convalescence ? Sous les yeux glacés de l’esprit d’analyse les sentiments irréfléchis de la jeune fille se fanèrent et dépérirent. Elle recommença de jouer sa vie : elle jouait la malade, la convalescente, la malheureuse, la vindicative, l’amoureuse. Elle avait touché en une seule nuit l’extrême de l’amour et de la haine ; aujourd’hui toutes les forces de la vie s’étaient assoupies dans son être. Elle ne savait plus si elle aimait Gösta Berling, mais il lui tardait de le revoir pour éprouver s’il serait encore capable de l’arracher à elle-même. Pendant sa maladie, elle n’avait eu qu’une idée claire et nette : elle ne voulait pas qu’on sût qu’elle était malade. Elle ne voulait ni voir ses parents ni se réconcilier avec son père, car, s’il apprenait son état, elle pensait bien qu’il aurait des remords et se laisserait fléchir. Elle ordonna donc qu’on répandît le bruit que le mal d’yeux, dont elle souffrait parfois, l’obligeait à rester derrière ses stores baissés. Elle défendit à sa garde-malade de donner de ses nouvelles et fit défendre aux Cavaliers d’appeler le médecin de Karlstad. On trouvait tous les remèdes nécessaires dans la pharmacie de famille du manoir. L’idée qu’elle pouvait mourir ne la hanta pas un moment. Elle attendait le jour de son rétablissement pour aller avec Gösta demander au pasteur de publier leurs bans.

Enfin, la maladie était vaincue. De nouveau, froide et raisonnable, Marianne se faisait l’effet d’être la seule personne sensée dans un monde de fous. Elle n’avait plus ni haine ni amour. Elle comprenait son père. Elle les comprenait tous. Qui comprend ne hait pas.

On l’informa que Melchior Sinclair avait résolu de mettre Bjorne aux enchères et de disperser ses biens afin qu’elle n’eût rien à hériter de lui. Il vendrait d’abord les meubles et les objets de ménage, puis le bétail et les instruments de labour, enfin le domaine ; il enfermerait son argent dans un sac et l’abîmerait sous les eaux du Leuven. Ruine et dévastation, voilà ce qu’il léguerait à sa fille. Quand on lui conta ces choses, Marianne eut comme un sourire indulgent : il lui semblait naturel que son père agît ainsi.

Un jour qu’on avait aéré et purifié les chambres et qu’elle était étendue sur un canapé, elle envoya quérir Gösta Berling. On lui répondit que Gösta Berling était précisément parti pour la vente de Bjorne.

À Bjorne, c’était en effet grande vente. Et, vu la richesse de cette vieille demeure, des gens étaient venus de loin et s’y pressaient.

Le vieux Melchior Sinclair avait traîné et jeté dans le salon tous les meubles du logis qui s’y empilaient jusqu’au plafond. Il avait passé partout, pareil à l’ange du Jugement Dernier, et il avait fait main basse sur tout. Seuls, les ustensiles de cuisine : tabourets, marmites noires, plats de cuivre, gobelets d’étain avaient échappé à sa rafle. C’étaient aussi les seuls objets qui ne lui parlaient point de Marianne.

Dans la chambre de la jeune fille, rien ne fut épargné : ni sa maison de poupée, ni sa bibliothèque, ni la petite chaise qu’il lui avait donnée, ni ses robes, ni son linge, ni son canapé, ni son lit. Il alla de chambre en chambre, et on le vit plier sous le poids des fauteuils et des tables de marbre. Il ouvrit les armoires et en tira la superbe vieille argenterie de famille : Marianne y avait touché. Il emporta des brassées de damas blanc comme de la neige, des nappes lisses avec des broderies à jour plus larges que la main, honnête travail fait à la maison, fruits d’un patient labeur : Marianne n’était pas digne de les user. Il courut à travers les pièces avec des piles de porcelaine, et peu lui importait que des douzaines d’assiettes fussent brisées. Il saisit des tasses où les armes de la famille étaient gravées : s’en servira qui voudra ! Il fit dégringoler du grenier des montagnes d’édredons et d’oreillers si doux et si moelleux qu’on y enfonçait comme dans une vague : Marianne y avait dormi. Il jeta des regards furieux sur les vieux meubles, sur les chaises où elle s’était assise, sur les canapés où elle avait reposé, sur les tableaux qu’elle avait contemplés, sur les lustres qui l’avaient éclairée, sur les glaces qui avaient reflété ses traits. Il menaça du poing ce monde de souvenirs, et volontiers, à coups de hache, il eût pulvérisé tous ces évocateurs. Mais une vente à l’encan le vengeait mieux qu’un massacre. Que toutes ces richesses aillent donc aux étrangers ! Qu’on salisse ces meubles dans des cabanes de fermiers ! Qu’ils tombent en ruine sous des yeux indifférents ! Il les connaissait, pour les avoir souvent vus dans les fermes, ces meubles achetés aux enchères, flétris, usés, déshonorés comme sa belle Marianne ! Sous leurs dorures effacées et leurs coussins crevés, les jambes boiteuses, le marbre maculé, ils semblent soupirer après leurs anciennes demeures.

En travers de la pièce, où s’entassait ce fantastique chaos, on avait dressé un long comptoir, derrière lequel le commissaire-priseur, debout, criait les objets, pendant que deux scribes enregistraient les prix. Melchior Sinclair y avait aussi placé un tonneau d’eau-de-vie. De l’autre côté du comptoir, dans le vestibule et jusque dans la cour, les acheteurs se bousculaient, riaient, plaisantaient, se renvoyaient des brocards. La vente battait son plein ; et les surenchères galopaient les unes sur les autres.

Près de son tonneau, Melchior était assis, demi-ivre et demi-fou. Ses cheveux se hérissaient en mèches drues sur sa face rouge et brutale ; ses yeux injectés roulaient dans leurs orbites. Il criait, riait, et, à chaque objet vendu, forçait l’acheteur de trinquer avec lui.

Dissimulé derrière les spectateurs, épouvanté et le cœur serré d’angoisse, Gösta Berling se demandait où pouvait bien être la mère de Marianne. Et il se mit à sa recherche.

Le maître de forges n’aimait guère les gémissements et les lamentations des femmes. Furieux des larmes que la sienne versait sur les trésors de son foyer et sur son linge et sur la literie, alors que son bien le plus précieux, sa fille, était à jamais perdu, il l’avait pourchassée de chambre en chambre jusqu’à la cuisine, jusqu’au cellier. Là, elle s’était affaissée sur une échelle, s’attendant à être tuée ; mais il avait simplement fermé la porte derrière elle et emporté la clef, sûr qu’elle ne le dérangerait plus et que d’ailleurs elle ne mourrait pas de faim.

Elle y était encore, prisonnière, lorsque Gösta Berling s’aventura dans le couloir qui séparait la cuisine de la salle à manger. Il aperçut par une lucarne, près du plafond, le visage de Mme Gustava qui, grimpée sur son échelle, épiait l’arrivée d’un sauveur.

— Que faites-vous là ? demanda Gösta.

— Il m’a enfermée, chuchota-t-elle.

— Le maître de forges ?

— Oui ; j’ai même cru qu’il allait me tuer. Mais écoute, Gösta : prends la clef de la salle à manger ; elle ouvre ici.

Gösta obéit, et, quelques instants après, la petite femme se trouvait à ses côtés dans la cuisine abandonnée.

— Mais, dit Gösta, pourquoi ne vous êtes-vous pas fait ouvrir par une de vos bonnes ?

— Chut ! J’aurais été obligée de leur apprendre que la clef de la cuisine allait à la serrure du cellier, et je n’aurais plus jamais été sûre de mes provisions… Et puis j’ai mis de l’ordre sur les planches, là-haut. C’était bien nécessaire : tu n’imagines pas la saleté !…

Elle s’arrêta et essuya une larme au coin de sa paupière.

— Dieu me pardonne ! reprit-elle. Je divague. Il est bien probable que je n’aurai plus rien à surveiller, ici. Il vend tout, il disperse tout ce que nous possédons !

— Quelle misère ! fit Gösta.

— Tu sais, Gösta, le grand miroir du salon : il était merveilleux, car la glace était d’une seule pièce et la dorure sans défaut. Je l’avais hérité de ma mère. Il le vend !

— Il est fou.

— Oui, fou ! Il ne s’arrêtera que lorsque nous serons obligés de mendier sur les routes, comme la Commandante.

— Oh, j’espère bien que cela n’ira pas jusque-là !

— Si, Gösta. Quand la Commandante a quitté Ekebu, elle nous a prédit des malheurs : les voilà ! Elle ne l’aurait pas laissé vendre Bjorne ! Songe donc : sa propre porcelaine, les tasses de sa maison paternelle, il les vend aussi. La Commandante ne l’aurait pas souffert.

— Mais enfin que veut-il ?

— C’est que Marianne n’est pas revenue. Il l’a attendue et attendue. Il arpentait la grande allée, du matin au soir, et il en devenait fou de langueur. Mais je n’ose rien dire, moi.

— Marianne croit qu’il est fâché contre elle, dit Gösta.

— Non, elle ne le croit pas ! Mais elle est fière et ne veut pas faire le premier pas. Ils sont raides et durs, tous les deux, et c’est moi qui en pâtis. Ne pense pas qu’elle se marie avec toi, Gösta ! Elle a été trop gâtée pour devenir la femme d’un homme pauvre, et elle a trop d’orgueil. Retourne vers elle et annonce-lui que, si elle ne revient pas, son héritage sera anéanti. Je suis sûre qu’il vend tout pour rien !

Assise sur le rebord de la table, elle semblait n’avoir de pensées que pour ses glaces et ses porcelaines.

— Vous n’avez donc pas honte, s’écria Gösta irrité : vous jetez votre fille dans la neige et vous l’accusez ensuite de méchanceté, parce qu’elle ne revient pas ! Et vous l’estimez assez peu pour vous imaginer que la menace de son héritage perdu la décidera à abandonner celui qu’elle aime ?

— Gösta, je t’en prie, ne te fâche pas, toi aussi. Je ne sais pas ce que je dis. L’autre nuit, j’ai bien essayé d’ouvrir à Marianne ; mais il m’a arrachée de la porte ! On prétend toujours ici que je ne comprends rien. Sois assuré, Gösta, que je ne te refuserais pas Marianne si je croyais que tu peux la rendre heureuse. Mais ce n’est pas facile de rendre heureuse une femme !

Gösta la regarda : comment s’était-il emporté contre cette pauvre créature toujours timorée et harcelée ?

— Vous ne me demandez pas des nouvelles de Marianne ? reprit-il doucement.

Elle éclata en sanglots.

— Tu ne te fâcheras pas, dit-elle : mais j’ai désiré t’en demander tout le temps. Je sais seulement qu’elle vit : rien de plus. Je n’ai pas reçu un seul mot d’elle, pas même lorsque je lui ai envoyé ses vêtements. Alors, je me suis imaginé, j’ai cru que vous ne vouliez pas…

Gösta ne put se taire plus longtemps.

— Marianne a été malade, dit-il. Elle a été malade tout le mois. Elle a eu la petite vérole, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle se lève pour la première fois. Je ne l’ai pas revue depuis la terrible nuit.

Ces mots n’avaient pas été prononcés que Mme Gustava s’était élancée hors de la cuisine.

Les gens de la vente la virent entrer et chuchoter vivement à l’oreille de son mari. Le visage du vieux devint encore plus rouge, et sa main appuyée au robinet de la barrique le tourna d’un mouvement brusque et laissa l’eau-de-vie se répandre sur le parquet. Tous pensèrent que les nouvelles apportées par la femme de Melchior devaient avoir de la gravité, et que la vente allait finir. Le marteau du crieur s’arrêta dans l’air ; les plumes des scribes cessèrent de griffonner : on n’entendit plus une offre. Mais Melchior Sinclair se ressaisit :

— Eh bien, cria-t-il, ça ne marche donc plus ?

La vente recommença aussitôt.

Mme Gustava revint en pleurant dans la cuisine où Gösta l’attendait.

— Ça n’a servi à rien, dit-elle : je croyais qu’il terminerait cette atroce vente, quand il apprendrait la maladie de Marianne. Mais non ! Je suis sûre qu’il ne demanderait pas mieux ; seulement il a honte.

Gösta haussa les épaules et lui dit simplement adieu.

Dans le vestibule il croisa Sintram.

— Drôle d’histoire ! s’écria celui-ci. Gösta, tu n’as pas ton pareil pour nous défrayer de belles aventures !

— Ce sera encore plus drôle tout à l’heure, répondit Gösta. Le prêtre de Brobu est là, avec son traîneau plein d’argent. On dit qu’il achètera tout Bjorne et le paiera rubis sur ongle. Je voudrais voir le maître de forges quand il l’apprendra !

Sintram rentra la tête entre les épaules et rit intérieurement. Puis il se hâta vers la salle de vente, où il se faufila jusqu’à Melchior Sinclair.

— Veux-tu un petit verre, Sintram ? lui demanda Melchior. Mais le diable m’emporte si je t’en donne un, avant que tu aies d’abord acheté quelque chose !

— Maintenant comme toujours, tu as de la chance, mon compère, répliqua Sintram. Je t’annonce l’arrivée d’un homme de conséquence, qui, le traîneau chargé de bel argent, vient acheter Bjorne, meubles et immeubles. Il y a même ici un tas de gens qui achètent pour lui, car il ne tient pas à se montrer encore.

— Tu peux me dire son nom et je t’offre un verre.

Sintram but le verre, et prudemment se retira de quelques pas avant de répondre :

— Il paraît que c’est le prêtre de Brobu.

Melchior Sinclair n’avait pas au monde de pire ennemi. Leurs querelles et leur haine dataient de loin. On racontait que, plus d’une nuit, le maître de forge avait guetté le prêtre sur des chemins sombres et lui avait administré une honnête volée de bois vert.

Sintram avait eu beau prendre ses distances : il n’échappa pas entièrement à l’explosion de colère que sa réponse provoqua. Un verre le frappa entre les yeux et la barrique d’eau-de-vie lui roula sur les pieds. Mais il s’ensuivit une scène dont le souvenir, longtemps après, lui dilatait encore le cœur.

— Le prêtre de Brobu a juré d’avoir mon domaine ! hurla Melchior. Vous êtes là un tas de coquins qui achetez mon domaine pour le prêtre de Brobu ! Vous n’avez pas honte, marauds ! Que le feu de l’Enfer vous brûle !

Il empoigna un gros encrier et un chandelier qu’il lança dans la foule. Toute l’amertume de son cœur endolori se déversa avec une sauvage violence. Rugissant et brandissant un poing fermé, tandis que de son autre main il jetait des bouteilles et des verres, il se rua sur les acheteurs.

— Finie, la vente ! s’écria-t-il. Sortez d’ici. Jamais le prêtre de Brobu n’aura Bjorne ! Sortez ! Je vous apprendrai ce qu’il en coûte de faire les commissions du prêtre de Brobu.

Le crieur et les clercs se sauvèrent à toutes jambes et, dans leur précipitation, culbutèrent le comptoir. La panique fut indescriptible. Deux cents personnes se pressaient et s’écrasaient à la porte, fuyant éperdument devant un seul homme.

— Sortez d’ici ! Sortez ! hurlait-il, armé d’une chaise dont il se servait comme d’une massue.

Il les chassa jusque dans le vestibule. Quand le dernier étranger eut sauté le pas, il retourna au salon et verrouilla la porte. Puis, tirant des piles de literie un matelas et un coussin, il s’y jeta, et, au milieu de la dévastation, s’endormit d’un sommeil dont il ne se réveilla que le lendemain matin.

Gösta rentré à Ekebu se demandait comment entretenir Marianne lorsqu’on lui annonça qu’elle l’attendait.

La pièce était plongée dans une demi-obscurité, et le jeune homme s’arrêta un instant et chercha des yeux la forme plus sombre de la jeune fille.

— N’approche pas, Gösta, dit la voix de Marianne. Il pourrait y avoir encore du danger à venir trop près de moi.

Mais Gösta qui, tremblant du désir de la revoir, avait monté l’escalier en quelques bonds, ne craignait guère la maladie contagieuse. Il lui tardait de contempler le beau visage de sa bien-aimée. Personne n’avait le front plus clair et plus lumineux, le teint plus frais. Que de fois il avait rêvé de ses sourcils dont le dessin était aussi pur que celui des lignes sur les pétales d’un lys, et dont l’arc noir, sous ses cheveux blonds, avait une grâce ensorcelante ! Et il savait aussi quelle âme fière et chaleureuse se cachait dans son apparente froideur et quelle énergie courait sous sa peau fine.

Il traversa la chambre en coup de vent et se jeta à genoux devant le canapé où elle était étendue. Son intention était de la voir, de l’embrasser et de lui dire adieu. Il l’aimait, mais son cœur devait s’accoutumer à ces brisements et à ces ruptures. Où cueillerait-il jamais la rose sans appui et sans racines qu’il pourrait appeler la sienne ? Pas même la charmante fille, qu’il avait rencontrée à demi-morte au bord de la route, ne lui resterait. « C’est une trop grande misère chez toi, lui dirait-il. Il faut que tu y retournes pour que ton père retrouve sa raison. Ta mère vit presque du matin au soir dans un péril de mort. Il faut partir, ma bien-aimée. » Mais ces paroles de sacrifice qui déjà lui montaient aux lèvres ne furent jamais prononcées.

Il avait saisi la tête de la jeune fille entre ses deux mains et la baisa. Puis les mots expirèrent dans sa gorge, et son cœur battit à rompre. Hélas ! la petite vérole avait passé sur ce beau visage ! La peau était couverte de cicatrices. Jamais plus le sang rose ne transparaîtrait sous le velouté des joues. Jamais plus les veines bleues ne se dessineraient sur les tempes. Les yeux ternis disparaissaient sous de lourdes paupières enflées. Les sourcils étaient tombés et le blanc de l’œil avait jauni. Toute cette beauté, que devait pleurer le gai peuple du Vermland, avait été ravagée.

Un indicible sentiment d’amour envahit l’âme de Gösta Berling. La tendresse jaillissait en lui comme les ruisseaux du printemps. La passion se condensait en larmes dans ses yeux, soupirait sur ses lèvres, tremblait dans ses mains, vibrait dans tout son corps. Oh l’aimer, la défendre, la dédommager ! Mais comment lui parler maintenant de séparation et de sacrifice ? Il ne pouvait plus la quitter ; il lui devait sa vie entière. Il pleurait, l’embrassait et pleurait encore et n’arrivait pas à prononcer un mot.

La vieille garde-malade fut obligée de l’arracher à ces effusions.

Quand il se fut éloigné, Marianne resta longtemps songeuse. « Qu’il est bon d’être aimée ainsi ! » murmura-t-elle. Oui, c’était bon, mais elle, Marianne, que sentait-elle ? Rien, moins que rien.

« Ah, mon amour, soupira la jeune fille, mon cher amour, qu’est-il advenu de toi ? Te caches-tu ? Es-tu mort, mort comme ma beauté ?

Le lendemain, le maître de forges Melchior Sinclair entra de bonne heure chez sa femme.

— Tâche de remettre tout en ordre ici, dit-il. Je vais chercher Marianne.

— Oui, cher Melchior : il sera fait comme tu le désires.

Tout fut ainsi réglé entre eux.

Une heure plus tard Melchior Sinclair se mettait en route pour Ekebu. Il eût été difficile de voir un vieux maître de forges d’aspect plus noble et plus bienveillant, assis dans son traîneau dont la capote était baissée, vêtu de sa meilleure pelisse et sanglé de sa plus belle ceinture. On distinguait sous le bonnet de fourrure des cheveux bien lissés ; seulement son visage était pâle et ses yeux singulièrement fatigués. Mais aussi quelle profusion de lumières ruisselait du ciel ! La neige brillait comme des yeux de jeune fille aux premières notes de la polska. Les bouleaux tendaient leurs fines dentelles de rameaux roux où pendaient encore de petits glaçons clignotants. Un merveilleux éclat de fête irradiait sur toute la journée. Les chevaux marchaient d’un pas relevé et dansant, et le cocher faisait claquer son fouet par simple joie et pur amour du bruit.

Le traîneau du maître de forges s’arrêta bientôt devant le perron d’Ekebu. Un valet sortit.

— Où sont tes maîtres ? demanda Melchior.

— Ils chassent le grand Ours de Gurlita.

— Tous ?

— Tous sont partis. Ceux qui ne vont pas pour l’ours vont pour le panier de victuailles.

Le maître de forges rit à faire trembler la cour silencieuse, et cette réponse lui plut tant qu’il donna un rixdaler de pourboire au garçon.

— Va dire à ma fille que je suis venu la chercher. Elle n’aura pas froid : j’ai choisi le traîneau à capote et je lui apporte une pelisse de loup.

— Le patron ne prendra-t-il pas la peine d’entrer ?

— Non, merci : je suis bien ici.

Le valet disparut et le maître de forges commença d’attendre.

Ce jour-là, il était de si charmante humeur que rien n’était capable de l’agacer. Il s’était préparé à une assez longue attente. Peut-être sa fille ne serait-elle pas levée. Il s’amuserait à regarder autour de lui. Justement un gros glaçon pendait du toit et donnait fort à faire aux rayons du soleil. C’était en vain qu’ils l’attaquaient à la racine : les gouttes qui fondaient et roulaient n’en avaient pas atteint la pointe qu’elles étaient de nouveau prises. Et le soleil s’évertuait et les gouttes gelaient. Mais un petit brigand de rayon, un tout petit, vif et pétillant de zèle, s’accrocha à l’extrémité du glaçon, et tout à coup une goutte se détacha et sur le sol tomba, doucement sonore. « Tu n’es pas bête, toi », dit le maître de forges au petit rayon de soleil.

La cour était déserte : aucun bruit ne s’échappait de la vaste demeure. Mais Melchior savait que les femmes mettent beaucoup de temps à leur toilette. Il ne manifesta pas la moindre impatience et tourna les yeux vers le colombier. On en avait entouré la plate-forme d’un fin grillage afin d’empêcher, durant l’hiver, les colombes de sortir. De temps à autre, une colombe s’avançait et insinuait sa tête blanche dans le réseau des mailles de fer. « Elle attend le printemps, se dit Melchior Sinclair, mais il lui faut de la patience. » La colombe revenait si régulièrement qu’il prit sa montre et constata qu’elle le faisait toutes les trois minutes. « Oh non, ma belle ! dit-il. Crois-tu donc que le printemps est prêt en trois minutes ? Patiente ! Patiente ! »

Et il dut patienter, lui aussi. Mais il avait tout son temps. Les chevaux labouraient de leur sabot la neige brillante et, à force de la regarder ils finirent par rapprocher leurs têtes et s’endormir. Le cocher, droit sur son siège, le fouet et les rênes en main, face au soleil, ronflait. Le maître de forges ne dormait pas. Il n’avait même jamais eu moins envie de dormir, et rarement il avait passé des heures plus attrayantes. Marianne avait été malade ; mais elle allait venir et tout serait au mieux. Elle devait bien comprendre qu’il n’était point fâché, puisqu’il était là, avec deux chevaux et le traîneau à capote.

Là-bas, sur la planche où reposait la ruche, une mésange charbonnière, en quête de son dîner, s’était avisée d’une ruse diabolique. Elle picotait la planche de son petit bec tranchant. Dans leur demeure, les abeilles surprises entendent ce picotement et toute la ruche n’est qu’un susurrement de curiosité. Est-ce un ami ? Un ennemi ? La reine anxieuse s’impatiente. « Va voir ce que c’est ! » ordonne-t-elle à la sœur tourière. Celle-ci s’élance au dehors ; et, le cou tendu, les ailes palpitantes, l’oiseau de la saisir, de l’écraser et de l’avaler. Puis il se remet à frapper du bec, et la reine, lasse d’attendre, dépêche une autre messagère. L’une après l’autre, les envoyées disparaissent. La ruche devient houleuse d’angoisse. Ah, si l’on pouvait y être sourd et indifférent ! Si l’on y savait attendre ! Le grand Melchior Sinclair rit aux larmes de ces sottes petites femmes blotties dans leur ruche et de la malice du coquin d’oiseau à la calotte noire et au jabot vert. En vérité, l’attente n’est pas difficile, quand on est sûr de son affaire et qu’il y a autour de soi tant de sujets de distraction !

Voilà le chien de garde qui s’avance. Il s’approche sur la pointe des pattes, les yeux baissés, et il agite indolemment sa queue, comme s’il errait sans but. Tout à coup, il se met à gratter furieusement la neige : le sacripant y a enfoui quelque bien mal acquis. Mais au moment où il lève la tête pour voir s’il peut le manger en pleine tranquillité, il reste tout penaud devant des pies qui le regardent. « Chipeur ! » disent les pies qui lui semblent la conscience personnifiée. « Taisez-vous, canailles : je suis le gardien ici. » — « Le beau gardien ! » font-elles avec leur rire moqueur. Le chien se jette sur les pies, et les pies s’enfuient avec de lourds battements d’ailes. Le chien saute, aboie ; pendant qu’il chasse l’une, l’autre vole droit au trou, en arrache un lambeau de viande, mais n’arrive pas à le soulever et l’emporter. Le chien se retourne, attrape le morceau, le retient par les pattes et y mord. Les pies reviennent et lui chantent pouilles. Il leur lance, tout en mangeant, des regards furibonds, et, quand elles redoublent d’insolence, il se précipite et les met en fuite.

Le soleil commence à décliner vers les montagnes de l’ouest. Le maître de forges regarde sa montre : il est trois heures et le dîner était commandé pour midi.

Juste à ce moment, le valet vint lui annoncer que Mlle Marianne désirait lui parler.

Le maître de forges prit sur son bras la pelisse de loup et monta l’escalier, la figure rayonnante.

Quand Marianne entendit ses pas pesants, elle n’était pas encore décidée à le suivre. La jeune fille avait espéré que les Cavaliers reviendraient, qu’irrité d’attendre, son père s’en irait, ou encore qu’il enfoncerait les portes et mettrait le feu à la maison. Mais cette attente patiente, tranquille, souriante, assurée, avait fini par lui donner une sorte d’angoisse. La volonté de cet homme impassible l’enchaînait comme d’un lien magnétique et l’attirait vers le traîneau. Pour rompre le charme, ne sentant plus contre lui ni rancune ni tendresse, elle résolut de lui parler. Elle fit lever les stores et se plaça, le visage en pleine lumière.

Mais, ce jour-là, Melchior Sinclair était un homme extraordinaire. Il la vit, ne broncha pas. Elle savait pourtant de quel orgueil il avait chéri son beau visage ! Qu’il se maîtrisât afin de ne pas l’affliger, elle en fût saisie.

— Je t’envelopperai bien, lui dit-il simplement, dans la grosse pelisse. Elle n’est pas froide ; je l’ai tenue tout le temps sur mes genoux.

Cependant il l’étendit un instant devant le feu. Puis il aida sa fille à se lever du canapé, la couvrit, jeta sur sa tête un châle qu’il lui passa sous les bras et lui noua dans le dos. Inerte, elle se laissait faire. Qu’il était agréable d’être choyée, et commode de ne plus être forcée de vouloir ! Le maître de forges l’emporta jusqu’au traîneau, releva la capote ; et l’attelage s’éloigna d’Ekebu.

Marianne ferma les yeux et soupira : soupir de bien-être et de regret. Elle disait adieu au vrai bonheur de l’existence. Que lui importait, d’ailleurs, à elle qui ne savait pas vivre, mais seulement jouer sa vie ?

Quelques jours plus tard, sa mère lui ménagea une entrevue avec Gösta Berling. On profita de l’absence du maître de forges qui était allé surveiller ses coupes de bois dans la forêt.

Gösta entra : il ne salua ni ne parla, et resta près de la porte, les yeux fixés à terre.

— Gösta ! s’écria Marianne qui, assise dans un fauteuil, le regardait d’un œil presque amusé.

— Oui, c’est mon nom.

— Viens ici, près de moi, Gösta.

Il s’approcha lentement, sans lever les yeux.

— Plus près, et agenouille-toi.

— À quoi bon tout cela ? fit-il en obéissant.

— Gösta, je voulais te dire qu’il m’a semblé préférable de revenir à la maison.

— Espérons seulement qu’on ne vous rejettera pas dans la neige.

— Ô Gösta, tu ne m’aimes donc plus ? Trouves-tu que je suis trop laide ?

Il attira vers lui le visage de la jeune fille et le baisa d’un air indifférent.

Au fond, Marianne en était égayée. S’il plaisait à Gösta, d’être jaloux de ses parents à elle, que pouvait-elle y faire ? Sa jalousie passerait. Il s’agissait de le regagner. Elle eût été fort embarrassée de dire pourquoi elle voulait le retenir. Elle le voulait cependant. Il était la seule personne au monde qui l’eût un instant délivrée d’elle-même, la seule dont elle pût encore espérer ce miracle. Elle lui expliqua que son intention n’était pas de l’abandonner pour toujours, mais seulement d’interrompre quelques temps leurs relations. Loin d’elle, son père devenait fou ; sa mère vivait en péril de mort. Gösta devait lui pardonner, l’approuver même d’avoir quitté Ekebu.

La colère du jeune homme éclata ; Marianne s’était jouée de lui. Dès qu’on lui avait permis de rentrer à son foyer, elle n’avait pas hésité à partir et à le délaisser. Quand, à son retour de la chasse, il avait trouvé la chambre vide, et sans un mot, un seul mot d’elle, son sang s’était figé dans ses veines. Il ne pouvait plus l’aimer. D’ailleurs, l’avait-elle jamais aimé, cette coquette qui ne demandait à l’amour que des gâteries et des caresses ?

Marianne revint sur ses explications et l’assura de sa fidélité. Il lui répondit qu’il ne lui pardonnerait jamais son départ et que sa tendresse était morte. Elle l’écoutait, mi-sérieuse, admettant son irritation, mais ne croyant pas à une vraie rupture. Toutefois, la froideur persistante de Gösta commença de l’inquiéter.

— Ne me reproche pas mon égoïsme, dit-elle. Est-ce par égoïsme que je suis allée à Siœ ? Ne savais-je pas que la petite vérole s’y était déclarée ? Et n’étais-je pas encore en souliers de bal sur cette route de neige et de glace ?

— L’amour vit d’amour, non de services et de bienfaits.

— Tu veux donc que nous soyons désormais étrangers l’un à l’autre ?

— Soit !

— Gösta Berling a le cœur changeant.

— On l’en accuse, en effet.

Elle comprit à ce moment que, si elle avait eu un sentiment instinctif et vrai, un de ces sentiments qui remplissent et absorbent l’âme, quelques mots auraient suffi à fondre la glace du jeune homme. Mais elle était de glace elle-même, au fond d’elle-même. Et pourtant l’idée de le perdre lui était insupportable.

— Gösta, ne pars pas irrité ! Ne pars pas ! Je n’ai jamais aimé que toi.

— Tu ne dis pas la vérité, répondit-il. Tu me trompes ou tu te trompes : adieu.

À peine eut-il fermé la porte, Marianne éprouva une douleur atroce et presque physique. Les mains crispées sur son cœur, elle demeura des heures entières, immobile, torturée, les yeux sans larmes. Elle ne se ressaisit qu’à la pensée que tout n’était peut-être pas perdu et qu’il lui restait la ressource d’écrire à Gösta. Elle lui écrivit une lettre passionnée. Et cette lettre la soulagea. Mais, les jours suivants, l’amour-propre l’empêcha de la lui envoyer. Le temps passa, et, avant qu’elle eût trouvé un messager, elle apprit sur Gösta Berling des choses qui lui firent comprendre qu’il était trop tard pour le conquérir. Elle souffrit ; mais la souffrance lui rendit le service qu’elle avait attendu de l’amour. La jeune Marianne en sortit plus simple, plus complète, capable de se donner tout entière et, malgré sa laideur, plus aimable et plus aimée. Cependant on dit qu’elle n’oublia jamais Gösta Berling. Son cœur en porta le deuil, comme d’une vie infiniment riche un jour entrevue et à jamais évanouie.