Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 118-135).

CHAPITRE IX
LA JEUNE COMTESSE

La jeune comtesse dort jusqu’à dix heures du matin et veut tous les jours trouver du pain frais à son déjeuner. La jeune comtesse brode au tambour et lit de la poésie. Elle n’entend rien au ménage, ne sait ni le tissage ni la cuisine. La jeune comtesse est une enfant gâtée. Mais la jeune comtesse est d’une gaîté dont le rayonnement luit sur tout et sur tous. On lui pardonne volontiers les grasses matinées qu’elle fait et le pain frais qu’elle mange. Elle est bonne pour quiconque l’approche et prodigue pour les pauvres.

Le père de la jeune comtesse est un Suédois noble qui a passé toute sa vie en Italie, retenu par la douceur du pays et par des yeux plus doux encore. Lorsque Henrik Dohna visita la péninsule, il fut reçu dans la famille de ce vieux gentilhomme. Il avait aimé une des filles de la maison et l’avait ramenée en Suède. La petite comtesse, qui, dès le berceau, avait su parler le suédois et qui avait été élevée dans l’amour de tout ce qui est suédois, ne se déplaisait pas au pays des ours. Elle tournait si gentiment dans la ronde des plaisirs autour du lac étroit et long de Leuven, qu’on eût dit qu’elle y avait toujours vécu. Son titre de comtesse lui était léger à porter. Sa jeunesse n’avait ni raideur, ni morgue, ni vain orgueil. Elle exerçait une merveilleuse séduction sur tous les hommes graves. Quand ils l’avaient vue à une fête, le juge de Munkerud et le pasteur de Bro et le capitaine de Berga avouaient à leurs femmes, dans l’intimité, que s’ils avaient rencontré la jeune comtesse, il y a trente ou quarante ans…

— Elle n’était même pas née ! objectent ces dames.

Et la prochaine fois qu’elles se retrouvaient avec la jeune femme, elles la taquinaient et lui reprochaient de leur enlever le cœur de leurs maris.

Les vieilles dames ne la regardent pas sans inquiétude : il leur souvient que la comtesse Marta, sa belle-mère, joyeuse, aimable, et aimée de tous à son arrivée au manoir de Borg, y était devenue une coquette vaniteuse et férue de plaisirs. « Ah, disent-elles, si la petite comtesse avait seulement un mari qui lui donnât le goût du travail ! Si seulement elle apprenait à monter un métier et à ourdir une toile ! Ourdir une belle toile, cela console de tous les chagrins, cela absorbe tous les soucis, cela sauve tant de femmes ! »

La jeune comtesse ne demande pas mieux que d’acquérir les qualités d’une bonne ménagère. Souvent, aux grandes fêtes, elle vient s’asseoir auprès des vieilles dames.

— Henrik, leur dit-elle, aimerait tant que je me connusse aux choses du ménage, comme sa mère ! Apprenez-moi donc à mettre un tissage en train.

Alors les vieilles dames poussent un double soupir ; d’abord sur le comte Henrik qui s’imagine que sa mère est une femme d’intérieur ; puis sur les difficultés d’initier cette jeune ignorante à des arts aussi compliqués. On n’a qu’à lui parler de peignes, de lisses, de rames pour que sa tête commence à tourner et les mots d’œil-de-perdrix, de nid d’abeilles et de damas la mettent en déroute.

Personne ne voit la jeune comtesse sans s’étonner de son mariage avec ce pauvre Henrik Dohna qui est un sot.

Plaignons les sots ! Mais plaignons-les surtout s’ils demeurent en Vermland.

Henrik Dohna est sot et l’on ne peut pas dire qu’il soit beau. On prétend que la tête qui s’emmanche à son maigre cou est un héritage que les Dohna se transmettent depuis deux ou trois cents ans. À force d’avoir servi, les cheveux en sont tombés, la peau a jauni, les lèvres ont blêmi, le menton s’est élimé, le cerveau s’est usé. Mais quelle précieuse relique ! Quand on la porte, c’est à peine si on ose l’incliner. Le comte Henrik a toujours peur de la perdre. Il vit entouré de railleurs qui lui font dire cent sottises et les colportent en les amplifiant. Par bonheur, il ne remarque jamais rien. Il est solennel et digne : la dignité mesure ses mouvements, raidit sa démarche, ne permet pas à sa tête de se mouvoir sans que tout son corps ne suive.

Et pourtant, la jeune comtesse l’aime : elle l’aime bien malgré sa tête vieillotte. Quand elle le vit là-bas à Rome, elle ignorait la magnifique réputation de sottise qu’il s’était faite dans son pays. Et puis le voyage lui avait communiqué = quelque chaleur. Et puis ils avaient été si romanesquement unis !

Il fallait entendre la comtesse raconter comment le comte Henrik avait dû l’enlever, — oui, l’enlever. Sa mère et ses sœurs la suppliaient de renoncer à ce mariage avec un hérétique. Les moines, les prêtres, les cardinaux s’étaient ligués contre elle. La foule avait failli s’ameuter. Leur palais était assiégé ; et Henrik, poursuivi par des bandits. Et son père, furieux qu’on voulût l’empêcher de donner sa fille à qui bon lui semblait, avait ordonné à son futur gendre d’enlever sa fiancée ! Ils avaient dû se glisser par de petites rues et de petites venelles jusqu’au consulat suédois où elle avait abjuré sa foi catholique. Quel mariage bâclé ! Bref, ils s’étaient enfuis dans un carrosse fermé.

— Vous comprenez, ajoute la jeune comtesse, qu’on n’avait pas le loisir de publier des bans. Les gens de là-bas sont si violents qu’ils m’auraient tuée pour sauver mon âme.

Quand ils furent installés à Borg, la jeune comtesse continua d’aimer son mari, à l’abri des orages. Elle appréciait en lui l’éclat du vieux nom et ses glorieux ancêtres. Elle sentait que sa présence amollissait la raideur du comte Henrik, dont la voix se faisait moins cassante pour lui répondre. D’ailleurs, il la laissait s’amuser à sa guise. Enfin la jeune comtesse ne pouvait s’imaginer qu’une femme mariée n’aimât pas son mari, surtout un mari probe, sincère, qui n’avait jamais trahi sa parole, un vrai gentilhomme.

Le huit du mois de mars, le bailli Sharling célèbre son anniversaire, et beaucoup de gens montent alors les pentes de Brobu. De l’est, de l’ouest, de loin, de près, invités et non invités se réunissent sous son toit. Tous y sont les bienvenus ; tous y trouvent à manger et à boire, et une place suffisante où la jeunesse de sept communes peut danser ses polskas.

La jeune comtesse y vient aussi, comme elle a accoutumé de faire aux endroits de divertissement. Mais, ce jour-là, la jeune comtesse Élisabeth n’est pas gaie. En route, elle a regardé le soleil couchant, qui descendait du ciel sans tache et ne laissait point derrière lui de nuage bordé d’or. Un crépuscule gris pâle, traversé de bouffées d’air froid, s’étendait à perte de vue. Le jour luttait contre la nuit, et tout ce qui vivait semblait frissonner d’inquiétude. Les chevaux se hâtaient ; le dernier chariot rentrait aussi vite que possible : les abatteurs de bois, d’un pas pressé, revenaient de la forêt, et les servantes de l’étable. Des bêtes hurlaient sur la lisière des futaies. Le jour était vaincu. Les couleurs pâlirent encore ; la lumière s’évanouit. Tout ce que la jeune comtesse voyait n’était que froide laideur. Et ses pensées, et ses espérances, et sa vie tout entière lui parurent envahies de ce même crépuscule terne et gris. Elle partageait avec la nature cette heure de lassitude et de morne impuissance. Elle se dit que son cœur qui pétillait de joie, et dont la fantaisie revêtait l’existence de pourpre et d’or, perdrait, lui aussi, son pouvoir d’illuminer les choses. La grise déesse du crépuscule en deviendra la maîtresse. Ses cheveux blanchiront, son dos se courbera, son esprit s’engourdira ; et ses yeux verront alors la vie, comme elle est peut-être, grise et laide.

À ce moment son traîneau entra dans la cour du bailli, et la jeune comtesse, levant la tête, rencontra à une petite fenêtre de la maison un visage sombre : celui de la Commandante d’Ekebu. Elle sentit qu’elle ne pourrait plus se réjouir. Il est permis de s’égayer, tant qu’on entend parler du chagrin comme d’un hôte étranger dans un pays lointain. Élisabeth savait que le bailli avait été forcé d’arrêter la Commandante à cause des actes de violence commis à Ekebu, la nuit du grand bal. Mais elle ignorait que la Commandante fût gardée dans la maison même du bailli, si près de la salle des danses que la pauvre femme en entendait la musique et le tapage.

La jeune comtesse dansa cependant des valses, des quadrilles, des anglaises et des menuets ; mais, après chaque danse, elle se glissait à la fenêtre et regardait l’ombre de la Commandante qui allait et venait dans sa prison. Et les pieds de la jeune comtesse devenaient plus lourds ; le rire s’étouffait dans sa gorge ; et elle s’étonnait que tant de personnes prissent du plaisir où elle n’en trouvait plus.

Il y a certes beaucoup de gens qui, comme elle, sont révoltés de savoir la Commandante en prison et si près d’eux, mais ils ne laissent rien percer de leur mécontentement. Tolérants et indifférents, les gens du Vermland !

La femme du bailli observait la jeune comtesse, chaque fois qu’elle essuyait l’humidité de la fenêtre et que ses yeux plongeaient dans la nuit.

— Quelle misère ! Quelle misère ! lui murmura-t-elle.

— Oui, comment peut-on danser ce soir ? répondit la jeune comtesse à voix basse.

— Ce n’est pas de mon propre gré, répliqua Mme Sharling, que nous avons une sauterie ici, pendant qu’elle est enfermée là. Elle était à Karlstad ; mais, maintenant qu’elle va passer en justice, on nous l’a amenée. Nous ne pouvions pas la mettre dans le misérable cachot de la commune ; et je lui ai ouvert cette chambre. Elle aurait eu mon salon, comtesse, si tout ce monde n’était venu. Vous la connaissez à peine, mais elle a été comme une mère et une reine pour nous tous. Que doit-elle penser de nous qui dansons quand elle est en si grande misère ? Par bonheur, peu de gens soupçonnent sa présence.

— On n’aurait jamais dû l’arrêter, dit Élisabeth.

— Oh c’est certain ! Comment lui en voudrait-on d’avoir brûlé quelques méchantes meules de foin et chassé les Cavaliers ? Mais le Commandant la traquait partout. On ne l’a emprisonnée que pour lui épargner de plus grands malheurs, peut-être. Sharling a eu beaucoup d’ennuis à cause de la Commandante, comtesse. À Karlstad on lui reproche de ne pas avoir fermé les yeux sur ce qui s’est passé à Ekebu. Seulement, il a fait pour le mieux.

— Et maintenant on la condamnera ? demanda la comtesse.

— Non, comtesse : elle ne sera pas condamnée. La Commandante d’Ekebu sera certainement acquittée. Mais elle a trop enduré : elle deviendra folle. M’est avis qu’il eût mieux valu la laisser libre. Elle aurait peut-être échappé toute seule au Commandant.

— Relâchez-là, dit la comtesse.

— Tous peuvent le faire, sauf le bailli et sa femme, murmura Mme Sharling. Nous sommes tenus de la surveiller, nous. Et cette nuit, où tant de gens sont ici, deux hommes gardent sa porte. Mais si quelqu’un parvenait à la délivrer et à lui assurer la fuite, nous en serions heureux, Sharling et moi.

— Ne puis-je la voir ? demanda la jeune comtesse.

Mme Sharling la saisit vivement par le poignet et l’entraîna. Dans l’antichambre elles prirent à la hâte leur châle et traversèrent la cour.

— Il n’est pas sûr qu’elle nous parle, dit la femme du bailli. Du moins, elle verra que nous ne l’avons pas oubliée.

Elles passèrent devant les deux hommes qui surveillaient la porte verrouillée et entrèrent chez la Commandante. On l’avait logée dans une grande pièce pleine de métiers et d’instruments qui servaient aux travaux du ménage ; mais on avait posé des grilles aux fenêtres et de fortes serrures aux portes.

La Commandante continuait de marcher de long en large, sans faire attention à ses visiteuses. Elle faisait un grand voyage, la pauvre femme : elle s’imaginait être en route vers sa mère, vers sa mère qui l’attend là-haut dans les forêts d’Elfdalen. Elle n’a pas le temps de se reposer, car la vieille femme, qui a plus de quatre-vingt-deux ans, peut mourir d’un moment à l’autre.

La Commandante a mesuré le parquet et compté tous ses pas en lieues. La route est longue. Il faut traverser de hauts amoncellements de neige. Elle entend sur sa tête le sourd murmure des forêts qui ne finit jamais. Elle halte parfois sous des cabanes de Finois et sous des huttes de charbonniers. Parfois, elle couche sous les racines d’un pin tombé. Enfin les cinquante lieues sont terminées, la forêt s’ouvre, des maisons rouges se dressent autour d’une cour blanche de neige. Le Klarelf se précipite écumeux en petits torrents, et, à ce grondement familier, elle reconnaît qu’elle est chez elle, à la maison. Et sa mère qui la voit venir sous les haillons d’une mendiante, sa mère dont la malédiction s’est réalisée, s’avance à sa rencontre.

À ce point de ses rêveries, la Commandante lève la tête, regarde, voit la porte close et se rappelle où elle est, et craint de devenir folle, et s’assied affreusement lasse. Mais bientôt elle recommence à marcher, inquiète, comptant ses pas et les additionnant en lieues.

Les deux femmes qui sont venues la contemplent avec angoisse. La jeune comtesse la reverra toujours ainsi : elle la reverra dans ses rêves et s’éveillera en sursaut les yeux mouillés de larmes, la poitrine soulevée d’un sanglot.

La vieille femme est changée : ses cheveux sont rares et des touffes blanches s’échappent de sa tresse grise. Son visage est fatigué, ses vêtements déchirés ; pourtant elle garde toujours je ne sais quelle dignité de la puissante maîtresse d’Ekebu, et elle inspire autant de respect que de pitié. Mais ce que la comtesse n’oubliera jamais, ce sont ses yeux, cernés, enfoncés, des yeux dont le regard est tourné en dedans, des yeux où vacillent encore des lueurs de raison avec, au fond de leur prunelle, une étincelle sauvage.

Tout à coup la Commandante s’arrêta devant la comtesse Élisabeth et la considéra longuement. La jeune femme fit un pas en arrière et saisit le bras de Mme Sharling.

Les traits de la Commandante se détendirent aussitôt, et ses yeux eurent un regard plein de raison.

— Non, non, dit-elle en souriant, rassurez-vous, je n’en suis pas encore là, ma chère jeune dame.

Elle lui offre un siège, s’assied aussi et reprend son air imposant d’autrefois, quand elle paraissait aux bals royaux du gouverneur de Karlstad. Les deux femmes ne songent plus aux haillons ni à la geôle : elles ne voient devant elles que la plus riche dame du Vermland.

— Ma chère comtesse, reprit-elle, quelle idée avez-vous eue de quitter la danse et de venir visiter une vieille femme solitaire comme moi ? Il faut que vous soyez bien bonne.

La jeune comtesse ne peut répondre, tant sa voix est étranglée par l’émotion. Mais Mme Sharling prend la parole et explique que la comtesse pensait trop à la Commandante pour trouver du plaisir à danser.

— Et quoi, ma chère madame Sharling, dit la prisonnière, vais-je donc devenir un trouble-fête ? Ne pleurez pas sur moi, petite comtesse. Je suis une méchante vieille femme et qui n’a que ce qu’elle mérite. Pouvez vous m’excuser d’avoir levé la main sur ma mère ?

— Non, mais…

La Commandante l’interrompit en lui écartant du front ses blonds cheveux frisés :

— Enfant, dit-elle, comment se fait-il que vous ayez épousé Henrik Dohna ?

— Mais je l’aime.

— Oui, une enfant très tendre et rien de plus encore ; une enfant qui s’afflige avec les affligés et se réjouit avec les heureux ; une enfant qui s’est crue forcée de répondre par un sourire au premier qui lui murmura : Je t’aime… Oui !… Retournez maintenant à la danse, ma chère jeune comtesse, et amusez-vous. Il n’y a pas ombre de mal dans votre âme.

— Ah, Madame, s’écria la jeune femme, je voudrais tant faire quelque chose pour vous.

— Écoutez, mon enfant, répondit la Commandante, il y avait à Ekebu une vieille femme qui tenait captifs les vents du ciel. Elle est maintenant en prison et les vents sont libres. Il n’est pas étrange qu’une tempête traverse le pays… Allez, et gardez-vous des vents qui galopent et qui soufflent la ruine.

La comtesse et Mme Sharling la quittèrent, au moment où elle recommençait à marcher dans sa prison, et retournèrent parmi les danseurs et les danseuses.

La comtesse alla droit à Gösta Berling.

— Je salue Gösta Berling, lui dit-elle, de la part de la Commandante. Elle attend que vous la délivriez.

— Elle attendra longtemps, comtesse.

— Oh, aidez-la !

— Non, répondit-il, le regard sombre ; pourquoi l’aiderais-je ? Que lui dois je ? Si elle ne s’était pas trouvée sur ma route, je dormirais à cette heure ! Elle m’a fait, il est vrai, Cavalier d’Ekebu. Mais pensez-vous, comtesse, que j’en tire jamais beaucoup de joie et beaucoup d’honneur ?

La comtesse lui tourna le dos sans répondre et regagna sa place, pleine de colère contre les Cavaliers. Ils ont osé venir avec leurs violons et leurs cors de chasse, sans songer que leur concert retentirait jusque dans la pièce où était enfermée leur ancienne bienfaitrice. Et ils dansent, à s’user les semelles, sans songer que leurs ombres se distinguent et se reconnaissent à travers les vitres. Ah, que le monde est gris et laid !

Quelques instants après, Gösta Berling vint demander une valse à la comtesse Élisabeth. Elle refusa sèchement.

— La comtesse ne veut pas danser avec moi ? fit-il en rougissant de dépit.

— Ni avec vous ni avec aucun autre des Cavaliers d’Ekebu, dit-elle.

— Vous ne nous jugez pas dignes de cet honneur ?

— Ce n’est pas un honneur ; mais je ne trouve aucun plaisir à danser avec ceux qui négligent les devoirs de la reconnaissance.

Gösta s’éloigna.

Cette scène a été vue et entendue par beaucoup de personnes, et tout le monde donne raison à la comtesse ; car la dureté et l’ingratitude des Cavaliers ont provoqué une indignation générale.

Mais, depuis qu’il est revenu de la chasse et qu’il a trouvé la chambre de Marianne vide, Gösta Berling, dont le cœur n’a été qu’une plaie mise à nu, est intraitable et voudrait faire payer sa souffrance à l’univers entier. La comtesse lui a déclaré la guerre : soit ! Elle aime, paraît-il, les enlèvements et les aventures. Elle en aura ! Voilà huit jours qu’il porte le deuil d’une femme : c’est plus que suffisant. Il appelle le colonel Bérencreutz et Christian Bergh, le fort capitaine, et le frileux cousin Kristoffer qui n’a jamais reculé devant une folie. Et tous les quatre discutent la manière de venger l’honneur blessé des Cavaliers d’Ekebu.

La fête touche à sa fin. Une longue file de traîneaux s’avance dans la cour. Les messieurs boutonnent leur pelisse, et les dames cherchent leurs manteaux dans le désordre du vestiaire. La jeune comtesse, désireuse de quitter au plus vite ce terrible bal, est déjà prête. Debout au milieu de la pièce, elle regarde en souriant le désarroi qui l’entoure, quand tout à coup la porte s’ouvre et Gösta Berling apparaît sur le seuil.

Aucun homme n’a le droit d’entrer dans cette chambre. Les vieilles dames, qui y enlèvent leurs coiffes de dentelle, osent montrer leurs cheveux rares, et les jeunes retroussent leurs jupes pour ne pas en chiffonner les volants empesés. Mais, sans écouter les cris de protestation, Gösta Berling saisit la comtesse dans ses bras, l’emporte, traverse le vestibule, descend en courant l’escalier. Les clameurs ne l’arrêtent pas. Les femmes qui se mettent à sa poursuite arrivent sur le perron au moment où il se jette avec la comtesse dans un traîneau, dont le cocher, Bérencreutz, fouette à tour de bras le cheval noir, Don Juan. Effrayées, elles appellent leurs maris. Ceux-ci se précipitent à leur tour dans leurs traîneaux, et, le comte en tête, donnent la chasse au ravisseur.

La joie de l’aventure a dissipé les chagrins de Gösta. La petite comtesse, qu’il tient pressée contre lui, ne fait aucune résistance. Son visage rigide et blanc repose sur la poitrine du jeune homme. Que faire, quand on a si près de soi un visage pâle, des cheveux blonds écartés sur un front blanc, et des paupières qui se sont refermées sur le scintillement espiègle des yeux ? Que faire, quand on a si près de soi des lèvres rouges qu’on a vu pâlir ? Baiser les lèvres pâlissantes et les yeux clos et le front découvert.

La jeune comtesse revient à elle et se jette de côté. Gösta Berling est forcé de lutter pour qu’elle ne s’élance pas hors du traîneau, et il parvient, non sans peine, à l’asseoir tremblante et maîtrisée.

Pendant qu’il s’éloignait au galop de la maison du bailli, accompagné du cri des femmes, des imprécations des hommes et du carillonnement des grelots, tout ce vacarme et ce tintamarre inquiétèrent les geôliers de la Commandante.

Les portes s’ouvrent en coup de vent, et des voix crient :

— Elle est partie ! Il l’a enlevée !

Les deux hommes croient que leur prisonnière s’est évadée, et, perdant la tête, ils bondissent sur le perron et sautent dans le premier traîneau qui passe.

Christian Bergh et le cousin Kristoffer allèrent tranquillement forcer la serrure.

— La Commandante est libre, dirent-ils.

Elle sortit : les deux Cavaliers se tinrent, raides comme des piquets, des deux côtés de la porte, sans la regarder.

— La Commandante trouvera un cheval et un traîneau dans la cour.

Elle descendit les marches du perron, trouva l’attelage et disparut.

Cependant Don Juan volait sur les pentes de Brobu, vers le miroir glacé du Leuven. L’air froid sifflait aux oreilles des voyageurs. Les sonnailles tintaient. Les étoiles et la lune brillaient. La neige qui s’étendait au loin luisait de son propre éclat, blanche avec des reflets bleus.

— Bérencreutz, dit Gösta Berling, comme Don Juan emporte au galop cette jeune femme, ainsi, malgré nous, le temps nous entraîne.

— Trêve de paroles ! gronda Bérencreutz. Ils sont tout près de nous.

Son fouet harcelait et exaspérait la folie de Don Juan.

— Voilà les loups derrière nous et voici le butin ! cria Gösta. Don Juan, mon brave, imagine-toi que tu es un jeune élan. Ah, mon garçon, sois le jeune élan qui franchit les fouillis de ronces et les marécages, qui bondit de la crête du fiel dans le lac limpide, qui nage la tête haute et disparaît sous les ténèbres des sapins sauveurs. Cours, Don Juan, vieil aventurier, cours comme un jeune élan !

Son cœur sauvage se remplit, à cette course effrénée, d’une allégresse que doublent encore les appels et les cris. Et il sent la jeune comtesse trembler de frayeur. Il se dresse debout dans le traîneau et agite son bonnet :

— Je suis Gösta Berling, seigneur de dix mille baisers et de treize mille billets d’amour !

Et s’inclinant sur sa proie :

— La rapidité n’est-elle pas enivrante ? lui dit-il. Le voyage vraiment royal ? Par delà le Leuven, il y a le Vœnern ; par delà le Vœnern, la mer, d’immenses espaces de glace transparente et d’un bleu sombre ; et par delà tout un monde de splendeurs ! Des craquements de foudre sous nos pas, des étoiles filantes sur nos têtes, des cris perçants derrière nous, et devant nous le carillon des sonnailles ! En avant ! La course ne vous séduit-elle pas, jeune femme ?

Mais elle le repousse violemment, et l’instant d’après, il est à ses genoux.

— Je suis un misérable, un misérable, comtesse ! Mais vous n’auriez pas dû m’irriter. Vous vous dressiez si fine et si fière et si sûre que jamais la main d’un Cavalier ne pourrait vous atteindre ! Je sais que le ciel et la terre vous aiment. Pourquoi avez-vous ajouté au fardeau de celui que méprisent et la terre et le ciel ?

Il s’empare avec véhémence des mains de la jeune femme qu’il porte à son propre visage.

— Ah, si vous saviez ce que c’est que d’être un homme perdu ! On ne se soucie guère des conséquences de ses actes, allez !

Mais, comme il remarque que ses mains sont nues, il tire de sa poche des gants de fourrure et les lui met.

Il était redevenu tout à fait calme et, s’écartant de la jeune femme autant qu’il le pouvait :

— Ce n’est pas la peine de vous effrayer, comtesse. Ne reconnaissez-vous pas le chemin ? Vous comprenez bien que nous ne voulons pas vous faire de mal.

La jeune comtesse s’aperçut alors qu’ils avaient traversé le lac et que Don Juan montait les pentes raides de Borg.

Le traîneau fit halte devant le perron du domaine. Elle en descendit, et, dès qu’elle se vit entourée de ses domestiques accourus au bruit des grelots, elle recouvra sa présence d’esprit.

— Prenez les rênes, Anderson, dit-elle au valet d’écurie. Ces messieurs qui m’ont reconduite voudront certainement entrer un moment : le comte arrive.

— Comme il vous plaira, comtesse, répondit Gösta.

Il mit aussitôt pied à terre, et, sans l’ombre d’une hésitation, Bérencreutz jeta les rênes au valet. Et la comtesse Élisabeth, à la fois railleuse et heureuse de tenir sa vengeance, les précéda dans le salon. Elle n’avait pas espéré que les Cavaliers oseraient attendre son mari. Ils ignoraient donc quel homme sévère et juste était le comte. Elle le verrait réunir ses domestiques et leur désigner les Cavaliers comme des gens qui n’auraient plus le droit de franchir le seuil de Borg. L’amour donnerait de la chaleur à ses paroles. Lui qui la traitait comme un être d’une espèce plus fine il ne supporterait pas qu’un homme brutal se fût abattu sur elle à la façon d’un épervier sur un frêle oiseau. La petite comtesse vibrait du désir de la vengeance, des pieds à la tête.

Bérencreutz entra délibérément dans la salle et alla droit au feu qui était toujours allumé pour la comtesse, quand elle revenait d’une fête. Gösta, lui, s’arrêta dans la pénombre de la porte et regarda en silence la jeune femme que le valet débarrassait de ses fourrures. Et une grande joie lui envahit le cœur.

Il ne savait pas comment, mais il avait découvert qu’Élisabeth Dohna avait la plus belle âme, une âme d’innocence et de pureté qui dormait, à son insu, au fond d’elle-même. Son air irrité, et ses joues brûlantes et ses sourcils froncés le faisaient presque sourire. « Tu ne sais pas toi-même, songeait-il, combien tu es bonne et douce. » Et dès ce moment Gösta Berling se sentit forcé d’être son serviteur et son esclave jusqu’à la mort. Et il restait assis près de la porte, les mains jointes, les yeux fixés sur la jeune femme.

Il ne se dérangea même pas lorsque le comte Dohna fit irruption, accompagné de gens qui juraient, sacraient, s’indignaient ou gémissaient de cette nouvelle frasque des Cavaliers. Bérencreutz, le pied sur la grille de la cheminée, le coude appuyé au genou, attendait, imperturbable, l’assaut.

— Qu’est-ce que cela signifie ? glapit le petit comte.

— Cela signifie que tant qu’il y aura des femmes, il y aura des nigauds qui danseront à leur musique.

— Je demande ce que cela signifie, répéta le comte furieux et cramoisi.

— Et moi je demande, répliqua Bérencreutz, pourquoi la femme d’Henrik Dohna a refusé de danser avec Gösta Berling et avec les Cavaliers.

Le comte se tourna vers sa femme avec un regard interrogateur.

— Je ne le pouvais pas, Henrik, s’écria-t-elle. Je ne pouvais danser avec aucun de ces hommes. Je songeais à la Commandante qu’ils laissent languir en prison.

Le comte redressa son corps raide et sa tête de petit vieux.

— Nous autres Cavaliers, poursuivit Bérencreutz, nous ne permettons à personne de nous insulter. Celle qui ne veut pas danser avec nous fait avec nous une course en traîneau. La comtesse n’en a éprouvé aucun mal, et je pense que l’affaire est terminée.

— Non pas ! dit le comte. Je voudrais savoir de Gösta Berling pourquoi il ne s’est pas adressé à moi, quand ma femme, dont je suis le tuteur, l’a insulté.

Bérencreutz sourit.

— On ne demande pas au renard la permission de l’écorcher, fit-il.

Le comte mit la main sur sa poitrine plate.

— J’ai la réputation d’être un homme juste, dit-il. Je sais juger mes serviteurs. Pourquoi ne saurais-je pas juger ma femme ? Les Cavaliers n’avaient pas le droit de s’en faire les juges. Je considère que la punition qu’ils ont cru bon de lui infliger est non avenue.

Le comte cria ces derniers mots avec sa voix de fausset. Toutes les personnes présentes, les Sintram et les Dahlberg, pouffaient intérieurement de la manière dont Bérencreutz se jouait de cet imbécile d’Henrik Dohna.

La jeune comtesse ne comprit pas d’abord. Quoi, son angoisse, le chant sauvage, les paroles, les baisers, cela était non avenu ?

— Mais, Henrik…

— Tais-toi, dit-il. Une femme ne peut pas juger la conduite des hommes. Toi, ma femme, tu oses insulter quelqu’un dont je serre la main ! Que t’importe que les Cavaliers laissent la Commandante en prison ? Tu ne comprends pas ce que ressent un homme de cœur, quand il se trouve en face d’une adultère. Aurais-tu donc l’audace de défendre une pareille femme ?

— Mais, Henrik…

Elle eut un gémissement d’enfant. Jamais elle n’avait entendu d’aussi dures paroles, et il lui sembla qu’elle était seule, pour toujours seule dans le vaste monde, et que son cœur n’y pourrait plus jamais colorer les choses de sa fraîche lumière.

— Mais, Henrik, n’est-ce pas à toi de me défendre ?

— Où est Gösta Berling ? interrogea le comte.

— Ici, dit Gösta, très ennuyé du tour qu’avaient pris les évènements.

Il essaya de plaisanter :

— Vous me faisiez un discours, je crois, mon cher comte. Mais je tombe de sommeil. Il est grand temps que nous allions nous coucher.

— Gösta Berling, puisque ma femme a refusé de danser avec toi, je lui ordonne de te demander pardon et de te baiser la main.

— Mon cher comte, s’écria Gösta, ce n’est pas une main digne d’être baisée par une femme. Hier, je l’ai plongée dans le sang d’un élan ; et, la nuit dernière, à la suite d’une rencontre avec un charbonnier, elle était noire de suie. Vos paroles m’ont donné pleine et entière satisfaction : tenons-nous-en là. Adieu.

Mais le comte lui barra la route.

— Ma femme, s’écria-t-il, doit apprendre à obéir.

La jeune comtesse, toute pâle, ne bougea pas.

— Va ! dit le comte.

— Henrik, je ne peux pas.

— Tu peux, répondit-il durement. Tu aurais mieux aimé sans doute un beau duel où ton mari serait resté sur le carreau ! Obéis.

Elle lui jeta un long regard et le vit tel qu’il était : sot, lâche, gonflé d’orgueil, le plus misérable des hommes.

— Calme-toi, dit-elle, devenue plus froide que la glace. J’obéirai.

Gösta Berling fut hors de lui.

— Je ne le souffrirai pas, comtesse ! s’écria-t-il. Non ! Vous n’êtes qu’une enfant innocente et candide. Je porte malheur à tout ce qui est bon et pur. Je n’approcherai plus de vous. Ne me touchez pas.

— Laissez, laissez, murmura-t-elle. Il est fou de lâcheté. Vous avez voulu que je fusse humiliée : je m’humilierai.

— Vous croyez que je l’ai voulu ? Ah, vraiment, vous le croyez ?

Il se précipita vers la cheminée et enfonça ses mains dans les flammes qui se rejoignirent.

Mais Bérencreutz le saisit à la nuque et le lança violemment à l’autre bout de la chambre. Gösta se releva, honteux de son action irréfléchie ; mais la petite comtesse s’était agenouillée devant lui.

— Je vous les baiserai, vos mains, murmura-t-elle, quand elles ne seront plus endolories.

Et son cœur s’émerveillait qu’un homme put faire de telles choses. Et de ce moment le monde reprit pour elle toutes ses couleurs et toute sa clarté…

Quand, peu de jours après, la comtesse apprit que la Commandante avait été délivrée, elle amena son mari à offrir un dîner aux Cavaliers.

Avec ce dîner commença la longue amitié entre elle et Gösta Berling.