Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 87-98).

CHAPITRE VII
LE GRAND OURS DE GURLITA

Dans les ténèbres des forêts demeurent des bêtes immondes, des gueules armées de dents féroces, des becs aigus, des griffes qui aspirent à s’enfoncer dans la chair et le sang, des yeux où luit le désir du meurtre. Là, demeurent les loups qui poursuivent les paysans jusque dans la cour de leurs fermes. Là, demeure le lynx que le peuple appelle d’un autre nom, car il est dangereux de prononcer son vrai nom sous les bois. Il escalade le mur droit des bergeries avec ses griffes d’acier : il se faufile par la moindre lucarne, se jette sur les brebis, s’accroche à leurs cous et boit leur sang jusqu’à la dernière goutte. Là, demeure le grand-duc qui hurle au crépuscule. L’imite-t-on, qu’immédiatement il s’abat sur vous, et vous aveugle de ses larges ailes et vous arrache les yeux. Ce n’est pas un véritable oiseau ; c’est l’âme d’un méchant mort. Et là, demeure le plus terrible de tous, l’Ours, qui a la force de douze hommes et que souvent on ne peut tuer qu’avec une balle d’argent. Connaissez-vous rien qui donne à une bête une plus prestigieuse horreur ? Quelles puissances logent donc en lui, qui le rendent invulnérable au plomb ? Les enfants, tenus longtemps éveillés, frissonnent à la pensée du monstre que protègent les mauvais esprits. Et plus d’un a rêvé qu’il en entendait le reniflement sur son visage.

La terreur est une sorcière assise dans le crépuscule des forêts et qui chante ses funestes runes. Comme un serpent enroulé, la nature est mauvaise. Voici le lac de Leuven qui étale sa merveilleuse beauté : ne vous y fiez pas. Il lui faut chaque année son tribut de cadavres. Voici la forêt dont la douce paix vous attire : ne vous y fiez pas. La forêt est hantée de bêtes et de maléfices. Ne croyez pas à la limpidité du ruisseau : si vous le traversez après le coucher du soleil, il vous donnera la maladie et la mort. Ne croyez pas au coucou qui chante le printemps : à l’automne il se métamorphose en épervier aux yeux perçants et aux griffes sinistres. Ne croyez pas à la mousse, à la bruyère, au rocher : la nature est méchante, habitée de forces invisibles qui haïssent l’homme. Elle ne nous offre pas une seule place où nous puissions mettre le pied avec sécurité. La terreur est partout.

Est-elle encore assise dans les forêts du Vermland ? Obscurcit-elle toujours la beauté de ces contrées souriantes ? Y chante-t-elle toujours ses runes diaboliques ? Son pouvoir y fut naguère illimité, et je le sais, moi qui vous parle, je le sais ! On mit de l’acier dans mon berceau, des braises dans l’eau de mon premier bain, et j’ai senti plus d’une fois sa main de fer sur mon cœur.

L’histoire suivante n’est pourtant pas bien terrible : ce n’est que la vieille histoire de l’ours de Gurlita.

Le grand Ours a sa demeure sur le beau pic appelé Gurlita qui se dresse escarpé, presque inaccessible, au bord du lac de Leuven. Les racines d’un pin abattu par levent, et qui gardent leur ciment de terre et de mousse, forment le toit et le fond de sa tanière ; des branches la recouvrent, et la neige la crépit. Il y peut dormir un bon sommeil d’un été à l’autre. Quel rêveur délicat et efféminé, ce roi poilu, ce brigand aux yeux obliques ! Sans doute, il veut oublier les journées grises et incolores de l’hiver et n’être réveillé que par le murmure des ruisseaux délivrés et le chant des oiseaux. Il poursuit apparemment un rêve de clairières qui rougissent d’airelles, de fourmilières que remplissent des petites bêtes exquises et de pentes vertes où gambadent les blancs agneaux. Cet heureux seigneur prétend échapper à l’hiver de la vie.

Dehors, la neige tourbillonne et fouette en sifflant les pins ; dehors, les loups et les renards, le ventre creux, rôdent le long des routes. Pourquoi, lui seul, ne doit-il pas sentir les morsures du froid et la lourdeur des pas enlisés dans la neige ? Il s’est fait un lit tiède et douillet. Il ressemble à la belle au bois des Contes. Le baiser du printemps le tirera de ses rêves : un rayon de soleil, qui s’infiltre à travers les branches, viendra lui chauffer le museau ; et quelques larmes de neige fondue s’égoutteront sur sa pelisse.

Mais voici qu’au lieu du rayon de soleil une volée de plombs crépite dans le branchage et lui pique la peau comme un essaim de moustiques. Il entend subitement des cris, du tapage, de la fusillade. Il secoue le sommeil de ses membres et écarte violemment les rameaux, pour voir. Ce n’est ni le printemps qui bruit et clapotte autour de sa tanière, ni la tempête qui abat les arbres et fait voltiger la neige. Ce sont de vieilles connaissances à lui, les Cavaliers d’Ekebu.

Il se rappelle fort bien la nuit où Fuchs et Bérencreutz le guettèrent, là-haut, dans l’étable d’un paysan qui attendait sa visite. Les deux chasseurs venaient de s’assoupir, quand il se fraya un passage à travers la tourbe du toit. Mais ils s’éveillèrent au moment même qu’il emportait la vache tuée, et les Cavaliers se jetèrent sur lui avec leurs fusils et leurs couteaux. Il y perdit la vache… et un œil.

Et il se rappelle aussi une autre rencontre. Sa femme et lui dormaient dans leur vieille et haute demeure du Gurlita, leurs enfants couchés auprès d’eux. Cette fois encore il échappa, culbutant tout ; mais il reçut dans la hanche une balle qui le rendit boiteux pour le reste de ses jours. Et, la nuit, quand il revint à sa tanière, la neige y était rougie du sang de sa compagne. Et les enfants royaux avaient disparu, les hommes les ayant ravis afin d’en faire leurs esclaves.

Le sol tremble ; le monceau de neige s’ébranle et s’éparpille ; il sort, le grand Ours, le vieil ennemi des Cavaliers. Attention, Fuchs ; attention, Bérencreutz, et gare à toi, Gösta Berling !

Gösta Berling reste immobile, le doigt sur la gâchette, pendant que la bête s’avance droit sur lui. Pourquoi ne tire-t-il pas ? À quoi songe-t-il, lui qui est admirablement posté pour décharger son fusil dans ce large poitrail ? Ah, ces héros d’amour ! Gösta songe peut-être à sa belle Marianne malade et couchée dans une chambre d’Ekebu. Et, le grand Ours, borgne de ton coup de couteau, Bérencreutz, boiteux de ton coup de fusil, Anders Fuchs, soucieux, hirsute, solitaire, se dirige lourdement de son côté. Mais Gösta le voit tel qu’il est : une pauvre bête traquée. Et, moitié par pitié, moitié par insouciance, il s’écarte et présente railleusement les armes à l’énorme vétéran qui continue son chemin et s’enfonce dans l’épaisseur de la forêt avec une crépitation de rameaux cassés. Fuchs et Bérencreutz, qui attendaient que Gösta tirât, grondent et sacrent ; Gösta rit de tout son cœur.

Le grand Ours de Gurlita échappa donc, et les paysans apprirent bientôt qu’on l’avait réveillé de son sommeil d’hiver, car nul ours n’était plus habile à crever le toit de leurs basses étables et à éviter les pièges. Autour du Leuven on ne savait que devenir, et les gens envoyaient message sur message aux Cavaliers. Et, tout le mois de Février durant, les Cavaliers se rendirent au nord du Leuven et chassèrent l’Ours sans jamais l’atteindre. On eût dit que le renard lui avait communiqué ses ruses et le loup sa vitesse. S’ils se mettaient à l’affût dans une ferme, l’animal damné ravageait la ferme voisine ; s’ils le cherchaient dans la forêt, il était en train de courir après le paysan qui traversait en traîneau la glace du lac. On n’avait pas idée d’un plus insolent voleur : il se glissait dans les greniers, vidait les cruches de miel de la fermière et, au sortir de l’écurie, tuait le cheval du fermier.

Et l’on comprit pourquoi Gösta n’avait pas pu tirer sur lui. Ce n’était pas un ours ordinaire. Il ne fallait certes pas songer à l’abattre, si l’on n’avait, dans le canon de son fusil, une balle d’argent mêlé d’un peu de bronze, de bronze volé à une cloche d’église. Encore cette balle devait être fondue un jeudi soir, par la nouvelle lune, sous le clocher, et sans que le pasteur, ni le sacristain, ni personne en eût connaissance. Une telle balle tuerait l’ours à coup sûr ; seulement, il n’était pas facile de la trouver.

À Ekebu, il y avait un homme qui en perdait le boire, le manger et le dormir : Anders Fuchs, le tueur d’ours. Le major Anders Fuchs n’était pas un bel homme : il avait le corps lourd et grossier, le visage rouge et large, des joues pochées et un triple menton. Ses noirs cheveux se dressaient rudes et drus, et sur sa lèvre épaisse ses moustaches noires se hérissaient, raides comme poils de porc. Ajoutez à cela une humeur taciturne et, en temps ordinaire, un appétit d’ogre. Il n’était pas de ceux que les femmes reçoivent, les bras ouverts, avec de clairs sourires ; et il ne leur souriait pas non plus. Et, s’il attendait avec impatience la nouvelle lune, croyez bien que ce n’était pas pour l’associer à ses rêveries, mais uniquement pour fondre à sa clarté la fameuse balle d’argent.

Enfin vint un jeudi soir, où la lune, qui n’avait pas plus de deux doigts de large, devait rester au-dessus de l’horizon deux ou trois heures à peine après le coucher du soleil. Sans rien dire, le major Fuchs quitta Ekebu. Le fusil au dos, le briquet et le moule à balles dans la gibecière, il monta vers l’Église de Bro, se demandant ce que la fortune consentirait à faire pour un brave homme.

L’église est située sur la rive opposée du lac, près du long détroit où l’on a jeté un pont. Anders Fuchs, absorbé par ses méditations, ne voyait rien autour de lui, ni le sommet arrondi du Gurlita dans les nuages du couchant, ni les maisons du Brobu dont la silhouette, du haut des pentes escarpées, se dessinait fortement sur le ciel clair. Il marchait, les yeux fixés à terre, et se creusait la tête, en quête d’un moyen qui lui permît de s’emparer furtivement des clefs de l’église.

Comme il touchait au pont, des cris désespérés l’arrachèrent à ses songeries.

À cette époque, le petit Allemand Faber était organiste à Bro. C’était un petit homme maigre, d’aussi peu de poids que de valeur. La place de sacristain était occupée par Jan Larsson, paysan capable mais pauvre, que le pasteur de Brobu avait frustré de son héritage, soit de cinq cents rixdalers. Le sacristain voulait épouser la sœur de l’organiste, la délicate et frêle demoiselle Faber ; mais l’organiste refusait de donner sa sœur au sacristain. D’où brouille et inimitié.

Or, ce soir-là, le sacristain avait rencontré l’organiste au milieu du pont, s’était jeté sur lui, l’avait saisi à la poitrine et soulevé à bras tendu au-dessus du parapet, jurant de le précipiter dans le Leuven, s’il ne lui accordait pas la main de la jeune demoiselle. Mais, bien qu’il vît sous ses yeux l’étroit courant d’eau noire entre les deux remparts de glace, le peut Allemand criait, gigotait, et s’entêtait dans son refus.

— Non ! Non ! Je ne veux pas ! hurlait-il.

Le sacristain l’eût peut-être laissé choir, s’il n’avait aperçu le major Fuchs. Mais aussitôt, il déposa sa proie et détala ; et le petit Faber se précipita au cou du major et l’accabla de sa gratitude.

Le major le repoussa en lui disant qu’il n’y avait pas de quoi. Le major n’éprouvait aucune sympathie pour les Allemands. Sa mauvaise humeur contre eux datait du temps où il hivernait au camp de Pultusk, sur l’île de Rügen, pendant la guerre de Poméranie : il avait failli y mourir de faim.

Alors le petit Faber voulut courir chez le commissaire de police et bailli Sharling et lui dénoncer la tentative de meurtre commise par le sacristain. Mais le major le prévint que cela n’en valait pas la peine, attendu qu’en Suède, ça ne coûtait rien de supprimer un Allemand, pas même un liard. Et, pour appuyer la vérité de ce qu’il avançait, il s’offrit à le jeter lui-même au fond du lac.

Ces paroles sensées calmèrent le petit Faber qui invita immédiatement le major à venir manger de la saucisse allemande et à boire de la bière.

Le major accepta, car il songeait que l’organiste devait avoir chez lui une clef de l’église ; et nos deux compagnons montèrent la longue colline, au haut de laquelle se dresse la vieille église de Bro, entourée du presbytère de la maison du sacristain et de la demeure de l’organiste.

— Faites excuse, dit le petit Faber en ouvrant sa porte au major. Ce n’est pas très en ordre aujourd’hui, chez nous. Ma sœur et moi, nous avons eu des occupations de ménage : nous avons abattu un coq.

— Ah diable ! fit le major.

La jolie petite demoiselle Faber entra quelques instants après, avec de la bière et de grandes chopes.

Il est bien avéré que le major n’avait jamais fait les yeux doux aux femmes. Cependant il regarda, avec une certaine complaisance, la petite demoiselle Faber si proprette, mignonne et fine sous son auréole de linon plissé. Ses cheveux blonds, très lisses des deux côtés de son front clair ; sa robe, tissée à la maison, coquette et fraîche ; ses petites mains, affairées et vives ; son joli visage, rose et rond, avaient tant de charme que le major s’avoua que, si, vingt-cinq ans passés, il avait rencontré une telle petite femme, il se serait senti dans la pénible obligation de la demander en mariage. Oui, elle est délicieuse, mais ses yeux sont humides et rouges. De petites mains tristes ont frotté ces yeux-là.

Pendant que les deux hommes mangent, elle va et vient de la chambre à la cuisine. Une fois elle s’approche de son frère, lui fait une révérence et dit :

— Comment mon frère ordonne-t-il que nous placions les vaches sous le hangar ?

— Mettez Douze à gauche et Onze à droite : de cette façon, elles ne se donneront pas de coup de cornes.

— Bigre ! s’écria le Major. Vous avez donc tant de vaches que ça ?

Notez que l’organiste n’en avait que deux. Mais l’une s’appelait Onze et l’autre Douze ; et ces noms lui sonnaient mirifiquement aux oreilles.

Il raconta au major que les vaches devaient pour quelque temps passer leurs journées dehors, et leurs nuits sous le hangar à bois, parce qu’on était en train de rebâtir l’étable.

Encore une fois, la petite demoiselle Faber s’approcha de son frère, lui fit une révérence et lui dit que le charpentier demandait de quelle hauteur on désirait l’étable.

— Qu’il prenne ses mesures sur les vaches, répondit l’organiste. Mesurez les vaches.

« Rudement bien dit ! », pensa le major.

Puis, tout à coup, il demanda à l’organiste pourquoi les yeux de sa sœur étaient si rouges ; et il apprit qu’elle pleurait parce que son frère ne lui permettait pas de se marier avec le sacristain, ce gueux de sacristain, ce misérable endetté.

Le major rumine là-dessus en dévorant des chapelets de saucisses. Le petit Faber s’épouvante silencieusement de ce formidable appétit. Mais plus le major mange, plus son cerveau s’éclaircit et plus il se décide à secourir la petite demoiselle Faber. Il est de belle humeur et presque tendre. Les saucisses ont un goût délicieux. Quelle chair de saucisses ! Sûrement il fera quelque chose pour la jolie petite demoiselle. Et, tout en mangeant et en buvant, il ne quitte point des yeux la grande clef accrochée à un clou près de la porte. À peine le petit Faber, qui a essayé de lui rendre raison le verre en main, ronfle-t-il, la tête sur la table, que le major saisit la clef et disparaît.

Quelques instants plus tard, il montait à tâtons les escaliers du clocher, éclairé par sa lanterne de corne, et pénétrait enfin dans le réduit où les grandes cloches ouvrent sur sa tête leurs larges gueules. Quand il eut gratté avec une lime la grosse cloche et qu’il en eut obtenu des parcelles de bronze, il plongea la main dans sa gibecière et il se disposait à en retirer le moule à balles et le petit fourneau ; mais il s’aperçut que l’essentiel lui manquait : l’argent. Il avait oublié l’argent ! Et la balle n’avait de vertu magique que si elle était fondue dans le clocher. Tout avait marché à souhait ; tout se présentait le mieux du monde : le jeudi soir, la nouvelle lune, la solitude, les gens endormis, tout ! Et sa négligence et son impardonnable oubli le paralysaient. Dans le silence de la nuit, il lâcha un tel juron que les cloches en vibrèrent.

À l’instant même, il entendit un faible bruit, en bas, sur les dalles de l’église, et des pas montèrent l’escalier. Le major Fuchs, qui avait sacré à en faire trembler les cloches, trembla à son tour. Quel était cet auxiliaire mystérieux et inattendu qui venait l’aider à fondre sa balle ? Les pas approchaient. Le major, tapi derrière les poutres de la charpente, souffla sa lanterne. Il l’avait à peine éteinte que de l’escalier sombre, dans une faible lueur, une tête émergea.

Le major reconnut le pasteur de Brobu. Ce vieux grippe-sou, soupçonneux et enragé d’avarice, a l’habitude d’enfouir aux endroits les plus bizarres ses réserves et ses économies. Il est venu avec un sac d’argent, soulève une planche, y fourre son magot et redescend.

Le major court à la planche. Que d’argent, bon dieu ! Des liasses de billets et de beaux sacs en cuir remplis de pièces blanches ! Il en prend ce qu’il lui en faut pour fondre sa balle et remet tout en place.

Étranges, les nuits du jeudi à l’époque de la nouvelle lune ! le major qui sort de l’église se demande quelles sur prises la fortune lui ménage encore.

Il fait d’abord le tour de la maison des Faber : le diable d’ours pourrait bien savoir que les vaches de l’organiste, Onze et Douze, gîtent sous un misérable hangar, presque à ciel découvert. Et, en vérité, ne voit-il pas là-bas quelque chose de grand et de noir qui traverse le champ et s’achemine vers lui ? Ce ne peut être que l’Ours. Il le couche en joue. Mais à ce moment les yeux éplorés de la petite demoiselle Faber lui reviennent en mémoire, et il se prend à réfléchir que cet ours lui apporte une merveilleuse occasion d’unir la jeune fille à son cher sacristain. Assurément, c’était dur de renoncer à tuer soi-même le grand Ours de Gurlita. Et plus tard il confessa que rien au monde ne lui avait tant coûté ; mais la petite demoiselle Faber était si brave et si jolie qu’il se sentait comme engagé d’honneur à lui sacrifier sa gloire.

Il se précipite chez le sacristain, l’éveille, l’arrache du lit demi-nu, et lui ordonne de tirer sur l’ours qui se glisse près du hangar des Faber.

— Si tu abats cet ours-là, lui dit-il, l’organiste te donnera certainement sa sœur, car tu seras alors un homme hautement considéré. Ce n’est pas un ours comme les autres ours ; et les hommes du pays se vanteraient longtemps de l’avoir abattu !

Il lui met dans les mains son propre fusil chargé de la balle d’argent et de bronze bénit, de la balle fondue, selon les rites, un jeudi soir, à la nouvelle lune, dans le clocher.

Le sacristain ahuri épaule l’instrument, et — Dieu lui pardonne ! — il vise comme s’il en voulait à la vie de la Grande Ourse qui brille, là-haut, près de l’Étoile Polaire. Le coup retentit jusqu’au sommet du Gurlita, et vous pensez bien que l’ours tombe. Il n’en saurait être autrement quand on a dans son fusil une balle d’argent.

Des gens accourent de toutes les fermes avoisinantes : jamais coup de feu n’a réveillé plus d’échos endormis. Et le sacristain, qui croit encore rêver, est félicité et presque porté en triomphe pour avoir délivré le pays de son plus cruel fléau.

Le petit Faber se montre aussi. Mais le triomphe du sacristain, l’ours mort, ses vaches sauvées, rien ne l’émeut. Il n’ouvre pas les bras à l’heureux chasseur ; il ne le traite pas de héros ; il ne le nomme pas son beau-frère. Et le major, déçu, les sourcils froncés, frappe du pied. Il voudrait expliquer à ce petit homme avare et têtu ce que c’est que d’avoir tué le grand Ours de Gurlita ; mais il bégaie de colère et ne parvient pas à articuler ses mots. Et sa fureur s’accroît de toute la vanité de son sacrifice.

Cependant le sacristain et quelques jeunes gens entreprennent de dépouiller la bête et vont aiguiser leurs couteaux sur la meule de grès. Les autres rentrent se coucher et laissent le major Fuchs en tête-à-tête avec l’ours terrassé.

Il n’y reste pas longtemps et de nouveau se dirige vers l’église, tourne encore une fois la clef dans la serrure, regrimpe les escaliers étroits, réveille les pigeons et se réintroduit dans le clocher…

Quand, sous la surveillance d’Anders Fuchs, on écorcha la bête, on trouva entre ses mâchoires une liasse de cinq cents rixdalers. Cette merveille parut inexplicable, mais, puisque le sacristain avait tué la bête, il devait empocher l’argent. Pour lors, le petit Faber comprit la beauté de l’exploit et déclara qu’il serait heureux et fier de lui donner le nom de beau-frère. Et le vendredi soir, le major Fuchs s’en retourna à Ekebu, après avoir assisté, dans la maison du sacristain, à une fête où l’on célébra la mort de l’Ours, et, dans la maison de l’organiste, au dîner des fiançailles.

Le major Anders Fuchs s’en allait le cœur lourd. L’idée que son vieil ennemi avait mordu la poussière ne lui causait aucune joie. Il ne se réjouissait pas non plus d’en emporter la peau que le sacristain avait à tout prix voulu qu’il acceptât. Ce n’était point la pensée que la jolie petite demoiselle Faber appartiendrait à un autre qui le tourmentait. Non. Il regrettait amèrement le beau coup de fusil, le coup de la balle d’argent.

Quand il entra au manoir, les Cavaliers étaient assis autour du feu. Il ne dit pas un mot et jeta la peau de l’ours à leurs pieds. Ne croyez pas qu’il leur contât son aventure : ce ne fut que longtemps, bien longtemps après, qu’on arriva à lui tirer la vérité. Et il ne trahit pas non plus la cachette du pasteur de Brobu, qui probablement ne s’aperçut jamais du vol.

Les Cavaliers examinaient la fourrure.

— Belle peau ! dit Bérencreutz. Je me demande comment ce garçon-là a été éveillé de son sommeil. L’aurais-tu tué dans sa tanière ?

— Il a été tué à Bro.

— Il est superbe, mais pas aussi grand que l’Ours de Gurlita, dit Gösta.

— S’il était borgne, dit Kevenhuller, j’aurais pensé que tu avais tué le vieux monstre. Mais celui-ci n’a pas de plaie autour des yeux. Ce n’est pas notre Ours.

Fuchs, qui n’avait pas un instant songé à faire cette remarque, jura contre sa propre sottise, puis son visage s’épanouit et rayonna au point qu’il en devint presque beau. Le grand Ours de Gurlita n’était pas tombé sous la balle d’un autre !

— Seigneur Dieu, que tu es donc bon ! soupira-t-il en joignant les mains.