Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 76-87).

CHAPITRE VI
LES VIEILLES VOITURES

Or, la vieille Commandante, qui parcourait le pays avec la besace et le bâton du mendiant, avait décidé cette nuit-là de chasser les Cavaliers qui soignaient son beau domaine comme le vent soigne les cendres, le soleil d’avril les monceaux de neige, et les grues le blé du printemps.

Parfois ils la rencontraient, au cours de leurs promenades, lorsque, six ou sept dans un long traîneau, ils fouettaient leurs bêtes carillonnantes et agitaient leurs rênes tressées ; mais, loin de baisser les yeux, ces furieux de superstition la menaçaient de leurs poings fermés, et Fuchs, le tueur d’ours, n’oubliait jamais de cracher trois fois devant lui pour écarter le mauvais œil. Ce n’est pas la première fois, hélas ! que des gens ont été cruels par peur de la damnation ! Le soir, quand, se levant de table, ils s’approchaient des fenêtres et regardaient si les étoiles étaient montées dans le ciel clair, ils apercevaient souvent une ombre qui traversait la cour et ils devinaient que c’était elle, la sorcière. Et ils riaient très haut pour ne pas trembler. Ces pauvres aventuriers, que Sintram avait affolés de ses maléfices, ne comprenaient pas que leur âme n’avait jamais couru de plus grands périls ! Quant à la Commandante, elle n’éprouvait pas trop de colère contre eux. S’il eût été en son pouvoir, elle les aurait fouettés comme de méchants enfants et leur eût ensuite pardonné.

Mais elle souffrait pour son cher domaine. Elle n’est pas seule qui ait vu la dévastation passer sur un foyer chéri. Plus d’un a détourné la tête quand sa maison d’enfance le regardait avec le regard d’une bête blessée. Elle semblait l’accuser d’avoir laissé le lichen dévorer les arbres de sa cour et la mauvaise herbe étouffer son jardin. Plus d’un sur ces champs abandonnés, qui lui criaient leur abandon, se fût volontiers jeté à genoux et les eût conjurés de ne pas le croire coupable d’un tel crime. Et l’on n’ose pas affronter les yeux des pauvres vieux chevaux. Que d’autres plus hardis soutiennent leur regard ! Et l’on n’ose pas attendre les brebis au retour du pâturage. Rien au monde n’est plus lamentable qu’un foyer délabré. La Commandante ne songeait pas à reconquérir Ekebu. Elle n’avait qu’une idée : purger sa maison de ces sauterelles ruineuses.

Mais, tandis qu’elle parcourait le pays et tendait la main aux aumônes, elle revoyait aussi l’image de sa mère, et la pensée qu’il n’y aurait aucun salut pour elle avant que la vieille femme eût retiré sa malédiction s’était enracinée dans son cœur. La vieille femme vivait encore, là-haut, sous les grandes forêts d’Elfdalen. Âgée de quatre-vingt-dix ans, elle vivait dans ses forges, toujours laborieuse, surveillant l’été ses baquets de lait, l’hiver ses meules de bois, travaillant jusqu’à la dernière heure et soupirant après la fin de sa tâche. La Commandante se disait que Dieu n’avait pas permis à cette mère de mourir avant d’avoir enlevé la malédiction qui pesait sur la tête de sa fille. Elle voulait donc aller la trouver afin que toutes les deux pussent entrer dans le repos. À travers les forêts, le long du fleuve, elle retournerait à son pays natal. Son âme en éprouvait la nostalgie. Bien des gens lui avaient ouvert leur porte et lui avaient offert l’appui d’une vieille amitié, mais elle ne s’arrêtait nulle part et cheminait de maison en maison, amère et sombre comme le remords.

Seulement, il lui était impossible de laisser, derrière elle, ses biens gaspillés, ses forges silencieuses, ses chevaux fourbus et ses serviteurs dispersés. Elle avait compris le plan de son mari, mais elle connaissait assez son indolence pour être sûre que, si elle parvenait à chasser ces prodigues et ces fous, il n’en trouverait pas d’autres d’ici longtemps. Et, une fois les Cavaliers partis, son vieil inspecteur et ses valets sauraient diriger le travail et rétablir l’ordre accoutumé. Et son ombre avait souvent, dans la nuit, glissé sur les noirs chemins de la forge. Elle avait hanté les cabanes des petits fermiers et chuchoté avec le meunier et les garçons du moulin. Elle avait aussi consulté les forgerons sous les hangars. Et tous lui avaient promis de l’aider. Et cette même nuit, lorsque les gais aventuriers auraient dansé, joué et bu jusqu’à tomber d’un lourd sommeil, on les mettrait dehors.

Elle les a laissés se pavaner dans leur insouciance. Assise et menaçante au fond de la forge, elle attendait la fin du bal. Elle a attendu plus longtemps encore et les a vus revenir de leur promenade. Enfin la dernière bougie s’est éteinte : tout le domaine dort. La sombre nuit étincelante couvrait toujours la terre. Alors la Commandante donna l’ordre à ses gens de se réunir autour de l’aile des Cavaliers, pendant qu’elle monterait un instant dans son ancienne habitation.

Elle y frappa, et la fille du pasteur de Brobu, dont elle avait fait une bonne et capable servante, se présenta.

— Que ma maîtresse soit la bienvenue ! dit la jeune fille en lui baisant la main.

— Éteins la lumière, dit la Commandante. Crois-tu que je ne puisse marcher ici sans lumière ?

Et elle commença d’errer à travers la maison silencieuse.

La Commandante s’entretenait avec ses souvenirs. La servante ne sanglotait ni ne soupirait, mais les larmes coulaient et se poursuivaient le long de ses joues. La maîtresse se fit ouvrir les portes de l’armoire à linge et le bahut de l’argenterie. Sa main caressa les belles nappes damassées et les superbes canettes d’argent. Elle monta au grenier et y tâta doucement l’énorme pile des édredons. Il lui fallut encore toucher aux métiers à tisser, enfoncer ses doigts dans la caisse du sucre et tâter les rangées de chandelles suspendues à des perches.

— Les chandelles sont sèches, dit-elle ; on peut les enlever et les serrer dans les tiroirs.

Lorsqu’elle fut au cellier, elle soupesa avec précaution les barriques de bière et explora le rayon des bouteilles de vin. Elle pénétra dans la cuisine, y examina tout et fit à tout un geste d’adieu.

Enfin elle entra dans les chambres et s’arrêta un moment, au milieu de la salle à manger.

— Bien des gens se sont rassasiés à cette table, dit-elle.

Dans les salons, elle trouva les longs et larges canapés à leur place coutumière, et elle sentit sous sa main le marbre froid des consoles qui reposait sur des griffons dorés et supportait des glaces encadrées de divinités dansantes.

— C’était une maison riche, soupira-t-elle. Et ce fut un homme magnifique que celui qui m’en fit reine.

La grande salle, où venaient de tourbillonner les danses, avait à peu près repris sa sévère ordonnance. Elle s’approcha du clavecin et en tira une note.

— De mon temps non plus la joie et la gaîté ne chômaient pas ici, murmura-t-elle.

Derrière le salon, la chambre des invités était toute noire.

La Commandante, en tâtonnant, effleura le visage de sa servante.

— Tu pleures ? dit-elle.

La jeune fille éclata en sanglots.

— Ma maîtresse, ma chère maîtresse, s’écria-t-elle, ils vont tout abîmer. Pourquoi ma maîtresse abandonne-t-elle son domaine à ces fous de Cavaliers ?

Alors la Commandante souleva un store et lui montrant la cour :

— Est-ce moi qui t’ai appris à pleurer et à geindre ? Regarde : la cour est remplie de mes gens : demain il ne restera plus un seul Cavalier à Ekebu.

— Ma maîtresse reviendra-t-elle ?

— Non, pas encore. La grande route est mon refuge : une gerbe de paille, mon lit. Mais tu soigneras Ekebu pendant mon absence, ma fille.

Elles passèrent dans une autre pièce et poursuivirent leur promenade.

Ni l’une ni l’autre ne savait que la chambre des invités était occupée. Marianne y avait été furtivement introduite par Gösta Berling. Et les paroles de la Commandante la tirèrent du demi-sommeil où son âme chantait silencieusement un hymne à l’amour.

La jeune fille comprit qu’un complot s’était tramé contre Gösta et les Cavaliers, ses sauveurs. Dès que les pas se furent éloignés, elle rassembla ses forces, se leva, s’habilla, reprit encore une fois la robe de velours et les souliers de bal, s’enveloppa d’une chaude couverture et de nouveau s’élança dans la nuit semée d’étoiles et âprement froide. Elle ne permettrait pas que des hommes qui l’avaient recueillie fussent ignominieusement chassés. Elle irait avertir le Commandant Samzélius à Siœ. Mais la route était longue : il fallait se hâter.

Quand la Commandante eut enfin dit adieu à toute la maison, elle sortit dans la cour où ses gens l’attendaient. Elle les plaça en cercle autour de l’aile fameuse, la citadelle des Cavaliers.

Dans la grande pièce aux murs blanchis à la chaux, où s’alignaient des coffres peints en rouge, où, sur la table du milieu, les cartes gisent maculées d’eau-de-vie, les Cavaliers dorment derrière leurs rideaux à carreaux jaunes.

Et dans l’écurie, devant des râteliers pleins, les chevaux des Cavaliers dorment et rêvent aux aventures de leur jeunesse. Quand on n’a plus rien à faire, il est doux de rêver. On revoit les courses rapides au retour de la messe de Noël, les voyages à la foire, les nuits passées à la belle étoile et les marchés où l’on trottait sous les yeux de l’acheteur, pendant que le conducteur, penché hors de la voiture, vous hurlait des jurons dans l’oreille. Oui, rêver est très doux, quand on sait qu’on ne quittera plus les râteliers bondés et les stalles tièdes des écuries d’Ekebu.

Le vieux hangar délabré, où l’on remise les carrosses en ruine et les traîneaux cassés, renferme une étrange collection d’anciens véhicules. Il y en a de peints en vert ; il y en a de peints en rouge ; il y en a de peints en jaune. On y trouve la première carriole norvégienne que vit le Vermland, ramenée comme un trophée de guerre en 1814 par Bérencreutz ; les espèces les plus bizarres de voitures à un cheval ; des charrettes, des chariots, des guimbardes, des cabriolets et des tapeculs dont la caisse repose sur des ressorts en bois ; tous les vieux instruments de torture qui ont roulé sur les grandes routes. Il y a là le long traîneau où tiennent les douze Cavaliers, et le traîneau à capote du frileux cousin Kristoffer et le traîneau de famille d’Orneclou avec sa peau d’ours rongée des mites et son écusson à demi effacé ; et les traîneaux de course, ah ! que de traîneaux de course !

Nombreux sont les Cavaliers qui ont vécu et qui sont morts à Ekebu. Leur nom est oublié sur la terre. Ils n’ont plus de place dans le cœur des hommes. Mais la Commandante a gardé les misérables véhicules qui les ont amenés chez elle. Ils dorment tous, sous le hangar, ensevelis chaque jour par une poussière plus épaisse. Les clous et les vis lâchent le bois pourri ; la peinture s’écaille ; les rats et les insectes ont dévoré les dossiers et les coussins.

« Reposons-nous ! disent les vieilles voitures. Nous avons été assez secouées et nous avons essuyé assez d’averses. Qu’il est loin, le temps où nous portions notre jeune maître à son premier bal, et où nous poursuivions gaîment les chemins ruisselants de la saison printanière ! »

Et leur tablier de cuir se fend, les cercles des roues se détachent. Personne n’y touche, et elles tombent en poussière. Une fois par an, le hangar s’ouvre et livre passage à une nouvelle camarade qui s’établit à Ekebu ; et, dès que les portes se referment, la paresse, la lassitude et la décrépitude s’emparent de cette dernière venue. Les rats, les mites se jettent sur elle, et les vrillettes et les insectes que leurs petits coups secs dans le bois qu’ils rongent font appeler la montre de la mort.

Mais voici qu’en cette nuit de Février les portes du hangar se sont ouvertes à deux battants. À la lueur des lanternes et des brandons, on cherche les voitures et les traîneaux qui appartiennent aux Cavaliers présents à Ekebu : la carriole de Bérencreutz, le traîneau d’Orneclou, l’étroit cabriolet dont la capote abrita le cousin Kristoffer. Il importe peu que ce soit véhicule d’été ou véhicule d’hiver, pourvu que chacun retrouve son bien.

Et dans l’écurie on les réveille tous, les pauvres vieux chevaux des Cavaliers, qui sommeillaient devant leurs râteliers pleins. Vos songes sont redevenus réalités ! Vous éprouverez de nouveau, braves coursiers, les montées dures et escarpées, et le foin moisi de l’auberge, et le fouet du maquignon, et les glissades effrénées sur les pentes le verglas !

Les vieilles voitures prennent une figure cocasse, lorsque de petits chevaux du nord sont attelés à un haut carrosse, et d’osseux et longs chevaux de cavalerie à des traîneaux de course. Les bêtes caduques s’ébrouent et grimacent, quand on enfonce le mors dans leur bouche édentée ; les voitures décrépites grincent et geignent. Quelle lamentable exhibition de vieilleries, de jarrets engourdis, de jambes boiteuses, d’éparvins et de gourmes !

Les valets parviennent cependant à harnacher toutes les bêtes. Cela fait, ils s’approchent de la Commandante et lui demandent en quelle voiture s’en ira Gösta Berling, car, comme tout le monde le sait, il est arrivé à Ekebu dans le chariot à charbon de la Commandante.

— Attelez Don Juan à notre meilleur traîneau de course, dit-elle, et étendez-y la fourrure d’ours aux griffes d’argent.

Et, comme les valets murmurent, elle continue :

— Il n’y a pas de cheval dans mon écurie que je ne donnerais pour être débarrassée de cet homme, sachez-le !

Là-haut les Cavaliers dorment toujours. À eux maintenant d’être tirés dehors, dans la nuit d’hiver. Entreprise plus périlleuse que de faire sortir des chevaux engourdis et de vieilles voitures bancales ! Les Cavaliers sont des hommes forts, hardis, terribles, que mille aventures ont trempés.

La Commandante ordonne de mettre le feu à une meule de paille qui se dresse si près de la maison que les lueurs de l’incendie pénétreront dans leur dortoir.

— Allumez ! Allumez ! dit-elle. La meule est à moi. Tout Ekebu est à moi.

Et quand la paille flambe, elle crie :

— Éveillez-les maintenant !

Mais, derrière leurs verrous fermés, les Cavaliers continuent de dormir, bien que la foule s’époumone à crier :

— Au feu ! Au feu !

Le lourd marteau du maître forgeron tonne contre la porte d’entrée : les Cavaliers ne bronchent pas. Une pelote de neige brise un carreau, vole dans la pièce, rebondit d’un rideau à l’autre : les Cavaliers ne se réveillent pas. Ils rêvent simplement qu’une belle jeune fille leur jette un mouchoir ; ils rêvent qu’on les applaudit ; ils rêvent de rires inextinguibles et du vacarme des fêtes nocturnes.

Ce dur sommeil risque de les sauver. La foule commence à croire que cette tranquillité cache un danger. Les Cavaliers ne se seraient-ils pas déjà enfuis pour chercher du renfort ? Sont-ils postés derrière la fenêtre ou la porte, le doigt sur la gâchette, prêts à tirer sur le premier entrant ? Que signifie leur silence ? Bien sûr, ils ne se laisseront pas surprendre comme un ours dans sa tanière.

Et vainement la foule ne cesse de hurler :

— Au feu ! Au feu !

Alors la Commandante empoigne une hache et brise la porte d’en bas. Puis elle monte seule l’escalier, ouvre brusquement la porte de la chambre et pousse un cri :

— Au feu, Cavaliers !

Dociles à cette voix, qui trouve plus d’écho dans leurs oreilles que les hurlements de la foule, douze hommes bondissent de leurs lits, voient les flammes, attrapent leurs vêtements et dégringolent dans la cour.

Mais au seuil du logis, le maître forgeron et deux valets meuniers munis de poings robustes les attendent. Ô honte ! L’un après l’autre, les Cavaliers sont saisis, jetés à terre, ligotés et portés chacun dans sa voiture. Bérencreutz, le colonel aux sourcils froncés, et Christian Bergh, le fort capitaine, et l’oncle Eberhard, même l’invincible Gösta Berling, tous sont pris. La Commandante triomphe.

Assis dans leurs vieilles voitures, les membres liés, la tête pendante, les yeux furibonds, ils sont pitoyables à voir. Et toute la cour retentit de leurs imprécations impuissantes. La Commandante va de l’un à l’autre.

— Tu jureras, dit-elle, de ne plus jamais remettre les pieds à Ekebu.

— Sorcière ! crient-ils.

— Tu jureras, répond-elle : sinon je te rejette dans l’aile des Cavaliers et, cette nuit même, je brûle votre repaire.

— Tu n’oserais !

— J’oserai, coquin ! Crois-tu que j’oublie tes crachats, quand tu me rencontrais sur la route ? N’ai-je pas été déjà tentée tout à l’heure de vous enfumer ? Est-ce que tu as levé la main pour me défendre, lorsque je fus chassée de mon foyer ? Allons, jure, jure !

Et la Commandante paraît si redoutable, bien que peut-être elle s’y force un peu, et tant d’hommes armés de haches les entourent, qu’ils sont obligés de jurer. Alors on va quérir leurs habits et leurs coffres, et on relâche les cordes dont leurs mains sont liées, juste assez pour y insérer les rênes.

Cependant Marianne était arrivée à Siœ. Le Commandant n’est pas de ces hommes qui font la grasse matinée. Elle le trouva au milieu de sa cour, qui revenait de donner leur déjeuner à ses ours. Il ne répondit guère à ce qu’elle lui raconta ; mais il se dirigea vers la cage de ses bêtes, les musela, les prit à la laisse et s’achemina vers Ekebu.

Marianne, épuisée de fatigue, se traînait derrière lui. Là-bas, du côté des forges, une gerbe de flammes jaillit et la remplit d’épouvante. Quelle nuit fantastique ! Un homme bat sa femme et laisse mourir son enfant dans la neige ; une femme entreprend de brûler ses ennemis, et le vieux Commandant mène des ours contre ses propres gens ! La jeune fille fit un suprême effort, dépassa ses compagnons et courut vers le manoir.

À son entrée dans la cour, elle se fraya un passage à travers la foule, et, quand elle fut près de la Commandante, elle s’écria :

— Le Commandant ! Le Commandant ! Il vient avec ses ours !

Ce fut une grande stupeur, et tous les regards se tournèrent anxieux vers l’ancienne maîtresse d’Ekebu.

— Fuyez ! Pour l’amour de Dieu, fuyez ! cria Marianne. Je ne sais à quoi pense le Commandant. Mais il a ses ours, tous ses ours avec lui !

Les yeux restaient toujours attachés au visage de la Commandante. Celle-ci comprit le danger et soupçonna, en voyant Marianne, que l’amour avait joué son rôle dans cette aventure.

— Merci de votre aide, dit-elle calmement à ses paysans et à ses domestiques. Ne craignez rien : nul de vous ne sera inquiété pour les événements de cette nuit. Rentrez chez vous. Je ne veux pas être la cause d’une blessure ou d’une mort. Rentrez, et merci.

Ils s’attardaient cependant.

— Allons, venez ! reprit-elle, venez, mes chers enfants. Dieu protège Ekebu ! Pour moi, il faut que je monte vers le nord.

Puis, regardant Marianne dans les yeux :

— Ah, Marianne ! Quand Ekebu sera ruiné et le pays dévasté, songe à cette nuit et prends soin des malheureux.

Et elle sortit, suivie de toute la foule.

Quand le Commandant arriva, il ne trouva dans la cour que la jeune fille et une longue rangée de véhicules piteux attelés de piteuses rosses, mais moins piteuses encore que leurs étranges conducteurs. Marianne détachait leurs liens et les voyait détourner leurs yeux et se mordre les lèvres. Jamais ils n’avaient senti pareille humiliation.

— Ah ! leur murmurait la jeune fille, je ne valais pas mieux, lorsque j’étais tout à l’heure agenouillée dans la neige de Björne !

Je ne dirai point comment les vieilles voitures rentrèrent sous le hangar, ni les chevaux dans l’écurie, ni les Cavaliers dans l’aile du manoir. L’aurore commençait à poindre au-dessus des montagnes de l’Ouest. Mais vous saurez que, lorsque les Cavaliers eurent regagné leur chambre et y eurent retrouvé assez de punch pour remplir leurs verres, un subit enthousiasme les saisit.

— Vive la Commandante ! crièrent-ils. Vive la Commandante !

Quelle femme ! Elle n’avait pas sa pareille. Certes, ils n’eussent pas mieux demandé que de la servir et de l’adorer. Mais pourquoi le Diable la tenait-il si bien en sa puissance qu’elle voulait faire culbuter dans l’Enfer les âmes des pauvres Cavaliers ?