Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 53-66).

CHAPITRE IV
LES LOUPS

Grand bal à Borg. En ce temps-là un jeune comte Dohna, nouvellement marié, habitait le domaine de Borg. La comtesse était jeune et belle : la soirée promettait d’être charmante, au vieux manoir. Les Cavaliers reçurent une invitation, mais le seul Gösta Berling eut envie de s’y rendre.

Borg et Ekebu sont séparés par le lac de Leuven. Quand le lac est gelé, c’est une affaire de quatre ou cinq lieues. Pour cette fête le pauvre Gösta fut équipé comme un fils de roi qui aurait à soutenir l’honneur d’un royaume. Les Cavaliers le revêtirent d’un habit neuf aux boutons brillants et d’un jabot de dentelles. On le chaussa d’escarpins. Il endossa une pelisse du plus beau castor et enfonça sur sa tête aux cheveux blonds un superbe bonnet de zibeline. Son traîneau fut recouvert d’une peau d’ours aux griffes d’argent et les valets y attelèrent l’orgueil de l’écurie, le noir Don Juan. Gösta siffla son blanc Tancrède et saisit les longues rênes tressées. Et il partit ainsi, dans ce splendide équipage, lui dont l’esprit et la figure jetaient d’eux-mêmes un assez vif éclat.

C’était un dimanche matin. Il entendit le son de l’orgue et des psaumes en passant devant l’église de Bro ; puis il suivit le solitaire chemin des bois qui mène à Berga, où il comptait dîner chez le capitaine Uggla.

La maison des Uggla ne respirait guère l’opulence. Les soucis d’argent connaissaient bien la porte de cette pauvre demeure au toit de tourbe. Mais on y était reçu avec de bons sourires et des rires et des chants et des jeux, et on ne s’en éloignait qu’à contre-cœur.

La vieille demoiselle Ulrika Dillner, la gouvernante qui s’occupait du ménage, s’avança sur l’escalier et souhaita la bienvenue à Gösta. Elle lui fit une grande révérence, et les fausses papillotes, qui descendaient des deux côtés de son visage brun et ridé, se mirent à frétiller de joie.

Quand elle l’eut introduit dans la salle, Mlle Ulrika commença de lui parler des maîtres de céans et des incidents de leur vie. Les temps étaient durs : on manquait même de raifort pour la viande salée du dîner. Ferdinand et ses sœurs avaient été obligés d’atteler, et d’aller en emprunter à Munkerud. Le capitaine, lui, était parti à la chasse et rapporterait sans doute un vieux lièvre coriace qui coûterait son pesant de beurre. Voilà ce qu’il appelait ravitailler la famille ! Et encore pourvu que le lièvre ne soit pas un renard, car chacun sait que, mort ou vif, le renard est la plus détestable bête que notre Seigneur ait créée. Et la capitaine ? Elle n’était pas levée. Elle lisait des romans dans son lit, comme tous les jours. sûrement elle n’avait pas été mise au monde pour travailler, cet ange du bon Dieu. Le travail, cela convenait à une vieille femme toute grise, comme elle, Ulrika. Du matin au soir, il fallait trotter et se démener, et l’on n’arrivait que péniblement à joindre les deux bouts. Songez donc que, tout un hiver, on n’avait eu d’autre viande que du jambon d’ours ! Quant à être payée de sa peine, elle ne s’y attendait guère ; elle n’avait jamais encore vu la couleur de ses gages : mais du moins, quand elle ne pourrait plus gagner sa pitance, on ne la jetterait pas sur la grande route. On avait de la considération même pour une gouvernante, dans cette famille-là ; et, si seulement on avait de quoi acheter la bière, elle était sûre d’un bel enterrement.

— Car, ajouta-t-elle, en essuyant ses yeux toujours si prompts à se mouiller, qui sait comment les choses tourneront ? Nous devons de l’argent au méchant Sintram. Il pourra tout saisir, ici, tout vendre. Il est vrai que Ferdinand est fiancé à la riche Anna Stiernhœk, mais elle se fatiguera de lui ! Et qu’adviendra-t-il alors de nous, avec nos trois vaches, nos neuf chevaux, et nos gaies jeunes demoiselles qui ne songent qu’à danser, et nos champs maigres où rien ne pousse, et notre bon Ferdinand dont on ne fera jamais un homme ? Que deviendra cette maison bénie, où tout se plaît, sauf le travail ?

Bientôt l’heure du dîner sonna et les membres de la famille se réunirent. Le bon Ferdinand, le fils de la maison, et les gaies jeunes filles étaient revenus avec le raifort emprunté. Le capitaine rentra, frais et dispos, après un bain involontaire dans l’eau glacée du marais, et une chasse à travers la forêt. Il ouvrit les fenêtres toutes grandes pour avoir de l’air, et secoua fortement la main de Gösta. Puis la capitaine arriva, en robe de soie ; et de larges dentelles tombaient jusque sur ses mains que Gösta eut la permission de baiser.

— Eh bien, lui demanda-t-on en riant, comment allez-vous à Ekebu, là-bas, dans la Terre Promise ?

— Le lait et le miel y coulent, répondit-il. Nous épuisons le fer des montagnes et nous remplissons les barriques de nos caves. Les champs poussent de l’or dont nous dorons la pauvreté de la vie, et nous abattons nos forêts pour construire des pavillons de jardin et pour faire des jeux de quilles.

La capitaine murmura dans un soupir :

— Poète !

— Bien des péchés me pèsent sur la conscience, répondit Gösta, mais je n’ai jamais commis le moindre vers.

— Tu es poète quand même, Gösta. Tu n’échapperas pas à cette injure ! Tu as vécu plus de poèmes que nos poètes n’en ont écrit.

Et la capitaine se mit à lui parler tendrement, comme une mère, de sa vie si follement gaspillée.

— Je vivrai assez, je l’espère, dit-elle, pour te voir devenir un homme.

Gösta trouvait très doux d’être grondé et exhorté par cette amie fidèle et romanesque dont le cœur s’enflammait à tous les beaux récits et à toutes les grandes actions.

Quand ils en eurent fini avec la viande salée au raifort et les choux et les gâteaux et la bière, et que les histoires de Gösta les eurent fait tour à tour rire et pleurer, des grelots carillonnèrent dans le cour, et le méchant Sintram entra.

Il suait le contentement, de l’extrémité de son crâne chauve jusqu’à ses longs pieds plats. Il balançait ses bras démesurés et grimaçait. On ne pouvait s’y tromper : Sintram apportait de mauvaises nouvelles.

— Avez-vous ouï dire, demanda-t-il, qu’aujourd’hui les bans ont été publiés à l’église de Svartsiœ entre Anna Stiernhœk et le riche Dahlberg ? Elle a dû oublier ses fiançailles avec Ferdinand.

Personne n’en avait rien su. Ferdinand pâlit. Son père vit déjà la maison dévastée, et les chevaux vendus et vendus les vieux meubles que la capitaine avait hérités de ses parents. Le jambon d’ours réapparaîtrait sur la table, et les jeunes filles seraient obligées d’aller chercher une place à des foyers étrangers. La capitaine caressa son fils ; sa douce caresse lui rappelait qu’il est un amour dont on n’a jamais à craindre de trahison.

Mais Gösta Berling tournait et retournait déjà mille projets dans sa tête.

— Écoutez, s’écria-t-il, ce n’est pas le moment de s’abandonner au désespoir. Le coup vient sûrement de la femme du pasteur de Svartsiœ. Elle a pris de l’ascendant sur Anna depuis que celle-ci demeure au presbytère. Mais le mariage n’est pas fait. Toi, Ferdinand, reste ici. Je vais à Borg et j’y verrai Anna. Je lui parlerai ; je l’arracherai de la maison du pasteur, et, s’il le faut, des bras de son vieux fiancé. Et cette nuit même je vous l’amènerai ici.

Gösta partit donc seul, accompagné de tous les vœux. Sintram, réjoui du tour qu’on allait jouer à Dahlberg, résolut de rester à Berga pour assister au retour de l’infidèle, et, dans un accès de bienveillance tout à fait inaccoutumé, il ceignit la pelisse de Gösta de sa propre ceinture, une ceinture de voyage verte, cadeau de Mlle Ulrika.

La capitaine sortit sur le perron et tendit au jeune homme trois petits livres reliés en rouge.

— Prends-les, dit-elle, prends-les, si tu ne réussis pas. C’est Corinne, la Corinne de Mme de Staël : je ne veux pas qu’ils soient vendus.

— Je réussirai.

— Ah Gösta, Gösta, dit-elle, en lui passant la main sur la tête découverte, le plus fort et le plus faible des hommes ! Combien de temps te souviendra-t-il que tu tiens dans ta main le bonheur de quelques pauvres gens ?

Et de nouveau, traîné par le noir Don Juan et suivi du blanc Tancrède, Gösta vola sur la grande route. Et l’allégresse de l’aventure emplissait son âme.

Le chemin passait devant le presbytère de Svartsiœ : il monta l’allée et demanda qu’on lui permît de mener au bal Anna Stiernhœk. Ce fut accordé. Et la belle fille, capricieuse et volontaire, se laissa emporter par le noir Don Juan.

Les deux jeunes gens restèrent d’abord silencieux. Enfin Anna, provocante rompit le silence.

— Gösta sait-il par hasard ce que le pasteur a publié ce matin, dans l’église ?

— A-t-il dit que tu es la plus belle jeune fille entre le Leuven et le Klarelf ?

— Grand fou ! Cela, personne ne l’ignore. Non ! Il a publié nos bans au vieux Dahlberg et à moi.

— Si je l’avais su, tu peux être assurée que je ne t’aurais pas installée là, dans mon traîneau, — moi, debout pour te conduire !

L’orgueilleuse héritière répondit avec mépris.

— Je serais probablement arrivée au bal sans Gösta Berling.

— C’est grand dommage pour toi, Anna, reprit Gösta, que tu n’aies plus ni père ni mère. Il faut te prendre comme tu es. On ne te changera pas.

— C’est encore plus dommage que tu ne m’aies pas dit tout à l’heure ces belles choses : je me serais fait conduire par un autre.

— Il est évident que la femme du pasteur le pense aussi et qu’elle a cherché quelqu’un qui remplaçât ton père, sans quoi elle n’eût pas songé à t’atteler avec une vieille haridelle.

— Ce n’est pas la femme du pasteur qui a décidé mon mariage.

— Quoi, tu aurais choisi toi-même un si bel homme ?

— Il ne me prend pas pour l’argent, lui !

— Non, les vieux ne courent qu’après les yeux bleus et les joues roses : ils sont si gentils !

— N’as-tu pas honte, Gösta ?

— Et surtout mets-toi bien dans la tête que tu ne dois plus t’amuser en compagnie des jeunes gens. Plus de danses ! À toi la place tranquille au coin des canapés ! Mais peut-être te réjouis-tu de jouer aux cartes avec le vieux Dahlberg ?

Elle ne répondit rien, et ils gardèrent le silence jusqu’à la côte escarpée de Borg.

— Merci du voyage ! dit-elle. Il est à parier que beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant que je remonte dans le traîneau de Gösta Berling.

— Merci de la promesse ! J’en connais plus d’un qui regretta le jour où il te conduisit à une fête.

La reine de la commune entra d’un air revêche dans la salle du bal et promena ses regards sur les groupes d’invités. Elle vit d’abord Dahlberg, petit et chauve, à côté de Gösta Berling, élancé et dont la tête était encadrée de beaux cheveux blonds. Elle aurait voulu les mettre tous les deux à la porte.

Son fiancé se hâta vers elle et l’invita à une danse, mais elle le reçut du haut de son dédain.

— Vous voulez danser ? Depuis quand dansez-vous ?

Les jeunes filles lui apportèrent leurs félicitations.

— Pas de comédie ! fit-elle. Vous savez fort bien qu’on ne peut s’éprendre du vieux Dahlberg ; mais il est riche, je suis riche ; nos deux fortunes s’accordent.

Les vieilles dames vinrent lui presser les mains et lui parlèrent du plus grand bonheur de la vie.

— Félicitez donc Mme la Pasteur, répondit-elle ; car son contentement est encore plus vif que le mien.

Cependant Gösta Berling, le gai Cavalier, était salué avec joie par tout le monde, à cause de son sourire jeune et frais et de ses belles paroles qui semaient de la poussière d’or sur la trame grise de la vie. Jamais Anna ne l’avait vu tel qu’il était ce soir-là. Ce n’était pas un homme rejeté de la société, un proscrit, un bouffon sans foyer : c’était un roi, un roi de naissance.

Les autres jeunes gens se conjurèrent contre elle. On la laissa réfléchir au crime qu’elle commettait en donnant à un vieillard sa grande fortune et son beau visage ; et elle fit tapisserie pendant plus de dix danses.

À la onzième, un homme, le plus humble des humbles, avec qui personne ne voulait danser, se glissa vers elle et l’invita.

— Plus de brioche, dit-elle, en avant le pain dur !

On joua aux gages. Les jeunes filles rapprochèrent leurs têtes blondes et chuchotèrent. Anna se trouva condamnée à embrasser celui qu’elle aimait le plus. Les malicieuses s’attendaient à voir la fière beauté embrasser le vieux Dahlberg. Mais elle se leva et, superbe de colère, demanda :

— Ne puis-je pas aussi bien souffleter celui que j’aime le moins ?

Au même instant la joue de Gösta brûla sous la paume de sa petite main ferme. Il devint d’un rouge de braise. Mais il se domina et, saisissant le poignet de la belle jeune fille, il lui murmura :

— Dans une demi-heure, en bas, au salon ; vous m’attendrez.

Et sous les yeux bleus du jeune homme qui l’emprisonnaient d’un regard magique, elle se sentit contrainte d’obéir.

Une demi-heure plus tard, elle se tenait devant lui, droite et âpre :

— En quoi mon mariage regarde-t-il Gösta Berling ?

Il ne voulut ni lui parler doucement ni prononcer encore le nom de Ferdinand.

— Était-ce donc un châtiment trop dur que de te faire languir pendant une dizaine de danses, toi qui as manqué à tes promesses et violé tes serments ? Si un homme meilleur que moi avait eu la punition dans ses mains, il te l’aurait infligée plus sévère.

— Mais qu’avez-vous tous contre moi ? s’écria-t-elle. Que ne me laissez-vous en paix ? Vous me poursuivez à cause de mon argent. Ah, cet argent, je le jetterai dans le Leuven, et vous irez l’y repêcher, si vous voulez !

Elle mit sa main sur ses yeux et se prit à pleurer. Alors le cœur de Gösta fut ému. Il regretta sa dureté :

— Hélas, enfant, fit-il d’une voix caressante, pardonne-moi ! Pardonne au pauvre Gösta Berling. Personne ne se soucie de ce qu’un malheureux comme lui peut penser, tu le sais bien ! On ne pleure pas plus de sa colère que d’une piqûre de moustique. Je voulais empêcher que la plus belle de nos jeunes filles épousât le vieux Dahlberg. Et je ne suis parvenu qu’à te tirer des larmes !

Il s’assit sur le canapé et, tout doucement, pour la redresser, il lui entoura la taille. Mais elle ne s’écarta point, et, se pressant contre Gösta, elle lui jeta les bras au cou ; et son beau visage pleurant s’appuya sur l’épaule du jeune homme.

Ah, le plus fort et le plus faible des hommes, ce n’était pas à ton cou que devaient se nouer ces bras blancs !

— Si j’avais su, murmura-t-elle, jamais je n’aurais accepté le vieux Dahlberg. Je t’ai regardé ce soir : personne n’est comme toi.

Les lèvres pâles de Gösta Berling articulèrent péniblement un nom :

— Ferdinand !

Elle en étouffa les syllabes d’un baiser.

— Hormis toi, nul ne compte. Je te resterai toujours fidèle, à toi.

— Mais moi, répondit-il amèrement, je ne puis t’épouser. Songe donc que je suis Gösta Berling.

— Tu es celui que j’aime, le plus noble des hommes.

Alors le sang de Gösta bouillonna. Il étreignit cette belle fille, douce en son amour.

— Si tu veux être à moi, dit-il, tu ne peux rester au presbytère. Je te conduirai ce soir même à Ekebu, et, là, je saurai te défendre jusqu’à ce que nous célébrions nos noces.

Ce fut un bruissement rapide à travers la nuit. Don Juan les emportait, comme si l’amour lui-même l’eût éperonné. Le grincement de la neige sous le traîneau ressemblait à un gémissement, au gémissement de ceux qu’ils trahissaient. Elle était pendue à son cou. Et lui, penché en avant, murmurait à son oreille :

— Quelle félicité vaut l’âpre douceur d’une joie volée ?

Qu’importaient les bans publiés et la colère des hommes ? Ils avaient l’amour. Est-ce qu’on résiste à sa destinée ? Quand les étoiles du ciel eussent été des cierges allumés pour ses noces avec le vieux Dahlberg et les grelots de Don Juan les cloches de l’église, Anna eût suivi Gösta Berling, tant la destinée est puissante.

Ils avaient dépassé le presbytère et Munkerud. Encore deux lieues jusqu’à Berga, puis deux lieues encore jusqu’à Ekebu. Ils longeaient la lisière de la forêt : à droite se dressaient de sombres montagnes ; à gauche se creusait mollement une longue vallée pâle.

Tout à coup Tancrède arriva avec une telle rapidité qu’on eût dit une courroie rasant la terre, et, hurlant de frayeur, sauta dans le traîneau et s’accroupit aux pieds de la jeune fille. Don Juan tressaillit et prit le mors aux dents.

— Les loups ! fit Gösta Berling.

Ils virent une ligne grise se glisser et serpenter le long des fossés. Il devait y en avoir au moins douze. Anna n’éprouva aucune crainte. Le jour avait été riche d’aventures et la nuit promettait de ressembler au jour. Voler sur la neige étincelante en bravant les bêtes féroces et les hommes, c’était vivre !

Gösta Berling laissa échapper un juron et fouetta son cheval.

— As-tu peur ? demanda-t-il.

— Non, mais ils comptent nous couper le passage au tournant de la route.

Et, Don Juan galopant, Tancrède hurlant d’épouvante, ils atteignirent le tournant en même temps que les loups. D’un coup de fouet Gösta écarta le premier.

— Ah, Don Juan, mon garçon, fit-il, comme tu leur échapperais, si tu n’avais pas à nous traîner !

Il attacha sa ceinture verte au fond du traîneau et la laissa pendre afin de les effrayer. En effet, les loups ralentirent leur course, mais, quand ils eurent surmonté leur étonnement, l’un d’eux, suivi bientôt des autres, s’élança, la gueule béante. Alors Gösta saisit la Corinne de Madame de Staël et la lui jeta. Les deux jeunes gens eurent un instant de répit pendant que les bêtes s’acharnaient sur cette proie. Puis de nouveau ils entendirent tout près d’eux des respirations haletantes. Et pas de maison avant Berga ! Leur était-il possible de revoir ceux qu’ils avaient trompés ? Le cheval se fatiguait. Que deviendraient-ils ?

À l’orée du bois, le logis de Berga leur apparut, avec des lumières aux fenêtres. Gösta savait pour qui on les avait allumées : il ne le savait que trop ! Les loups, flairant le voisinage des habitations, obliquèrent ; et le traîneau, dévorant l’espace, laissa derrière lui la demeure illuminée. Mais à l’endroit où le chemin s’enfonce dans la forêt, les jeunes gens aperçurent un groupe sombre : les loups étaient là, postés, et les attendaient.

— Retournons au presbytère, dit Gösta : nous alléguerons une promenade au clair de lune.

Ils rebroussèrent chemin, repassèrent devant Berga, mais derechef la route leur fut barrée par des formes aux dents blanches et aux yeux de braise. Les loups affamés sautèrent sur le cheval et s’accrochèrent aux harnais. Anna se demanda si Gösta et elle n’allaient pas être dévorés ou si l’on ne retrouverait pas le lendemain leurs membres épars sur la neige sanglante.

— Il y va de notre vie ! s’écria-t-elle en agrippant Tancrède par la peau du cou.

— Laisse ! Laisse ! répondit-il. Ce n’est pas pour le chien que les loups chassent cette nuit.

Et, d’un coup brusque, il fit virer son traîneau et le lança sur la montée de Berga, harcelé par les bêtes exaspérées qui sentaient cette fois leur proie leur échapper.

— Anna, dit-il, en mettant le pied sur les marches de l’escalier, Dieu ne le veut pas. Si tu es la femme que je crois, tu feras bonne contenance.

On avait entendu les grelots et tout le monde sortait de la maison.

— Il l’a ! criaient-ils. Il l’a ! Vive Gösta Berling !

Et on les reçut de bras en bras.

On ne leur fit pas beaucoup de questions : la nuit était avancée, et les voyageurs brisés de leur aventure. Anna était revenue : on n’en demandait pas davantage. Seules, Corinne et l’écharpe restaient aux dents des loups.

Toute la maison dormait. Gösta se leva, s’habilla et se glissa dans la cour. Il tira Don Juan de l’écurie, l’attela, et il allait partir quand Anna apparut.

— Je t’ai entendu, dit-elle : je me suis levée. Me voici prête à te suivre.

Il s’approcha d’elle et lui prit les deux mains.

— Tu ne comprends donc pas encore que Dieu ne le veut pas ? Écoute : j’ai dîné ici, j’ai vu leur désespoir à cause de ta trahison, je suis parti pour Berga afin de te ramener à Ferdinand. Mais je n’ai jamais été et ne serai jamais qu’un misérable. J’ai voulu te garder. Il y a ici une pauvre fille qui supporte toutes les privations et qui s’en console à l’idée de mourir au milieu d’amis : je l’ai également trahie. Tu étais belle, le péché si doux et Gösta Berling si facile à tenter ! Mais, Anna, depuis que j’ai vu leur joie, je ne veux plus, non, je ne veux plus te garder. Par toi je serais devenu peut-être un homme, mais je ne peux pas te garder ! Ô ma bien-aimée, quelqu’un se joue de nos désirs et de nos volontés. Il faut plier. Dans cette maison, tout dort sur la foi de ta tendresse. Dis que tu resteras chez eux, que tu te feras leur aide et leur soutien. Si tu m’aimes, s’il te plaît d’alléger ma lourde peine, promets-le moi. As-tu le cœur assez ferme pour te vaincre toi-même et sourire dans ta victoire ?

— Oui, s’écria-t-elle avec exaltation, oui ! je me sacrifierai et je sourirai.

— Et tu n’en voudras pas à mes pauvres amis ?

— Tant que je t’aimerai, répondit-elle mélancoliquement, je les aimerai.

— De cette heure seulement, soupira-t-il, je comprends ce que tu vaux. Il m’est dur de te quitter.

— Adieu, adieu, Gösta ! Mon amour ne t’induira pas en péché.

Elle fit quelques pas vers la porte. Il la suivit.

— M’oublieras-tu vite ?

— Adieu, Gösta, adieu ! Pars ! Nous ne sommes que de faibles créatures humaines.

Il se jeta dans son traîneau, mais alors elle courut à lui.

— Tu ne songes pas aux loups ?

— C’est à eux que je songe, au contraire. Ils ont fait ce qu’ils devaient faire et n’ont plus rien à faire avec moi, cette nuit.

Il lui tendait les bras, mais Don Juan impatient partit au galop. Gösta saisit les rênes, le visage encore tourné vers celle qu’il abandonnait. Puis sa tête tomba sur le bord du traîneau et ses larmes coulèrent.

— Oh ! j’ai eu le bonheur entre les mains et je l’ai repoussé, repoussé moi-même. Pourquoi ne l’ai-je pas gardé ?

Ah, Gösta Berling, le plus faible et le plus fort des hommes !