Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 45-53).

CHAPITRE III
LE DÎNER DE NOËL

Le jour de Noël la Commandante Samzélius donne un grand dîner à Ekebu. Elle préside à une table dressée pour cinquante hôtes, dans tout son éclat et sa magnificence. Plus de courte pelisse ni de bure rayée, ni de pipe en terre. C’est un frou-frou de soie autour d’elle : l’or surcharge ses bras nus, et de froides perles s’égrènent à son cou blanc.

Et où sont les Cavaliers ? Près du poêle. Ce jour-là, il n’y a point de place pour eux à la grande table. Les plats leur arrivent refroidis et les vins plus rares. Les coups d’œil des jolies femmes ne tombent pas sur eux. Personne n’entend les bons mots de Gösta. Mais les Cavaliers sont comme des chevaux domptés, des bêtes féroces rassasiées. La nuit ne leur a donné qu’une heure de sommeil. Ils sont partis pour la messe matinale aux lueurs des brandons et à la clarté des étoiles. Ils ont vu les fenêtres illuminées ; ils ont entendu les cantiques de Noël ; leur visage a retrouvé un instant son sourire enfantin, et le souvenir des fantasmagories de la forge s’est dissipé. Qui oserait lever la main et porter témoignage contre la Commandante ? Pas eux, sûrement. Elle peut bien les placer où bon lui semble. Elle peut même leur fermer sa porte. Que Dieu garde leurs âmes ! Ils ne sauraient vivre loin d’Ekebu.

Cependant la Commandante se rengorge entre le comte de Borg et le curé de Bro. À la grande table, on s’amuse. Là brillent les beaux yeux de Marianne Sinclair ; là résonne le doux rire de la gaie petite comtesse Dohna. Les Cavaliers penchent la tête comme des enfants en pénitence. Mais pourquoi les exile-t-on ? Que signifie cette table au coin de la cheminée ? Ne les juge-t-on pas dignes de s’asseoir en noble compagnie ? Et voici que les images et les pensées de la nuit se réveillent en eux : la belle vision des sept forges tombées entre leurs mains, et leur damnation qui paie le luxe et les richesses de la Commandante.

Le patron Julius essaie de plaisanter, et montrant à Christian Bergh, le fort capitaine, un plat de gélinottes qui fait le tour de la grande table :

— Il n’y en aura pas assez, dit-il ; je les ai comptées. Mais sois tranquille, capitaine Christian ; on nous a fait cuire de bonnes corneilles.

Les lèvres de Bérencreutz esquissent un pâle sourire sous ses grandes moustaches, et Gösta, qui semble en vouloir à la vie de tout le monde, ajoute :

— Les Cavaliers ne peuvent rien demander de mieux.

Le domestique s’avance avec un plat de superbes gélinottes.

Mais le capitaine Christian bouillonne de colère. N’a-t-il pas voué une haine implacable à ces vilains oiseaux croassants ? Il les déteste jusque-là que, bravant la risée publique, on le voit à l’automne, pour mieux les approcher dans les champs de blé, s’affubler d’une robe de femme et se nouer un fichu sur la tête. Au printemps, quand elles mènent leurs danses d’amour sur les prés verts, il en fait un joyeux massacre. L’été, il cherche leurs nids et en écrase les œufs.

Le géant se lève, arrache des mains du domestique le plat de gélinottes.

— Penses-tu donc, s’écrie-t-il, que j’aie besoin de les entendre croasser pour les reconnaître ? Offrir des corneilles à Christian Bergh ! Pouah !

Et il prend les gélinottes une à une et les lance contre le mur.

— Pouah ! Pouah ! des corneilles à Christian Bergh ! Pouah !

Et, comme les oisillons sans plumes qu’il a coutume d’écrabouiller sur les rocs, les gélinottes, l’une après l’autre, vont s’aplatir à la muraille et rebondissent dans un éclaboussement de graisse et de sauce.

Les Cavaliers se gaudissent, mais la voix courroucée de la Commandante s’élève.

— Jetez-le à la porte ! ordonne-t-elle aux valets.

Les valets hésitent, intimidés.

— Jetez-le à la porte !

Christian Bergh a entendu. Possédé de fureur, aveugle, formidable, il fait face à la maîtresse d’Ekebu, comme l’ours se détourne d’un ennemi atterré contre un nouvel adversaire. Il marche vers la grande table en fer à cheval, et le parquet crie sous ses pas lourds.

— Jetez-le à la porte !

Il s’arrête devant elle, la dévisage. Ses sourcils froncés et ses énormes poings épouvantent les serviteurs et les hôtes.

— Oui, dit-il, j’ai pris les corneilles et je les ai lancées contre le mur. Et après ?

— Sortez d’ici, capitaine !

— Tais-toi, vieille sorcière ! Tu ne rougis pas d’offrir des corneilles à Christian Bergh ? Je devrais te prendre, loi et tes sacrés domaines !

— Mille diables, Christian Bergh, tais-toi ! C’est moi seule qui jure, ici !

— Crois-tu que j’aie peur de toi, sorcière ? Est-ce que je ne sais pas comment tu as eu tes sept forges ?

— Tais-toi, Christian !

— Altringer les a léguées à ton mari parce que tu as été sa maîtresse !

— Tais-toi ! Tais-toi !

— Il fallait bien te récompenser de ta fidélité d’épouse, Margareta Samzélius ! Le Commandant, qui avait l’air de tout ignorer, t’a laissée gouverner les forges. Et le Diable a tout mené. Mais maintenant, c’en est fait de toi !

La Commandante s’assit, pâle et tremblante, et murmura d’une étrange voix basse :

— Oui, maintenant c’en est fait de moi, et c’est ton œuvre, Christian Bergh !

À ces mots, le géant frissonna : ses traits se contractèrent et des larmes d’angoisse lui montèrent aux yeux.

— Je suis ivre ! s’écria-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai dit : je n’ai rien dit ! Esclave et chien, rien de plus, voilà ce que j’ai été pour elle pendant quarante ans. Elle est la Margareta Celsing que j’ai servie toute mon existence. Je ne dis aucun mal d’elle. Et que pourrais-je dire ? Qu’elle me frappe, si elle veut ! Je n’ai rien à dire ; je ne dirai rien.

Et il se jette à genoux, se traîne vers elle, saisit le bas de sa jupe et le baigne de ses larmes.

Mais, non loin de la Commandante, un petit homme trapu est assis. Les cheveux touffus, les yeux obliques, la mâchoire inférieure proéminente, il ressemble à un ours. C’est le Commandant Samzélius, un homme taciturne, qui suit son sentier solitaire et laisse le monde aller tout seul. Il se dresse aux derniers mots du capitaine, et sa femme se dresse aussi, et tous les hôtes. Les femmes pleurent, les hommes demeurent interdits. Les mains larges et poilues du Commandant se sont lentement fermées, et son bras se lève. Mais sa femme parle d’abord, et avec une note sourde qu’on ne lui connaissait pas :

— Tu m’as volée, lui dit-elle. Oui, tu es venu comme un voleur et tu m’as prise. Par de dures paroles, par des coups, par la faim, on me força de t’épouser. J’ai agi envers toi ainsi que tu le méritais.

Le Commandant secoue son poing fermé, et sa femme recule de quelques pas et reprend :

— L’anguille vivante se tord sous le couteau : femme contrainte prend amant. Me frapperas-tu maintenant pour ce qui s’est passé, il y a plus de vingt ans ? Pourquoi n’as-tu pas frappé alors ? Ne te souvient-il pas qu’Altringer nous a secourus, que nous montions dans ses voitures, que nous buvions son vin, que tes poches étaient lourdes de son or, que tu as accepté, sans rien dire, son domaine et ses forges ? C’est alors que tu aurais dû frapper, Bernard Samzélius !

Le mari promène sur ses hôtes un regard circulaire. Leurs visages donnent raison à sa femme. On est évidemment persuadé qu’il a reçu les terres et les cadeaux comme prix de sa discrétion.

— J’ignorais tout ! cria-t-il en frappant du pied.

— Il vaut mieux que tu le saches maintenant, répliqua-t-elle d’une voix aiguë. J’avais peur que tu mourusses avant de le savoir. Au moins je pourrai donc te parler librement, à toi qui fus mon maître et mon geôlier. Entends-moi bien : j’ai été la maîtresse d’Altringer, la maîtresse de celui à qui tu m’avais indignement ravie.

Le vieil amour exulte dans sa voix et rayonne dans ses yeux. Elle voit devant elle son mari, le poing levé, autour d’elle cinquante visages que son impudence effare.

— Oui, reprend-elle, je lui ai appartenu. Il m’a donné du bonheur, et il a voulu que sa terre fût à moi, sa terre et sa maison et ses forges et tous ses domaines ! Béni soit son souvenir !

Alors le Commandant laisse retomber son bras sans frapper : il sait comment la punir.

— Hors d’ici, rugit-il, hors d’ici !

Elle demeure immobile.

Les Cavaliers écoutent, le visage pâle. Voilà donc ce qu’avait prédit Sintram. Mais alors, ce contrat infernal, ces Cavaliers qui meurent chaque année… Ah, la sorcière !

— Hors d’ici ! continue le Commandant. Va mendier ton pain sur les routes. Tu ne jouiras pas des richesses de ton Altringer. Hors d’ici ! Tu n’es plus rien, et, si tu remets les pieds à Ekebu, je te tuerai.

La Commandante recule vers la porte.

— Il ne te suffit donc pas, dit-elle, d’avoir fait le malheur de toute ma vie ?

— Hors d’ici ! Hors d’ici !

Elle s’appuie contre le chambranle de la porte et l’ancienne malédiction de sa mère lui remonte aux lèvres : « Sois reniée comme tu m’as reniée. Que la grand’route soit ton refuge ; une gerbe de paille, ton lit. »

Le bon vieux pasteur de Bro et le juge de Munkerud s’approchent du Commandant. Pourquoi ne pas laisser dormir ces histoires d’autrefois ? Pourquoi ne pas oublier et pardonner ? Mais il secoue les épaules et repousse les mains conciliantes.

— Ce n’est pas une histoire d’autrefois ! répond-il avec rage. Je n’ai rien su !

Cependant la Commandante a repris son sang-froid.

— Tu sortiras d’ici avant moi, dit-elle. Aidez-moi, messieurs et amis, à lier cet homme jusqu’à ce qu’il ait retrouvé sa raison ! Rappelez-vous qui je suis et qui il est. Je dirige tout le travail d’Ekebu, pendant qu’il passe ses journées à regarder manger ses ours. Si je pars, une effrayante misère entrera derrière moi. Le paysan vit de ma forêt et de mon fer ; le charbonnier, de mon charbon ; le flotteur, de mon bois. Forgerons, menuisiers, charpentiers, je leur assure à tous le vivre et le couvert. Le croyez-vous capable de me remplacer ?

De nouveau, des mains se posent sur les épaules du Commandant. Mais il s’y dérobe d’un mouvement brusque :

— Laissez-moi ! s’écrie-t-il. Est-ce que vous voulez défendre et protéger l’adultère ? Si elle ne sort pas d’elle-même, je vous jure que je la jette à mes ours !

À ce moment suprême, la Commandante se tourna vers les Cavaliers.

— Permettrez-vous qu’on me chasse de ma maison, Cavaliers ? Vous ai-je ménagé la bière et l’eau-de-vie ? Les fêtes et les plaisirs n’ont-ils pas été votre pain quotidien ? Non, vous ne souffrirez pas que cet homme m’expulse !

Pendant qu’elle parlait, Gösta s’est glissé jusqu’à la grande table et se penche vers une belle jeune fille aux cheveux sombres :

— Tu étais souvent à Borg, Anna, il y a cinq ans, dit-il. Sais-tu si ce fut la Commandante qui apprit à Ebba Dohna que j’étais un prêtre défroqué ?

— Aidez la Commandante, Gösta, répond-elle.

— Je veux d’abord savoir si elle a fait de moi un meurtrier.

— Quelle étrange idée ! Aidez la Commandante, Gösta !

— Tu ne veux pas me répondre, je le vois. Sintram m’a dit la vérité.

Gösta retourne à sa place, indifférent, au milieu des Cavaliers que les pensées de la nuit harcèlent et que la fureur aveugle.

— On voit bien que son contrat n’a pas été renouvelé, murmura l’un d’eux.

— Au diable, la sorcière ! crie un autre.

— Imbéciles, s’exclame l’oncle Eberhard, on croirait sur ma foi que vous n’avez pas reconnu le Diable de cette nuit !

— Si ! répond le patron Julius. Mais qu’importe ? Sintram est le suppôt du Diable.

La Commandante comprend qu’elle n’a rien à espérer de cette bande épouvantée et tumultueuse. Elle recule de nouveau vers la porte ; mais, la main sur la poignée de la serrure, elle se retourne encore.

— Ah, traîtres, s’écrie-t-elle, votre heure sonnera bientôt ! Vous serez dispersés et votre place restera vide. Toi, Melchior Sinclair, dont la femme a senti plus d’une fois la lourde main, prends garde ! Et toi, prêtre de Brobu, songe que le châtiment est inévitable. Capitaine Uggla, surveille ta maison : la pauvreté l’assiège. Et vous autres, jeunes femmes, Élisabeth Dohna, Marianne Sinclair, Anna Stiernhœk, ne pensez pas que je serai la seule à fuir. Et gare à vous, Cavaliers ! La tempête passera sur le pays et vous balaiera. Je ne me plains pas, mais je pleure sur le pauvre peuple. Qui lui donnera du travail, quand je n’y serai plus ?

Elle ouvrit la porte, mais alors le capitaine Christian leva la tête et dit :

— Pardonne-moi, Margareta Celsing ! Un seul mot de pardon et je combats pour toi.

La Commandante hésite. Va-t-elle lâcher contre son mari cette force aveugle et brutale ?

— Tu veux que je te pardonne ? répond-elle enfin. N’es-tu pas la cause de mon malheur ? Retourne chez les Cavaliers, Christian Bergh, et réjouis-toi de ton œuvre.

Et elle sortit, laissant l’épouvante derrière elle.

Ce fut ainsi qu’elle tomba, non sans grandeur. On ne la vit point s’abandonner à un lâche désespoir. Mais l’amour de sa jeunesse bouillonnait encore dans ses vieux ans. Elle ne craignit point de parcourir le pays avec la besace et le bâton. Elle s’apitoya seulement sur la misère de ses paysans, sur l’insouciance de ses hôtes, sur tous ceux qu’elle avait protégés, nourris et soutenus. Enfin, trahie de tous, elle eut le courage de détourner d’elle son dernier ami, afin de lui épargner peut-être une action criminelle.

Le lendemain, le Commandant Samzélius quitta Ekebu et s’en fut habiter son propre domaine à Siœ, tout près de là.

Le testament d’Altringer stipulait qu’aucune des forges ne serait vendue ni aliénée. À la mort du Commandant, elles devaient passer à sa femme ou aux héritiers de sa femme. Comme le Commandant ne pouvait se défaire de cet infâme héritage ni le dilapider lui-même, il ne trouva rien de plus sûr, pour en consommer la ruine, que d’y installer les Cavaliers en seigneurs et maîtres.

Plus superstitieux que jamais, les Cavaliers, hantés des prédictions de Sintram, se crurent engagés d’honneur à gaspiller ces richesses. Quant à Gösta, nul ne sut ce qu’il pensait. Se sentait-il délié de toute reconnaissance envers la Commandante qui l’avait fait cavalier d’Ekebu ? N’eut-il pas préféré la mort à la torture de porter sur la conscience le suicide d’Ebba Dohna ? Mais son chagrin, quel qu’il fût, ne se marquait jamais aux traits de son visage, et ses lèvres n’en disaient rien.