Publications de l’Amitié par le Livre (p. 287-305).

XVII
LE RETOUR D’AURORE

Le malheur m’apparut moins grave, et presque insignifiant, au réveil. Comme un hymne de joie, je me répétais : « Elle arrive ce soir, ma chère petite fille ! Dans dix heures et demie, je la verrai !… » Quelle importance pouvaient avoir, dès lors, ces petits accrocs à mes toiles ? Si un restaurateur de tableaux ne venait pas à bout de neutraliser cette fâcheuse réaction chimique par une autre qui rendrait aux blancs leur valeur primitive, j’en serais quitte pour les retoucher moi-même ; soit deux ou trois journées de travail, et voilà tout !

Et pour bien me prouver que je me désintéressais de cette contingence, je me mis à repasser mon rasoir en modulant le leitmotiv de la Walkyrie.

La concierge sonna deux fois, selon son habitude, quand elle avait du courrier pour moi.

Le côté gauche de la figure rasé mais le droit encore barbouillé de mousse de savon, je courus ouvrir, craignant quelque contretemps… Si Aurore… ?

Le Matin, monsieur Delvart ! Le Matin qui reparaît !

Grâce à Dieu, ce n’est que cela !

— Merci, madame Taquet.

Et, très poli, je lui ferme la porte au nez… Zut pour son bavardage ! Elle m’a déjà fait peur, avec son coup de sonnette idiot !

Tout de même, ce journal va m’aider à passer une demi-heure… Terminons notre toilette, et installons-nous dans ce fauteuil.

Voyons. Dithyrambe de la direction, éloges au personnel, aux ouvriers… « Les prodiges de célérité qu’il a fallu accomplir pour remplacer par la vapeur l’équipement électrique dès rotatives… cinq jours seulement nous avons suspendu notre publication, et les premiers nous reparaissons aujourd’hui, devançant de vingt-quatre heures au moins les plus expéditifs de nos confrères… » (Allégation prématurée ! L’Intran reparut dès l’après-midi même, à son heure habituelle).

Résumé des faits qui se sont produits dans « l’interrègne de la Presse »… Charmant ! Ils ne se donnent pas de coups de pied ! Oui, on sait tout ça, rien de nouveau : « Manifestation des sans-travail, le 25 »…, « Imprudentes infractions au décret. À l’usine électrique de Saint-Denis : le lichen ardent. » Guère de détails. « Une espèce particulièrement dangereuse de Xénobie… » Ce n’est pas encore ici que je trouverai la vérité sur cette sombre histoire. On juge que ce n’est pas l’heure d’effrayer le public. « Émeutes et attentats communistes des 26 et 27… » Les communistes ont bon dos !… « Attaque du Central télégraphique… » Je sais. Passons. Exhortation au calme : « Il eût suffi de quelques jours encore de patience… Le lichen a jeté son premier feu de création nouvelle ; la poussée vitale est en décroissance, d’après le professeur Nathan… La résistance des spores est en proportion inverse de la supériorité des formes d’où elles émanent. Les plus tenaces sont celles des espèces inférieures, toujours susceptibles de se reproduire par leur descendance, dans les conditions favorables… »

« La situation actuelle. En France. » Carte avec, teintées en grisaille, les régions contaminées… Tiens ! ça n’a pas beaucoup changé. Le décret a donc servi à quelque chose ?… Paris et la Seine, avec un bout de Seine-et-Oise, font toujours, posée de biais, une espèce de demi-lune. La tache grise de la région sud-est a gagné Sète et Carcassonne. Au sud-ouest, Bordeaux et Bayonne, comme précédemment. C’est au nord que cela s’est le plus étendu : la zone figure maintenant un triangle irrégulier, de Dunkerque au Havre et du Havre à Amiens…

« À l’étranger. L’Espagne n’a pas encore pris de mesures sérieuses contre le lichen. Outre Barcelone : Valence, Madrid, Burgos sont atteints… En Belgique et en Italie, mêmes décrets qu’en France, depuis hier. Aux États-Unis… » Ah ! tiens ! tiens !… Vrai, je ne puis m’empêcher de trouver cela drôle. Eux qui ont donné le signal de la mise en quarantaine de la France ! « À New-York, la Xénobie fait des progrès rapides. On suppose que des bootleggers… » Évidemment, les boot-leggers. Je lirai cela plus tard…

Oh ! oh ! L’ÉVACUATION DE PARIS AJOURNÉE… LA GELÉE PRÉVUE POUR CE SOIR…

« L’examen du projet d’évacuation de Paris, qui devait être soumis hier aux Chambres par la Commission spéciale chargée de son étude et de sa mise au point, a été ajourné. Il est peu probable que le gouvernement soit forcé de recourir à cette mesure extrême, car l’O. N. M. signale l’arrivée d’une vague de froid, qui a toute chance d’atteindre Paris ce soir même. » Et on « exhorte la population. » Oui, comme sur l’affiche d’hier…

Mais, à l’autre colonne, j’ai saisi du coin de l’œil : « Eyguzon », le nom à présent familier et cher. « Le professeur Nathan nous communique que la découverte prévue par lui est en voie de réalisation imminente, au laboratoire d’Eyguzon. L’étude de certaines variétés radioactives de lichen a livré au « nouvel Edison », M. Oswald Lescure, le secret de provoquer à volonté la dissociation intraatomique, c’est-à-dire la libération des énergies que l’atome recèle à un degré de condensation inouïe : le Dr Gustave Le Bon, le savant français à qui revient la gloire de s’être le premier occupé de la question, dès 1910, a calculé, en effet, que si l’on parvenait à libérer assez rapidement toute l’énergie contenue dans un gramme de matière… dans une vulgaire pièce de un centime en bronze, par exemple… le travail fourni serait suffisant pour véhiculer autour du globe terrestre un train de marchandises composé de 40 wagons de 10 tonnes chacun. Il est à peine besoin de faire ressortir l’importance d’une pareille découverte. Elle représente la toute-puissance industrielle et l’hégémonie du monde, pour le pays qui en aurait le monopole. Espérons seulement que le pronostic émis aussi par le Dr Le Bon ne se vérifiera pas : « Celui qui fera cette découverte, dit-il dans son livre L’Évolution de la Matière, n’en verra sans doute pas la réalisation ; il sera détruit avec son laboratoire par une formidable explosion… »

Mais voilà qu’on sonne ! Qui cela peut-il bien être, à cette heure ?

Inattendue… comme cet autre matin du Bourget, si proche et déjà si lointainement reculé dans le passé, où Luce était arrivée à l’improviste avec son frère… c’était encore une fois Luce, mais avec Lendor Cheyne.

Un Cheyne plus américain que jamais, dans son complet à épaules cubistes, un Cheyne au sourire en rictus, aux mâchoires contractées par une implacable volonté de business, et baragouinant un français pire qu’au premier jour. Mais il avait cessé de mâchonner du chewing-gum, et à son teint briqueté j’augurai qu’il poursuivait assidûment ses études comparatives de cocktails.

Luce : dans toute sa splendeur de rousse Danaé.

D’un air malicieux, comme si elle me tenait en réserve une surprise, elle me déclara qu’elle… que Lendor… ou plutôt lui et elle, étaient venus m’acheter quelques toiles, des « calanques », si possible.

La guigne, alors ! L’accident d’hier redevenait une calamité, en me faisant sans doute rater cette affaire… Et je contai la chose, en étalant l’une à côté de l’autre, contre le mur, la série des toiles abîmées.

— Précisément, les calanques que vous auriez voulues, chère amie… La restauration exigera quelques jours.

Elle les examinait à travers son face-à-main.

Mais, au lieu du mouvement de recul que j’attendais, je la vis allonger le cou, cligner des yeux, et finalement. se redresser, avec un :

— Étonnant ! Splendide !… Tu es dingo, tonton, de parler de restauration ! Ce serait commettre un crime, de gâter ces effets de clair-obscur ; l’appareil à désinfecter a eu du génie ; c’est d’une originalité puissante… aussi beau que de l’art nègre. Je te les prends comme ça, tes toiles…

Et, s’adressant à Cheyne :

— Is it not lovely, dear old boy ?

Le Yank opina, de confiance :

— Oh, yes !… capital ! Take the whole lot…

Et, tirant son carnet de chèques, il me demanda :

— Combiène, Guèstoune ?

Ce fut Luce qui, d’autorité, lui dicta un prix… le double de ce que j’eusse osé proposer.

Cette opération réglée, mes visiteurs s’assirent, et Luce se mit à parler de ses affaires… de leurs affaires. En des termes techniques où je me perdis aussitôt, elle m’exposa des business mirobolants, des combines vertigineuses, dont je ne saisissais que des bribes : cartel du pétrole… essences synthétiques… crackling… dividendes… actionnaires. Elle en vint au chapitre de la Moon Gold.

— À toi, Tonton, je peux bien te le dire. Grâce à moi, mon bon Lendor (et telle une dompteuse fière de son élève, elle tapota démonstrativement le bras de Cheyne, qui se rengorgea, ronronnant et roulant des yeux comiques d’hyène amoureuse) a fini par comprendre qu’il était bien jeune de croire à l’utilité de réaliser un jour le voyage à la Lune. Il sait maintenant qu’il suffit de voir dans l’or lunaire un simple symbole du Crédit. C’était pour moi, dès le début, l’évidence même. Et la preuve que j’ai raison, c’est que l’émission nouvelle de l’Européan Moon Gold est entièrement couverte depuis hier, malgré les conditions déplorables du marché financier : les banques ont donné avec ensemble ; il n’y a eu d’opposition que dans les groupes d’électricité…

Animée, triomphante, elle était dans la gloire plénière de sa beauté. Je la caressais de mon regard de peintre, comme j’aurais admiré un tableau de maître. Mais par ailleurs le spectacle du Cheyne dompté me faisait pressentir une nouvelle décisive.

Soudain, changeant de ton, Luce la proclama :

— Alors, mon vieux, j’ai l’honneur de t’annoncer mon prochain mariage… le 13 novembre, dans quinze jours… avec l’ami Lendor… C’est pour commencer à monter notre galerie que nous sommes venus t’acheter des toiles.

Je dus pâlir, rougir, avoir l’air bouleversé. Un vertige de joie tourbillonnait en moi. Des larmes de bonheur, je pense, me montèrent aux yeux.

Elle s’y méprit. Vraiment, elle ne doutait de rien, Danaé ! Après mon éloignement d’elle, avec sous les yeux la preuve, dans ce portrait, que j’aimais ailleurs, elle crut, ma parole ! que je pleurais mes espérances perdues… par regret de l’en voir épouser un autre que moi ! Elle se figurait que toujours, en secret, je gardais pour elle un faible !

— Comme tu t’émotionnes, Tonton ! Je n’aurais pas cru. Aussi, c’est de ta faute, tu es trop timide, je ne pouvais pas deviner, moi. Et puis, songe, ça n’aurait jamais biché, à nous deux. Tandis qu’avec cette chère petite astronaute…

Je ne voulus pas la laisser dans son illusion.

— Non, Luce, détrompez-vous. Ce n’est pas cela, c’est tout simplement la surprise…

— Ne te défends pas, Tonton, je ne t’en veux pas, au contraire ; ça te va bien, ce pleur romantique. Sois tranquille, nous restons copains. D’autant qu’il nous faudra recauser affaires… régler le dédit de leur contrat, Lendor et son ex-fiancée, qui devient ta future épouse. Car tu l’épouses, hein ?

— C’est d’elle que dépend…

— Elle ne demande pas autre chose. Ça crève les yeux. Donc, il va y avoir des questions d’intérêt à débattre avec elle et son père. Mais sois tranquille, je veillerai à ce que Lendor se conduise en gentleman.

Une seconde, je me demandai si Luce n’était pas venue me voir, en réalité, pour obtenir un compromis sur l’invention d’Oswald Lescure annoncée par le Matin, et dont les droits appartenaient exclusivement à Aurore, dans le cas où Cheyne ne l’épousait pas. Mais je compris que je m’exagérais son machiavélisme.

Et quand bien même ! Je lui eusse passé toutes les petites canailleries, à ma chère belle ennemie Luce ! Grâce à elle, les derniers obstacles étaient levés ; grâce à elle, Aurore était libre, ma bien-aimée était à moi !

— Alors, dis, Tonton ? On est toujours des copains !

Avec l’effusion la plus chaleureuse et la plus sincère, je serrai dans la mienne sa main satinée, ferme, pleine et saine de vivante statue.

Dès 17 heures et demie, enveloppé d’un épais pardessus d’hiver, car le temps s’était notablement refroidi, j’arpentais fébrilement le quai de la gare d’Austerlitz où devait arriver, à 18 heures, le train d’Aurore.

Anxieux d’impatience, je repassais les phrases que je dirais pour lui annoncer le mariage de Cheyne ; je savourais d’avance sa surprise joyeuse, le renouvellement de son aveu d’amour…

À 18 heures moins 5, en sentant quelqu’un me taper sur l’épaule, je fis un bond d’énervement et poussai même un cri. Je me retournai :

— Monsieur Nathan !

Dans mon optimisme, dans ma joie bienveillante à tout et à tous, je saluai spontanément le grand biologiste, à qui je pardonnais de bon cœur toutes ses impolitesses passées, présentes et à venir, trop heureux qu’il m’eût fait l’honneur de me reconnaître. Pourtant, la familiarité impérieuse de cette tape sur l’épaule m’étonnait ; elle ne cadrait pas avec le souvenir que je gardais de son attitude olympienne. Il fallait que le vieux savant fût fort troublé, hors de son état normal.

Immobile dans sa pelisse à col de fourrure, il me considérait pensivement, ses gros sourcils blancs froncés… Comment dire ? Un souci à haute tension irradiait de ses traits contractés.

À la fin, d’un geste pesant et quasi absent, il me tendit la main.

— Monsieur Delvart, vous attendez aussi, je suppose, Mlle Lescure ? Je suis heureux de vous trouver là et que vous soyez de ses amis. Laissez-moi dire, je n’ai pas le temps… il est moins quatre, son train va arriver. Il faut que vous vous chargiez d’une mission délicate que vous remplirez mieux que moi auprès d’elle…

« Un grand deuil la frappe… qui est aussi un grand malheur pour la science. Son père est mort. La nouvelle vient de n’en être télégraphiée du barrage d’Eyguzon. Mlle Lescure n’était pas partie depuis deux heures ce matin, qu’une explosion a détruit le laboratoire de recherches. Explosion très violente : à près de deux kilomètres, le poste télégraphique du barrage a été secoué rudement… C’est la preuve, monsieur, la preuve atroce et définitive que le nouvel Edison venait de réaliser sa découverte… C’était, hélas ! presque inévitable comme le prévoyait dès 1910 le Dr Gustave Le Bon… Et malgré tout, cela m’étonne, d’un expérimentateur de premier ordre comme Oswald Lescure. N’aurait-il pas pris toutes les précautions indispensables en pareil cas, et d’abord celle de n’opérer que sur une parcelle infinitésimale de matière ?…

Je percevais à peine la ratiocination du savant ; sa voix m’arrivait lointaine et indistincte. Une lamentation de douleur m’emplissait le crâne, y dominait le chant triomphal de tantôt. Aurore ! Comment t’annoncer l’affreuse nouvelle ? Comment te parler en même temps de mon égoïste joie ?…

Un sifflet de locomotive… Le hall vibre au rythme du train qui s’avance sur la voie, ralentit, stoppe… Dans la cohue des voyageurs débarquants, j’aperçois sa capeline de crin dentelle, son visage aimé, ses yeux qui me cherchent… Plantant là Nathan, je cours au-devant d’elle.

Nous voici face à face, arrêtés, double écueil au milieu du flot qui s’écoule, heurtés par les coudes et par les angles des valises.

Mystérieuse divination de l’instinct féminin et amoureux… Télépathie ? Que sais-je ! Dans mes paroles d’accueil fiévreusement débitées, dans mon serrement de mains, dans mon regard inquiet et avide qui l’implore, qui lui dédie ma pitié à plein cœur, elle a lu la nouvelle affreuse que je malaxais en secret, cherchant de quelle façon lui en offrir le suc douloureux sans trop la faire souffrir.

Elle me reprend les deux mains, qu’elle avait lâchées.

— Gaston ! Que vous est-il arrivé ?… Non, qu’est-il arrivé ? Dites vite ! Ce n’est pas de vous qu’il s’agit ?

La tentation, une demi-seconde, de libérer d’abord ma joie d’amour, prise sous la montagne de tristesse… Pendant que je refoule cette envie, l’autre nouvelle calamiteuse fuse, s’échappe de moi sous la pression de son regard.

— Non, bien-aimée, de vous. De votre père… Il…

Elle se fige soudain, en un calme effrayant.

Elle a vu le biologiste qui nous rejoint, et qui se tient devant elle, le chapeau à la main, sa calvitie respectueusement inclinée. Elle fixe sur lui des yeux ardents. Elle ne veut pas apprendre de moi le malheur qu’elle a deviné, dont elle est à présent intuitivement sûre.

D’une voix étrange, comme automatique, elle interroge :

— La catastrophe est arrivée, monsieur Nathan ?

Le membre de l’Institut, relève le front, puis l’incline en un signe d’assentiment.

— Oui, mademoiselle, le nouvel Edison a rejoint dans l’immortalité les plus glorieux martyrs de la science.

— Oh ! c’est donc pour cela qu’il m’a éloignée au moment décisif… qu’il a éloigné le Dr Alburtin et les garçons de laboratoire… Il prévoyait… Il savait…

Et comme elle se tait, pâle, absente, les yeux agrandis d’une mortelle tristesse, il reprend :

— Mademoiselle, ma voiture est à votre disposition… et vous aussi, monsieur Delvart, si vous voulez…

Mais je n’eus que le temps de la soutenir. Elle est tombée dans mes bras, sanglotante, Et entre ses sanglots, je perçois des paroles qui ouvrent dans ma tristesse sympathique une tranchée resplendissante de bonheur :

— Mon Gaston bien-aimé, je suis à toi ; je n’ai plus que toi au monde…

Instant magnifique ! Je n’ai pas eu à lui annoncer que le mariage de Cheyne la libère. D’elle-même elle renonce aux intérêts qui la lient encore, croit-elle, à son ex-fiancé ; elle jette par-dessus bord le contrat qui doit la faire riche ; elle me sacrifie sa fortune. Elle me donne la preuve d’un amour que seul refoulait son amour filial…

En stricte logique, je pourrais arrêter là mon récit, puisque ce geste, en m’assurant l’amour d’Aurore, clôt l’ère des incertitudes et ouvre celle du bonheur par définition sans histoire. Mais, pour être complet, je donnerai encore un schéma du reste de cette journée, puisque la prédestination qui avait fait débuter mon aventure avec l’histoire du lichen et les avait toutes deux entremêlées de façon si étroite, se manifesta de nouveau, en coupant court au règne effectif du Lichen, le jour où je conquérais définitivement ma bien-aimée.

Au sortir de la gare d’Austerlitz, Nathan se montra pour Aurore d’une prévenance maladroite et touchante. Ce célibataire à la vie sentimentale aride, ayant tout sacrifié à la science, même le simple bonheur domestique, révélait une âme paternelle. Tout en soutenant ma compagne par l’autre bras, il lui murmurait des paroles d’encouragement.

Sur le trottoir, devant la limousine que gardaient le chauffeur et un policier de la Xénobie, il interrogea :

— Où faut-il vous déposer ?

Dans sa détresse, Aurore se tourna vers moi. Elle se remettait entre mes mains.

Ma décision était prise. L’entourer d’une illusion de milieu familial. Je donnai l’adresse de Frémiet. La bienveillance toujours prête de mon oncle et la compassion assurée de ma tante me permettaient d’espérer qu’Aurore ne coucherait pas à l’hôtel cette nuit. À tout le moins elle passerait la soirée parmi des visages amicaux.

Je n’avais pas compté en vain sur le bon cœur de ma tante. Dès les premiers mots, elle s’apitoya et me fit l’offre attendue.

— Non, non, Gaston, tu ne vas pas mener à l’hôtel cette pauvre petite ; nous la mettrons dans la chambre d’amis.

Aurore accepta avec reconnaissance. Elle se laissait envelopper d’une affectueuse compassion qui ouatait sa douleur. Ma tante, s’informant de ses goûts, s’affairait entre la cuisine et la salle à manger, pour nous préparer « un petit diner bien léger ». Mon oncle fut parfait : sans prétendre à l’éloquence des consolations, il mettait une sourdine à sa voix tonitruante, parlait de la gelée prochaine, communiquait ses observations du thermomètre disposé dans la cour, qui en une heure descendit de 3° 1/2 à 1° au-dessus. Le jeune Oscar lui-même s’efforçait de distraire « la demoiselle », en lui exhibant une boîte de meccano et construisant « pour elle » un superbe monoplan… Et moi, tandis qu’elle se tamponnait les yeux, je songeais à l’avenir plus serein et rêvais d’un autre enfant, qui aurait ses yeux et sa bouche…

Comme on se mettait à table, une immense rumeur s’éleva sur la ville ; des sirènes meuglaient, les cloches des églises sonnaient à toute volée. Les prévisions de l’Office Météorologique se réalisaient…

À 21 heures, le thermomètre extérieur marquait −2°.

Il descendit, au cours de la nuit, jusqu’à −5°. La gelée dura trente-six heures et s’étendit sur toute la France, sans épargner la Côte d’Azur.

Le 31 octobre au matin, dans Paris net de lichen, le courant électrique était rendu ; métro, tramways, taxis, autobus circulaient ; la vie reprenait son cours normal.

Notre mariage, célébré à la mairie du XVIIIe et en la basilique du Sacré-Cœur, eut lieu le 15 novembre, un mois jour pour jour après l’atterrissage au col de Bellefille, de la fusée M. G. 17.

Les témoins étaient, pour la mariée : M. Marcel Frémiet, photographe d’art, et le professeur Nathan, membre de l’Institut. Pour le marié : M. Géo de Ricourt, ingénieur, et le Dr Tancrède Alburtin.

Luce et son mari (depuis l’avant-veille : « M. et Mme Cheyne de Ricourt » ) et Mme de Ricourt, figuraient au premier rang de l’assistance, avec d’autres notabilités que citèrent les quotidiens mais qui ne nous importent pas.

La fusillade des photographes subie à la porte de l’église, Géo nous emmena, dépistant les reporters, dans sa Reinastella toute neuve (qui remplaçait la Renault incendiée par les Chimères, à la porte Saint-Ouen), au Pacific, où eut lieu le repas, entre intimes.

À 18 heures, le rapide de Marseille quittait la gare de Lyon, ayant à bord un jeune couple qui allait faire son voyage de noces en Tunisie.

Ce fut ce soir-là, entre Dijon et Lyon, qu’Aurore, tendrement blottie contre moi, dans notre solitaire compartiment de wagons-lits, me reparla de son père et de l’intuition qu’elle avait eue de sa mort, en me voyant avec Nathan, sur le quai de la gare d’Austerlitz.

« Je m’en doutais, je le pressentais », s’était-elle bornée à me répondre, lorsque je l’interrogeais, les jours précédents.

Cette fois, elle s’expliqua enfin.

— Mon père, depuis qu’il touchait à la réussite de sa découverte, semblait soucieux. Chose qu’il n’avait jamais faite, il se préoccupait du sort de son invention : « Est-ce que je travaille vraiment au bonheur de l’humanité ? » Et il m’exposait ses doutes. J’avais beau lui rappeler le principe qu’il m’avait inculqué : « Trouver, seul, importe ; le savant n’a pas à s’inquiéter des applications qu’on fera de sa science ». Il hochait la tête sans répondre. Un article que je lui lus, dans L’Orléans Républicain, l’affecta profondément. C’était signé d’un certain lieutenant-colonel Verdier, qui prônait l’utilisation guerrière de l’énergie intraatomique pour construire des engins destructeurs capables d’anéantir des armées entières, 100 000 hommes en dix secondes. « Il n’y a pas de doute, voilà à quoi servira ma découverte ! » dit mon père tristement. Et il me tenait des discours tout nouveaux : « Ah ! si elle pouvait n’être mise qu’aux mains des sages, des initiés, comme jadis dans l’antiquité. Les savants devraient user d’une langue spéciale, plus hermétique que le sanscrit, pour se transmettre leurs connaissances… » Et il déplorait la diffusion inévitable, en nos temps démocratiques, de la science appliquée.

« Son impératif intime de chercheur l’obligeait à aller jusqu’au bout de son invention ; mais il regrettait visiblement que la réussite en fût proche et inévitable. Il eut un mot terrible, qui eût dû m’éclairer : « Ma petite fille, si une catastrophe me supprimait avec ma découverte, ce serait une fameuse chance ! » Mais il souriait en disant cela, et je crus à une boutade… À Paris seulement, Gaston chéri, lorsque j’ai vu à ta mine et à celle de Nathan qu’il était arrivé un malheur, ces paroles me sont revenues et j’ai compris qu’il nous avait éloignés sous des prétextes, Alburtin et moi et les garçons de laboratoire, ce jour là, parce qu’il s’attendait à… la chose. Qu’il l’ait provoquée volontairement, non ! ce serait trop horrible, je ne veux pas le croire ; mais il a sans doute négligé les précautions…

« Tu sais, bien-aimé, quelle est ma douleur d’avoir perdu mon père, et tu ne douteras pas de mon cœur si je te dis ceci : mais je ne peux m’empêcher de penser comme lui. C’est un bonheur pour l’humanité qu’une puissance énergétique presque infinie ne lui ait pas été livrée, pour faire œuvre de destruction. C’est déjà trop de lui avoir apporté le Lichen.

La réconfortant d’un baiser, je répliquai, songeur :

— Qui sait, mon amour, si le cadeau ne sera pas finalement plus profitable que tu ne le crois et qu’il ne le paraît encore ! L’aventure du Lichen a donné à l’homme la méfiance et la modestie avec la crainte salutaire. Il croyait pouvoir impunément jongler avec les forces de l’univers ; elle a rabattu son orgueil… L’état d’esprit nouveau, que Nathan qualifie de phobie misonéiste, est peut-être l’amorce d’une future sagesse plus haute, où entrerait la conscience de l’harmonie cosmique et des devoirs qu’elle impose…