Publications de l’Amitié par le Livre (p. 307-311).

XVIII
LA VIE NOUVELLE

Deux années ont passé, et les faits sont venus me donner raison.

On ne croit plus à l’infaillibilité du progrès matériel. Les machines ont cessé d’être considérées comme souveraines et invulnérables aux contingences. Telle la peste au moyen âge imposant aux hommes le sentiment de leur fragilité, la Xénobie est venue s’attaquer à elle et les a mises en échec. Et, telle la peste, la Xénobie peut renaître.

Éliminée en apparence par la gelée des 29-30 octobre, la création nouvelle reste présente sur terre, à l’état latent. Même lorsqu’une épidémie locale ne se déclare pas, il est impossible d’oublier son existence, car il subsiste une brigade spéciale des X et un sous-secrétaire de la Xénobie.

Le lichen a gagné de proche en proche toute la terre habitée, en dépit de la fermeture des frontières nationales, qui fut reconnue vaine et à quoi on renonça très vite. Il ne se passe pas de mois, et presque pas de semaine, qu’on n’annonce, en France ou à l’étranger, une épidémie de lichen, qu’il faut combattre aussitôt par une diète sévère d’électricité, l’isolement et la désinfection.

Dans les pays chauds, en particulier, la Xénobie règne à l’état endémique.

Il est vrai que les poussées vitales à grande envergure ont presque entièrement cessé, que les spores ont beaucoup perdu de leur pouvoir reproducteur, et que l’on a découvert, dans les vapeurs d’iode, le stérilisant idéal ; mais le danger n’a pas disparu et ne disparaîtra vraisemblablement jamais.

À nous qui avons traversé les péripéties de la Grande Panne, il nous est resté une certaine méfiance des appareils électriques. Ceux qui ont vu de près les Chimères osent à peine se servir du téléphone ou tourner un commutateur d’éclairage. Cette phobie s’est atténuée et elle n’atteint pas les nouvelles générations, mais celles-ci, comme nous, devront « vivre dangereusement ». L’ennemi cosmique, implanté sur la terre, nous tient sous sa menace perpétuelle.

Autre conséquence : l’interdit continue à peser, en tous pays, sur l’astronautique. Il y a là, comme Nathan le déplore, recul de la curiosité scientifique, tout un domaine condamné. En renonçant à sortir de sa planète, l’homme se pose à lui-même des bornes. Il dit au progrès : Pas plus loin !

Ma femme, bien entendu, fait chorus à ces regrets, et y ajoute les siens propres, de devoir renoncer à piloter une fusée et à fouler un jour le sol de notre satellite.

Malgré cet embargo, la Moon Gold est en pleine prospérité. Elle a liquidé jusqu’au souvenir de son but primitif, du jour où elle a touché la grasse indemnité que Luce et Cheyne ont enfin réussi à obtenir du gouvernement de Washington, pour la confiscation de l’usine et du laboratoire astronautiques… L’or lunaire, simple symbole du Crédit : les actionnaires le comprennent-ils ?… En tout cas, ils sont très satisfaits des dividendes.

Aurore a renoncé à blâmer cette ligne de conduite, devenue, elle le reconnaît, inévitable. Elle se contente de ne pas user de son droit de vote, aux assemblées. Car elle est parmi les actionnaires les plus considérables. Luce a tenu parole, et Cheyne s’est conduit proprement : il a versé à ma femme, en indemnité globale sur les brevets de son père qu’il exploite (rien que le pétrole synthétique vaut cela), 1.500 titres de l’émission européenne. Ce qui, à 8 % de dividende moyen, et défalcation faite de la retenue du fisc, nous laisse encore plus de 50.000 francs par an.

Avec cela et la vente de mes tableaux, dont la cote a monté, nous serions déjà plus que suffisamment pourvus. Nous avons des goûts simples tous les deux, et Aurore n’a même pas voulu que nous cherchions un autre appartement que le mien, dans le vieil immeuble de la rue Cortot ; comme il est vaste, elle en fait un logis très agréable. Mais elle ne supporterait pas l’oisiveté et je me jugerais criminel de confisquer une intelligence comme la sienne. Nathan, qui lui témoigne à sa manière rogue une affection paternelle, l’a fait nommer préparatrice à son laboratoire de l’Institut, où elle travaille avec lui. Le service n’a rien d’astreignant, et nous ne restons jamais séparés plus d’une demi-journée. Elle bénéficie de quatre mois de vacances. L’été dernier, Nathan est venu passer une quinzaine dans notre villa de Bretagne, et j’ai appris à le connaître mieux et presque à l’aimer ; sous ses dehors olympiens, ce savant est un homme comme les autres. Je l’ai vu rire à diverses reprises, lorsque je le bats aux échecs, où il joue avec une maladresse qui le divertit lui-même. Et ces petites victoires ont beaucoup contribué à me rendre moins timide en sa présence. Pour un peu je me croirais son supérieur quand je le fais échec et mat plus vite qu’à l’ordinaire. Mais j’admire toujours l’aisance parfaite d’Aurore, qui s’entretient avec lui d’égale à égal.

Et les météorites ? Ils sont au Muséum, dans une vitrine de la salle aux bolides : un petit tas de poussière noire sur une soucoupe de verre, à côté de cette autre soucoupe qui contient des granules pareillement noirs, mais un peu plus gros, de fer météoritique recueillis par Nordenskiold sur les glaciers du Groenland. Rien ne les signale à l’attention du public, qu’une étiquette avec un simple numéro de répertoire. Quelquefois nous allons, Aurore et moi, rêver cinq minutes devant, et je songe que, si c’est par elles que le monde a perdu sa sécurité d’autrefois, je leur dois le bonheur de ma vie nouvelle…