Publications de l’Amitié par le Livre (p. 275-286).

XVI
LA TERREUR ÉLECTRIQUE

Quoi qu’il en soit de leur intelligence, les Chimères étaient des êtres redoutables, et leur apparition fut une réplique décisive à ceux qui jugeaient superflu de continuer à observer le décret.

Devant un exemple aussi effroyablement probant des dangers inconnus que recélait encore le Lichen, on pouvait tout craindre du maintien en fonctionnement de la moindre source d’électricité.

Ce fut une réaction immédiate et absolue. La notion du danger latent, qui s’était affaiblie et qu’avait remplacée la veille une confiance présomptueuse, se raviva, brutale, excessive, et devint une terreur panique, une phobie virulente, qui se maintint à l’état aigu pendant ces deux journées que les historiens ont baptisées depuis : la Terreur électrique.

Le 27, Paris se réveilla en proie à cette espèce de rage, à l’effroi de la menace invisible et omniprésente qui pouvait éclater à tout instant. Les exhortations officielles à redoubler de vigilance, diffusées par les hauts-parleurs, étaient superflues. Les termes du décret semblaient trop modérés. On n’admettait plus qu’il existât des sources d’électricité inoffensives. D’une lampe électrique de poche même, on s’attendait presque à voir sortir un lichen ardent ou quelque chose de pis.

Les pouvoirs et les ordres nouveaux conférés aux brigades antiélectriques stimulèrent d’autant mieux leur zèle que les agents, raillés et impopulaires jusque-là, se sentaient soutenus désormais par l’opinion. Gonflés de leur importance, les « X » opérèrent des arrestations comme les autres policiers et violèrent les domiciles, sur l’invitation et avec l’encouragement des citoyens. Chacun se fit leur auxiliaire bénévole et même au besoin délateur. Le voisin qui possédait un poste de T. S. F. devenait un ennemi public, s’il ne livrait de lui-même ses blocs de piles et d’accus.

Toutes les autos, même celles à diésel, devinrent suspectes. On les arrêtait sur le haro du premier venu : à la moindre trace de lichen sur un moteur mal blindé, le chauffeur n’avait plus qu’à jouer des jambes, pour échapper aux horions, et s’il ne se trouvait pas là un policier pour emmener la voiture en fourrière, la foule exaspérée y mettait le feu. Des détachements de boy-scouts circulaient en patrouille, armés de vrais brownings, dont ils menaçaient de se servir si la voiture n’obtempérait pas à leur ordre de stopper. Les automobilistes aisés, pour circuler librement, louèrent à la journée un « X » pour se tenir en permanence sur le siège.

Mais il restait dans Paris des sources d’électricité plus considérables.

On ne s’était pas ému ni étonné, dans l’indifférence première de la Grande Panne, de savoir que le télégraphe et le téléphone n’étaient supprimés que pour l’usage public, et que quelques lignes continuaient à servir pour les besoins officiels. Il faut bien qu’un gouvernement gouverne, n’est-ce pas ? Et puisque les précautions voulues étaient prises, il n’y avait pas de mal à ce que ces quelques appareils électriques, convenablement préservés du lichen, continuassent à fonctionner, très au ralenti… Mais, venue la panique, ce point de vue de la sagesse fut oublié. Une bande de manifestants s’agrégea et se porta sur le Central télégraphique, proclamant son intention de détruire les appareils.

Ils ne détruisirent rien ; l’édifice était gardé par une section de mitrailleurs, dont la simple vue suffit à refroidir leur zèle, et les deux pompes à grand débit appelées en renfort de la caserne de Château-Landon n’eurent même pas à entrer en jeu pour venir à bout de les disperser.

Quelques historiens ont qualifié cette petite bagarre d’émeute communiste. C’est là, je crois, une erreur. L’échec de l’émeute ébauchée le 26 au soir parmi l’hostilité générale de la population, avait découragé les chefs communistes, qui comptaient sur une levée en masse des sympathisants pour seconder leurs troupes. La manifestation du Central télégraphique, aussi bien que les deux ou trois autres du même genre, n’eut pas de caractère politique ; c’étaient des mouvements spontanés, improvisés, où tous, sans distinction de partis, ne réclamaient qu’une chose : l’observation intégrale du décret. En ces jours de la Terreur électrique, loin de vouloir renverser le gouvernement, les plus farouches opposants eux-mêmes attendaient de lui le salut et se félicitaient de ce que le gouverneur de Paris et le préfet de police fussent « des hommes à poigne ».

Sous l’empire de l’horreur morbide du lichen ardent, l’inoffensif zébi lui-même fut boycotté. Les premières charrettes qui s’aventurèrent dans les rues, le 27, pour débiter leur marchandise, furent assaillies par des ménagères exaspérées, qui houspillèrent les pauvres crainquebilles et vidèrent à l’égoût les seaux de « confiture T. S. F. ». Mais restait la source originelle du produit : la station émettrice de la Tour Eiffel. Les quartiers de Grenelle, de l’École Militaire et des Invalides, qui se croyaient directement menacés par ce voisinage, fournirent une colonne de volontaires, qui brandissaient des haches, en hurlant qu’il fallait couper les antennes et démolir les machines de la Tour. Là aussi, les précautions étaient prises et les assaillants durent reculer. Faute de mieux, ils se rabattirent sur le hangar où se faisaient, pour le compte du syndicat, le stockage et la mise en pots du zébi, et tout fut saccagé…

Par crainte de voir leurs locaux envahis et dévastés, les grands quotidiens supprimèrent leurs émissions de haut-parleurs. Et dès lors ce fut le silence absolu de toute nouvelle publique. Il dura l’après-midi du 27 et la matinée du 28, jusqu’à l’apposition des affiches officielles : « Avis à la Population… »

Mais tout cela ne m’apparut grave que le 27, tant que je restai à l’état de suspens et de vacance de ma personnalité… tant que j’attendis la réponse à ma lettre transmise par Alburtin…

Elle arriva le lendemain du 28.

Timbrée « Par avion », adressée de la nette et droite écriture d’Aurore, je la pris des mains de Mme Taquet avec un frémissement de joie ivre et l’emportai comme une proie…

La fin du jeûne… du rhamadan de nouvelles !…

Je dus m’y reprendre à deux fois pour venir à bout de la décacheter… mes doigts tremblaient… et je n’y parvins qu’en arrachant au large la patte de l’enveloppe.

« Eyguzon, 27 octobre.
« Cher Gaston,

« Mon père m’envoie à Paris pour deux jours. J’arriverai le 29, à 18 heures. Rendez-vous en gare d’Austerlitz. Si je ne vous vois pas sur le quai ou à la sortie, j’irai directement chez vous.

« Votre « AURORE ».

Ce n’est rien, ces trois lignes, et la formule finale n’est peut-être rien d’autre qu’une formule, dans son esprit à elle, mais moi j’y vois un témoignage d’amour qui s’avoue à demi.

Espoir !… reconnaissance !… vertige éperdu de tendresse !… Quelle bonne petite fille ! Quelle bonne petite fille ! » répétais-je sans fin… Cette tension d’impatience qui s’affole en moi, comment la soutenir durant toutes les heures… combien d’heures ? Trente-trois ! C’est terrible !… qui me séparent encore de son arrivée…

Mais me voici désormais immunisé contre la contagion de la folie unanime, que j’avais laissée m’envahir ; voici ma personnalité retendue, gonflée à bloc…

Et c’est avec un sourire que j’accueille, arrêté au passage devant la loge, les doléances de Mme Taquet. Elle me débite ce qu’elle voulait me dire tout à l’heure, là-haut : il est question d’évacuer Paris et de le nettoyer par les gaz. Qu’est-ce que j’en pense ? Elle sollicite mon avis, comme elle aime de le faire dans les circonstances difficiles ou embarrassantes.

— Euh ! madame Taquet, oui, en effet, on parle de cette évacuation, de côté et d’autre, mais cela ne veut pas dire…

— Si, si, monsieur Delvart, c’est très sérieux. Il y a une commission de nommée, le projet va être discuté à la Chambre aujourd’hui ou demain ; je le sais par un huissier du Palais-Bourbon qui l’a confié à la belle-sœur d’un camarade de mon mari… La seule chance qui nous reste, paraît-il, pour empêcher ça, c’est qu’il vienne à geler d’ici trois ou quatre jours… Même que vous avez dû entendre, il y a une demi-heure à peu près, les cloches du Sacré-Cœur ? C’était pour les prières publiques… pour demander au bon Dieu de nous envoyer du froid… Autrement, s’il ne vient pas à geler, ce serait le 2 novembre qu’on évacuerait. Et alors, qu’est-ce qu’on va devenir ? On ne trouvera jamais assez de voitures pour déménager, dites, monsieur Delvart ?

— Hé, madame Taquet, vous ne déménagerez pas ! Si jamais cela doit avoir lieu, cette évacuation, nous partirons tous les mains dans les poches, pour vingt-quatre heures au plus. Le temps d’aller en banlieue manger une paire de fritures.

— Ah ! ouiche, des fritures ! Et qu’est-ce qu’on retrouvera de ses affaires, en rentrant ? Plus rien ! Les apaches auront tout chapardé !

— Il restera de la police dans Paris, pour surveiller, je suppose, avec des masques à gaz… Mais espérons que cela ne se fera pas et que la gelée va venir.

— Avec ce temps-là ? Il fait chaud comme en septembre. Et même en septembre…

— Cela peut changer. Allons, au revoir, madame Taquet.

Je partis dans Paris, à l’aventure. Je marchais, soulevé par une exaltation joyeuse, vivant déjà l’avenir, me figurant ma rencontre avec Aurore, les heures que je passerais avec elle… allant plus loin que cette entrevue, voyant notre réunion définitive, plus tard… notre vie à deux, selon dix séquences différentes. Je laissais mon imagination s’enivrer de tous les possibles, qu’elle passait en revue tour à tour, par longs coups de projecteur sur les perspectives les plus variées de notre futur bonheur… À moins que… Mais les moments où les obstacles bouchaient l’horizon, ne duraient guère, et je reprenais vite ma course à l’espoir…

Tous ces rêves filmés en surimpression sur la vivante réalité des rues : un Paris fiévreux et inquiet, plein de policiers au brassard rouge et à l’X doré, d’agents cyclistes, d’estafettes à moto, de gardes républicains à cheval, de camions chargés d’uniformes… avec, aux carrefours, de noirs Sénégalais groupés, rieurs, auprès des lebels en faisceaux… un Paris en état de siège.

Où allai-je ce jour-là ? Combien de dizaines de kilomètres ai-je parcourues ? Il me semble que je déjeunai quelque part vers le Trocadéro, dont la silhouette me reste dans la rétine, associée à une table de restaurant…

Il faisait un temps mou et gris, presque tiède ; à un moment donné, je m’aperçus que je transpirais sous ma gabardine, et je l’ôtai pour la prendre sur le bras.

Le jour déclinait, lorsque je m’arrêtai machinalement, avec un attroupement de badauds, vite grossi, devant un panneau d’affichage, où un colleur municipal achevait de placarder une blanche feuille officielle.

AVIS À LA POPULATION EN CAS DE GEL

« L’Office Météorologique prévoit l’arrivée d’une aire de hautes pressions et d’un centre anticyclonique qui ont pris naissance sur l’Atlantique Nord et s’avancent rapidement vers le continent européen. Un abaissement notable de la température semble donc imminent.

« Au cas où la gelée surviendrait à Paris, afin qu’elle puisse produire tout son effet et entraîner l’assainissement complet et définitif de la capitale, la population parisienne est priée de se conformer aux instructions suivantes :

« 1o Dès le début de la gelée, qui sera annoncée par la sonnerie des cloches dans les églises et l’appel des sirènes sur les monuments publics, procéder dans tous les immeubles à l’extinction des foyers, de cuisines ou autres, en particulier les chaudières de chauffage central.

« 2o Ouvrir et laisser ouvertes au moins pendant quatre heures toutes les fenêtres des immeubles, y compris celles des chambres à coucher. Il suffit, pour n’avoir à craindre aucun inconvénient sanitaire, de rester au lit et de se bien couvrir. Quant aux malades et aux personnes délicates, qui ont besoin de chaleur, on aura soin de les transporter dans une autre chambre déjà stérilisée par le froid, pour pouvoir aérer la leur… »

Les exclamations joyeuses se croisaient, devant l’affiche. Enfin ! la délivrance ! Ah, certes ! personne n’y manquerait, aux recommandations de l’affiche. Et l’on veillerait à ce que les voisins les observent. Trop heureux d’avoir froid, si cette gelée providentielle se réalise et que l’on échappe ainsi au cauchemar, sans être obligé de recourir aux grands remèdes et d’évacuer Paris !… Et l’on hua un mauvais citoyen qui osait prétendre que cette histoire de gelée n’était qu’une manœuvre gouvernementale, un truc pour faire se tenir tranquilles les citoyens…

Pour moi, gelée ou non, cela m’indifférait. La vraie délivrance, c’était la venue d’Aurore ; il suffirait de sa présence pour que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

La tombée de la nuit me surprit devant le Jardin des Plantes. Ce Paris mal éclairé, où le déploiement policier et militaire prenait un relief sinistre, contrariait mes anticipations de joie. Je souhaitai le refuge de mon atelier, où rêver à mon aise, et dormir. Car je me sentais tout à coup fourbu, et le résultat ne manquerait pas, que j’avais cherché à obtenir par la marche : dissiper la trépidation de l’attente, m’étourdir de fatigue, arriver à demain dans l’oubli du sommeil…

Un omnibus à chevaux, Bastille-Madeleine, me véhicula, passif, jusqu’à l’Opéra ; puis un dernier effort pédestre, qui me parut interminable, pour atteindre la rue Cortot…

— Monsieur Delvart !

Un pied déjà sur la première marche de l’escalier, je fis halte.

La concierge était sortie de sa loge pour me dire quelque chose. Mais elle avait l’air marri et embarrassé, et ne se décidait pas à parler.

— Allons, qu’y a-t-il, madame Taquet ? Dites ?

— Eh bien, voilà. C’est bien embêtant, mais vous ne devez pas m’en vouloir, ce n’est pas de ma faute… Vous savez que j’ai attendu le plus possible pour faire la déclaration du lichen dans l’immeuble. Mais hier, il est venu un agent réclamer la feuille, et j’ai dû la donner… Alors, cette après-midi, vers 4 heures, les X de la Désinfection se sont amenés, avec leur voiture et tout leur fourbi de tuyaux à gaz, et ils ont opéré dans toute la maison. Il a fallu que je leur ouvre chez M. Noguès qui était absent aussi, et chez vous ; sinon ils auraient enfoncé les portes… Vous savez comme ils sont raides à présent, les X… Et dire qu’il va peut-être geler demain ! C’est un coup du sort, cette désinfection. J’ai peur qu’ils aient fait des dégâts chez vous, comme chez M. Noguès…

Ils en avaient fait. Les tentures et mes vêtements n’étaient pas trop abîmés par le brome gazeux, dont l’odeur persistait dans mon atelier malgré les fenêtres laissées ouvertes, mais sur une dizaine de mes toiles, les plus fraîchement peintes, les blancs avaient viré au noir, par suite de quelque réaction chimique.

Une vraie catastrophe. Mais ma lassitude physique paralysait toute réaction violente. Je restai un moment hébété, sous la lampe à pétrole, à contempler les tableaux endommagés ; puis, remettant au lendemain l’indignation et la colère, je me couchai, mentalement baigné dans la pensée auxiliatrice d’Aurore, et m’endormis presque aussitôt.