Publications de l’Amitié par le Livre (p. 261-273).

XV
LE LICHEN ARDENT

La matérialité des faits n’a, bien entendu, été contestée par personne et elle ne saurait l’être, à moins de mauvaise foi systématique. Les chiffres officiels sont là : 450 morts, 882 blessés ; en tout 1.332 victimes. Tel est l’effroyable bilan, rien que pour Paris, de l’incursion effectuée en cette soirée du 26 jusque dans le centre de la capitale, par les êtres qui furent nommés les Monstres de Saint-Denis, les Chimères Cosmiques, le Lichen Ardent. Seuls, un ou deux chroniqueurs, tel M. Clémentel-Vault, avec plus ou moins d’esprit, osèrent mettre en doute, dès la réapparition des quotidiens, trois jours après l’événement, leur réalité et attribuer les victimes à l’émeute communiste. Même un grave historien, M. Raymond Valescure, dans son ouvrage si bien documenté par ailleurs : Au temps de la Xénobie, invoque en guise d’explication, une crise d’hallucination collective et de « vésanie grégaire », nées de la tension des esprits, en ces jours de terreur. Il paraît oublier que précisément les esprits n’étaient pas tendus, le 26, que l’on avait oublié la menace, que l’on se laissait aller à narguer le décret dans un sentiment de sécurité illusoire, et que l’émeute communiste et la Terreur Électrique ne se produisent qu’après l’incursion des Chimères dans Paris… C’est avec des raisonnements analogues à ceux de M. Valescure que l’on a déjà « démontré » qu’Alexandre ou Napoléon I n’ont jamais existé.

Mais, sans parler de la croyance unanime à l’époque, sans parler de l’opinion du professeur Nathan, qui admet formellement l’authenticité de ces monstres, il y a, concluant dans le même sens, l’enquête officielle, basée sur les dépositions de plus de 700 témoins. Il y a la destruction de la Centrale de Saint-Denis par l’aviation militaire. Celle-ci aurait-elle reçu l’ordre d’anéantir une usine et un matériel valant plusieurs centaines de millions, s’il n’y eût eu la certitude qu’il s’agissait d’autre chose que d’une hallucination collective ?

Quant à moi, je n’ai pas vu le Lichen Ardent, mais j’ai entendu, moins d’une heure après l’événement, le récit de mon ami Géo, qui leur avait échappé de justesse.

Il m’a une fois raconté un accident d’aviation dans lequel il faillit d’abord être brûlé, puis se briser au sol, son parachute ne s’étant ouvert qu’au dernier moment ; et cet épisode-là il l’évoquait avec le sourire, Mais, en parlant des Chimères de Saint-Denis, son visage était un masque d’horreur tragique ; il avait vécu les minutes les plus angoissantes de sa vie…

Dès le 26 au matin, la municipalité communiste de St-Denis, obéissant aux directives de Moscou, avait jugé l’heure venue de faire échec au gouvernement en passant outre à la loi et forçant les ingénieurs de l’usine électrique du quai de Saint-Ouen à la remettre en marche.

À deux heures de l’après-midi, Géo, échappé à la molle surveillance des X, vit de loin la Centrale fumer dru de ses cheminées en tromblons et arborer le drapeau rouge au marteau et à la faucille. Mais, comme les autres, l’usine Hénault-Feltrie profitait du courant rendu, et le travail, languissant la veille, y avait repris à plein régime. Rien d’anormal ne se passa jusqu’à 18 heures. Les ouvriers sortis depuis dix minutes, le grand patron parti également, Géo s’apprêtait à regagner Paris, lorsque des sirènes beuglèrent et une grande clameur de la foule s’éleva au loin.

Mais je laisse la parole à Géo.

— Et alors, voilà un jeune garçon de quinze ans, le fils du concierge de l’usine, qui rapplique sur sa bécane comme un fou, et saute à terre dans la cour, en criant : « Fermez les portes ! Elles vont venir ! Je les ai vues. Elles couraient après moi. Elles ont bouffé tout le monde dans la Centrale…

« De qui parlait-il ? D’une bande de harpies communistes ?… Non, « des boules de feu vertes » ! Impossible de tirer de lui rien de cohérent. Le petit bonhomme était fou, fou de terreur. Et, pour me renseigner dehors, pas un chat dans les rues éclairées de nouveau par les réverbères électriques, Seulement, vers le quai de Saint-Ouen, les « tromblons » fumaient toujours… Allons, pour des gens « bouffés », le personnel ne travaillait pas trop mal. Je renonçai à comprendre, et, mes phares allumés, roulai vers Paris, à petite vitesse, pour éviter la panne ; car mon moteur « faisait » de nouveau du lichen.

« Tu sais que l’usine Hénault-Feltrie est située à l’entrée de Saint-Denis, 500 mètres à l’est de la route nationale. En virant sur celle-ci vers le sud, j’entendis qu’on me hélait du nord. Je distinguai en travers de la chaussée, sous un réverbère, un barrage de charrettes et de tonneaux, et derrière, des types avec des fusils. Communistes ou gendarmes, je crus qu’ils en voulaient à ma bagnole, et j’accélérai, filant sur Paris.

« Il venait évidemment de se passer quelque chose de considérable… un drame. Cette route, d’ordinaire si passante, était absolument déserte… déserte de vivants, car presque tout de suite il me fallut éviter un corps étalé à terre : un cadavre affreusement brûlé… puis un autre, et d’autres encore : des agents cyclistes, auprès de leurs machines puis un cabriolet à demi consumé, qui fumait encore, par dessus le cheval abattu.

« Explication : une émeute communiste ? Mais une émeute, le passage d’une colonne révolutionnaire en marche sur Paris n’aurait pas laissé ce vide absolu de vivants derrière elle !

« Il est vrai qu’aux embranchements, sur les routes transversales, il y avait des groupes de gens, qui me hélaient à grands gestes, comme si je courais au-devant d’un danger. Mais ils étaient trop loin et je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient, Et toujours la route déserte, avec toujours des cadavres, perdant des kilomètres…

« Je marchais au ralenti, assez nerveux, je l’avoue. Les paroles incohérentes du gosse me revenaient malgré moi. Je songeais vaguement à quelque machine infernale, à une torpille automobile terrestre. Mais aux approches de Paris, encaissé entre les maisons de l’avenue des Batignolles, c’était plein de gens aux fenêtres des étages, et je percevais des cris enfin distincts : « Pas par là ! Sauvez-vous ! Prenez garde, ils vont vous tuer !

« Enfin, au carrefour de la porte de Saint-Ouen, je vois sur le boulevard Ney une vingtaine d’hommes et un officier, avec une auto blindée… Juste alors, mon moteur faiblit, bafouille… Et me voilà en panne, au beau milieu du débouché de l’avenue des Batignolles, face à l’avenue de Saint-Ouen.

« L’officier, revolver au poing, semblait hésiter. Posté au milieu du carrefour, il inspectait l’une après l’autre les deux avenues, Il m’interpelle :

« — Hé ! dites donc, l’automobiliste, est-ce qu’il en vient d’autres ?

« — Je n’ai rien vu que des cadavres sur la route. Je ne sais pas de quoi vous parlez… C’est une émeute qu’il y a eu ?…

« Au loin vers la Fourche, des détonations crépitèrent, puis le tac-tac d’une mitrailleuse, Cela dura vingt secondes et se tut brusquement.

« Une clameur déferla, des cris se propagèrent : Ils reviennent ! Sauve qui peut !

« L’officier me quitta, pour retourner à ses hommes. Ceux-ci se disposèrent en tirailleurs, sur la droite et sur la gauche de l’auto blindée, qui s’était mise au milieu de la chaussée, le nez de ses mitrailleuses visant l’avenue de Saint-Ouen.

« Debout sur le marchepied de ma voiture, ignorant le danger, je ne songeais qu’à voir la suite.

« Un point lumineux, au fond de l’avenue mal éclairée, s’avançait avec de petits bondissements souples… tiens, comme un ballon de foot-ball qui eût roulé tout seul sans personne pour le pousser. Il grossissait et se rapprochait, suivant l’axe de l’entrevoie des tramways, et derrière ce premier ballon, il y en avait encore, un, deux, trois, dix… toute une ribambelle à la queue leu leu… de grosses boules de lumière verte… comme des globes de pharmaciens. Mais ces boules avaient un mètre ou deux de diamètre.

« As-tu lu le conte de Rosny aîné, qui s’intitule les Xipéhuz ? I a fait frissonner ma jeunesse… quand j’avais encore le temps de lire. Ces Xipéhuz, une création aberrante née sur terre aux âges préhistoriques, étaient des êtres doués d’intelligence, en forme de cônes glissant à ras du sol, et pourvus d’un œil flamboyant. Le frisson éprouvé jadis à cette lecture me ressaisit, mais réel, décuplé, devant ces boules phosphorescentes et monstrueuses. J’étais toujours en panne au carrefour, les regardant venir, perdu dans une curiosité démesurée et perverse… dans une fascination, comme l’oiseau en présence de la gueule du serpent… Les Monstres, nés dans la Centrale de Saint-Denis… fils des alternateurs et des cosmozoaires… qui, après une petite excursion dans Paris pour essayer leurs forces et reconnaître leur domaine, s’en revenaient à leur lieu de naissance, pour prendre du repos, peut-être, et leur pâture de courant…

« Hypnotisé, percevant en deux secondes et par voie d’intuition panoramique ces pensées que je t’énonce maladroitement, je les regardais venir droit à moi, à la queue leu leu, les globes lumineux vert-émeraude, les gros et les petits positivement comme une joyeuse famille qui rentre d’une partie de campagne…

« — Feu à volonté !

« Les lebels claquèrent, la mitrailleuse pétarada. De la première boule verte, des flammèches s’arrachèrent sous les balles ; elle parut agitée de violentes palpitations, se déforma, comme si quelqu’un caché à l’intérieur se fût débattu, lançant coups de pied et de poing qui faisaient saillir l’enveloppe du ballon… Mais elle avançait toujours, droit sur l’auto blindée, qui finit par me la cacher. Je ne vis pas l’abordage, mais soudain une grande flamme sortit de l’auto, qui s’enveloppa de fumée.

« Les autres boules de lumière verte avaient accéléré, grosses et petites, comme enragées par les coups de feu, fonçant sur le barrage de soldats qui les fusillaient encore… Il en tomba un, deux, trois : les autres, leurs armes vidées, prirent la fuite.

« Sautillantes, rebondissantes, les boules avaient passé. Paralysé de stupeur et d’horreur, je les regardais venir sur moi, en tête la boule mitraillée réduite à moitié de sa grosseur et laissant derrière elle une traînée de substance fluorescente…

« D’un sursaut désespéré, je m’arrachai à cette catalepsie, sautai à terre et m’enfuis par le boulevard Ney…

« Quand je me retournai, je vis que ma voiture flambait, comme l’auto-mitrailleuse.

L’incursion des Chimères avait été arrêtée à la place Clichy, grâce à la présence d’esprit d’un officier motocycliste, qui avait fait stopper les pompiers de la caserne Carpeaux… un « grand départ » revenant de quelque feu de cheminée. Deux grosses lances, mises en batterie à l’entrée de l’avenue de Saint-Ouen, avaient réussi, de leurs puissants jets d’eau, à faire rebrousser chemin aux globes fulminants… Mais non à leur totalité : deux de leur troupe, forçant le barrage hydraulique, traversèrent la place, où elles abattirent une centaine de badauds, et dévalant par la rue d’Amsterdam, poursuivirent leurs hécatombes jusque sur le boulevard Haussmann. Elles furent anéanties au carrefour Drouot, par les lance-flammes d’une section du génie envoyée en camion auto de la caserne de la Pépinière…

À 8 heures, quand Géo m’emmena dîner au Wepler, il ne restait sur la place Clichy, comme témoignage de l’événement, que des flaques d’eau à l’entrée de l’avenue de Saint-Ouen. Aucune trace de sang ; les victimes, enlevées par les ambulances, avaient succombé à d’horribles brûlures.

Mais nous vîmes la montée de cette espèce de fièvre obsidionale qui était en train de gagner tout Paris.

L’illusoire sécurité qui régnait depuis trois jours faisait place à l’angoissante conscience d’un péril énorme, tout proche. Une rage, aussi, un désespoir que fût compromise l’œuvre de la Grande Panne et que tout fût à recommencer, par la faute des communistes de Saint-Denis. Et ce fut la colère générale contre eux qui, autant que les précautions militaires et policières, étouffa l’émeute à peine déclenchée.

La remise en marche de la centrale électrique était une provocation, une ruse pour attirer vers la banlieue les forces répressives. C’est dans Paris même que l’insurrection était préparée. Les chefs chargés de donner le signal virent dans l’arrivée des Chimères une aide inattendue, providentielle, et le mouvement commença vers 9 heures et demie du soir, sur la place de la République, à la faveur de la confusion. Mais la garde républicaine veillait ; en cinq minutes les renforts arrivaient de toutes parts, et l’échauffourée, limitée aux abords de la place et à l’entrée du boulevard Magenta, fut terminée avant 11 heures.

J’étais alors avec Géo place de l’Opéra, sur la terrasse du Café de la Paix, et nous ne vîmes rien que le passage de quelques camions de troupe expédiés de l’École Militaire. On ignorait encore qu’il s’agît d’une émeute, le bruit courut d’un retour offensif des Chimères. Et cette quasi simultanéité ne contribua pas peu à établir la confusion entre les deux ordres de faits.

Quelques minutes plus tard, les hauts-parleurs de l’Écho de Paris proclamaient la décision gouvernementale de détruire les monstres de Saint-Denis.

« La criminelle imprudence des communistes, qui ont passé outre la loi antiélectrique et remis en activité la Centrale d’énergie de Saint-Denis, a entraîné un danger nouveau, de conséquences infiniment graves. Une génération de Xénobies est née, dont les premiers représentants ont semé la mort et la terreur dans la capitale. Ces êtres sont rentrés dans l’usine, et les mesures sont prises pour les empêcher d’effectuer une nouvelle sortie. Mais, dans l’ignorance où nous sommes de leurs possibilités d’action, il est à craindre que, si on les laissait se multiplier, ces précautions deviendraient peut-être inefficaces. L’usine de Saint-Denis sera donc noyée sous les gaz dans le courant de la nuit par les soins du génie et de l’aviation militaires ».

Sur le coup, dans l’espace d’égarement et de fièvre chaude où nous jetait la terrifiante aventure, on trouva tout simple et naturel que ce bombardement eût occasionné la destruction partielle de la Centrale d’énergie. Mais, à la réflexion, je me demande, avec beaucoup d’autres (par exemple M. Hénault-Feltrie) : 1o si cette mesure n’était pas justifiée encore par certaines circonstances ignorées du public ; 2o si de tels dégâts pouvaient résulter de simples torpilles à gaz, et si les Monstres de Saint-Denis n’y furent pas pour beaucoup plus. N’auraient-ils pas, en désespoir de cause, détruit eux-mêmes leur repaire ?…

On prétendait en effet, le lendemain, que les Chimères Ardentes du raid sur Paris n’étaient qu’une faible fraction de leur nombre total, et que le plus gros contingent, retranché dans l’usine, s’était emparé des commandes pour la maintenir en activité et subvenir à l’alimentation de toute la tribu. Mais les sceptiques font observer : 1o que la Centrale étant équipée des derniers perfectionnements de l’automatisme, elle aurait continué à fonctionner aussi bien d’elle-même, jusqu’à épuisement des stocks de charbon ; 2o que l’incendie de l’usine s’explique par la simple présence de ces globes fulminants et vagabonds ; inutile de vouloir les doter d’une intelligence rationnelle.

Il paraît à tout le moins probable, malgré le silence des journaux à leur réapparition, que la vingtaine de Chimères vues dans Paris ne furent pas les seules à sortir de l’usine. Une autre bande d’égale importance serait partie vers le Nord. Elle aurait fait dans la nuit des coupes sombres dans Chantilly et dans Creil ; puis leur randonnée se serait prolongée à travers une région « saine » mais privée de courant à leur approche ; affamées, sans électricité nutritive, décroissant de taille quoique toujours redoutables, leurs derniers survivants auraient été signalés vers Longueau, où l’on perd définitivement leurs traces.

Même en ne tenant compte que des faits dûment avérés : la marche sur Paris et le retour à l’usine de St-Denis, le comportement des globes, le choix délibéré qu’ils semblaient faire de leurs victimes, pour les foudroyer par contact, des savants tels que le professeur Nathan, le docteur Charles Richet et le philosophe Bergson, ont conclu qu’il fallait voir dans les Chimères des êtres pensants, les premiers nés d’un ordre supérieur de Xénobies, quelque chose d’équivalent dans leur création spéciale à l’humanité dans la nôtre ; et M. Bergson a même déploré que leur destruction eût interrompu prématurément l’expérience…

Il est vrai que d’autres savants de valeur non moins grande, comme le docteur Gustave Le Bon et M. Jean Perrin, ne consentent à voir dans ces globes mobiles que de simples phénomènes électriques, condensant en eux une réserve formidable d’énergie, et apparentés au « tonnerre en boule », cette forme aberrante de l’éclair classique en zigzag.

Les tentatives du professeur Nathan pour reproduire en laboratoire cette variété particulière de Lichen ayant été infructueuses, la question a toute chance de n’être jamais élucidée.