Publications de l’Amitié par le Livre (p. 241-260).

XIV
LA GRANDE PANNE

La semaine de la Grande Panne fut pour moi aussi une période singulière, en lacune. Privé de la société quotidienne d’Aurore, qui pendant dix jours m’avait transporté sur le Sinaï d’une vie nouvelle et merveilleuse, son absence creusait en moi un grand vide, comme si elle eût emporté avec elle la seule partie intéressante de ma personnalité. Sentimentalement, j’étais dans un état flou et incertain ; mes anticipations de l’avenir se succédaient, différentes d’heure en heure, sans un point fixe où pouvoir me raccrocher ; et je n’avais même pas, pour fretter cette inconsistance, l’armature des routines extérieures. Je retombais dans une vie sociale autant et plus désorganisée que la mienne, provisoire et en suspens. Je me désintéressais de mon avenir personnel, de mon travail ; ma résolution même de continuer le portrait d’Aurore pendant son absence, grâce aux photos documentaires, s’évapora… Je vivais dans l’attente des nouvelles ou du retour de la bien-aimée… Je devenais le témoin impartial, l’observateur désintéressé. Et je crois que la plupart des gens éprouvaient, chacun pour son compte et pour des raisons différentes des miennes, une impression analogue. On attendait…

Pas plus pour cette période que pour la précédente, je n’ai la prétention de faire l’historique de l’invasion du Lichen. D’autres, mieux qualifiés, s’en sont chargés avec un talent littéraire que je n’ai pas. J’en ai parlé jusqu’ici en fonction uniquement de mon aventure personnelle avec l’importatrice des cosmozoaires. Je continue à faire de même ; mais mon sort propre, pour la durée de la Grande Panne, est noyé dans le plan social.

Habitué comme chacun à vivre pour mon compte, dans une civilisation aux rouages bien huilés, sans presque m’apercevoir de son fonctionnement, je sentis tout à coup son existence, tel un homme sent l’existence de son foie, du jour où il est atteint d’une affection hépatique.

Le décret, appelé par les vœux de tous, fut accueilli dans Paris comme un mal nécessaire. On se résignait à une obéissance inévitable… ainsi qu’il arrive dans les nombreux cas où la docilité aux lois résulte beaucoup moins de leur respect réel et d’un consentement volontaire que la simple inertie, qui serre d’un cran sans mot dire à chaque nouveau règlement, fût-il absurde et incompréhensible, la boucle des contraintes sociales ceinturant tout citoyen d’un État civilisé.

D’ailleurs, privée du magnétisme de la presse dont le rôle est de polariser les courants de l’opinion, celle-ci, livrée à elle-même, resta fragmentaire et individuelle, éparpillée en un morcellement d’expressions divergentes qui ne réussissaient plus à se rejoindre ni à se préciser en une formule commune.

Sans se poser de questions, sans chercher trop à savoir comment cela finirait, on fit d’abord confiance au gouvernement.

On était désorienté par la rupture des habitudes ; mais on jouissait avec surprise, avec timidité, de la brusque détente, de la suppression de la tyrannie machiniste. Même les non-chômeurs se sentaient libérés d’une contrainte qui les avait jusque-là crispés à leur insu. Et pouvoir entrer n’importe où sans risquer les démangeaisons coutumières dans un local envahi de lichen !… Les trois premiers jours, 23, 24 et 25 octobre, ce fut dans Paris l’atmosphère d’un dimanche démesuré.

Dimanche londonien, par un temps gris et fade, presque tiède, sans autres distractions que la promenade, le café et la dégustation du zébi aux charrettes des marchands ambulants. Les terrasses regorgeaient. La foule, ainsi qu’en un premier mai sans taxis, emplissait de son flot mou les rues à la circulation raréfiée, d’un rythme nouveau. Les habituels bruits harassants de l’immense troupeau mécanique, avec ses coups de cornes et ses moteurs, avaient presque disparu ; il fallait se réhabituer au roulement des roues ferrées et au claquement des fers de chevaux sur l’asphalte ou le pavé de bois. Calèches, tilburys, charrettes anglaises, coupés, landaus, victorias : tous ces noms, lus dans le Larousse illustré, sortaient des oubliettes de la mémoire, pour étiqueter les véhicules antédiluviens trottant un allègre six à l’heure. Quelques autos, pourtant, de la police, à moteur hermétiquement blindé et stérilisé par des procédés spéciaux, attestaient, avec les rondes multiples d’agents cyclistes en nombre insoupçonné, et là-haut le ronflement des avions à cocarde en patrouille continuelle dans le ciel de Paris, des précautions gouvernementales que rien ne semblait encore motiver dans cette coulée amorphe de foule dominicale, ne sachant que faire de sa liberté. Et on suivait d’un regard approbateur les gros camions à moteur Diésel, sans magnéto, détournés ostensiblement par les grands boulevards et dont la vue rassurait sur la régularité des arrivages aux Halles.

Mais tout cela, ce calme, cette paix, cette obéissance facile et harmonieuse au décret, c’était dans le centre de Paris. Il n’en allait pas de même sur le pourtour de la zone parisienne… aux frontières intérieures nouvelles qui nous séparaient du reste de la France.

Je n’eus le soupçon initial de cette différence que le premier soir, par les racontars de Mme Taquet, dont le mari avait un camarade engagé comme policier auxiliaire dans la brigade spéciale chargée de vérifier les stérilisations, au départ des voyageurs, en gare de Lyon.

Poussé par l’esprit inquiet et badaud qui avait envahi mon moi décomplété, je résolus d’en avoir le cœur net. Le souvenir me revint de ma vieille bécane, démontée et remisée depuis un an ou deux dans un placard de mon atelier. Je l’en tirai, la remis en état et, le lendemain matin, poussai jusqu’à la sortie de Villeneuve-Saint-Georges, où étaient établis en bordure de la route, avec leurs baraquements, les deux postes nez à nez : l’un, empêchant l’entrée des autos à magnéto imparfaitement blindée dans la zone parisienne, et en face celui assurant, à la frontière de la zone saine, la stérilisation des véhicules et des personnes. C’était un gâchis, un embouteillage de camions et d’autos tel qu’il n’y en eut jamais aux portes de Paris, du temps du bulletin vert, un jour de courses.

Ce fut là aussi, dans une guinguette défeuillée, où je me reposai une heure à boire un verre de vin blanc en regardant couler la Seine, que j’entendis parler des « trafics » coupables des policiers improvisés. Par la route plus encore qu’aux gares, relativement mieux surveillées, quantité de voyageurs partaient de Paris, à la nuit tombée, voire même dans leur voiture maquillée pour simuler un blindage étanche, et pénétraient dans la zone saine, en esquivant la désinfection obligatoire.

Je crois en vérité que, hors de Paris, le décret ne fut observé que de façon approximative, pendant les trois premiers jours. Les quotidiens de province que j’eus l’occasion de lire m’en donnèrent d’autres preuves, par les nouveaux foyers de Lichen qui se déclarèrent encore en France.

Leur jugulation dut être bien souvent retardée par des négligences, des calculs égoïstes, et cela non seulement chez les particuliers : il paraît que des municipalités furent trop lentes à couper la distribution électrique et attendirent pour le faire que la moitié de la commune fût envahie. Il fallait du reste une certaine à dose d’abnégation pour se mettre soi-même en quarantaine, et placer aux carrefours les postes de garde obligeant les autos venues des régions saines à contourner désormais la localité sans y pénétrer.

Mais, si je n’eusse pris soin d’y aller voir moi-même, peut-être n’aurais-je pas deviné ces dessous de la situation, Nous étions murés dans Paris par une cloison invisible mais non moins efficace, sans nouvelles rapides et sûres du reste de la France et du monde.

Plus de journaux parisiens. En dehors de quelques petites feuilles politiques, imprimées sur des presses à bras, mais si évidemment tendancieuses qu’elles ne valaient pas les cinq sous, on ne trouva plus dans les kiosques que des journaux de province. Mais des journaux de province, c’est du fret trop lourd pour les envoyer à Paris par avion ; et par voie ferrée, la vitesse commerciale des trains atteignant péniblement vingt kilomètres à l’heure, le Nouvelliste de Lyon, le Moniteur du Puy-de-Dôme et les Dernières Nouvelles de Strasbourg dataient de la veille et ne contenaient guère que des actualités périmées.

Il y avait bien les hauts-parleurs, interdits en temps ordinaire sur la voie publique mais tolérés pour la circonstance, qui beuglaient les nouvelles aux passants. Ceux des grands quotidiens, entre autres, prétendaient suppléer momentanément les éditions sur papier. Mais une censure rigoureuse devait s’exercer, car les nouvelles étaient uniformément optimistes. À les entendre, la « loi électrique » était scrupuleusement obéie par toute la France et le fléau était conjuré. Encore un peu de patience…, etc.

On se sentait plus isolé des faits vrais que par les communiqués officiels de la guerre. Le désir d’être renseigné, l’espoir de trouver quelqu’un qui eût vu ou appris des choses, de témoins oculaires dignes de foi, poussaient à errer à la recherche des amis ou connaissances ; et sous le moindre prétexte ou même sans prétexte, à lier conversation avec le premier venu.

Quant à moi, j’essayai bien de voir quelques camarades, mais ils n’en savaient pas plus que moi, et je me lassais rapidement de tout entretien où je ne pouvais faire intervenir bientôt le nom d’Aurore. Deux fois en trois jours, j’allai rue Legendre, dans l’espoir de parler d’elle ; mais Géo était à son usine, à Saint-Denis, et Luce partie avec Lendor-J.-Cheyne, en avion, donner une conférence à Bordeaux, à ce que me dit Mme de Ricourt. Les ragots de la vieille dame ne m’intéressaient pas, et je la laissai à ses occupations.

La sympathie manifestée à « Mlle Lescure » par ma brave tante contribuait surtout à m’attirer chez les Frémiet ; mais je n’étais pas non plus insensible à l’accueil affectueux que j’y recevais. En outre, le poste du petit Oscar fonctionnait à nouveau, grâce à la boîte de piles et d’accus que son père avait enfin consenti à lui payer.

— Et le décret ? demandai-je, la fois où le gamin, tout guilleret, m’annonça la bonne nouvelle. Qu’en fais-tu, jeune sans-filiste ? Tu l’enfreins. Car des piles et des accumulateurs, si je ne me trompe, ce sont de ces « sources d’électricité » dont l’usage est interdit.

— Mais tout le monde en a, se rebiffa Oscar.

— Le fait est qu’à prendre le décret au pied de la lettre, nous sommes en contravention, reconnut mon oncle. Mais, comme dit le petit, tout le monde en a, depuis les grands journaux pour leurs haut-parleurs jusqu’au moindre particulier. La police électrique n’en est pas encore à faire des visites domiciliaires ; elle a d’autres chats à fouetter, avec les désinfections et les automobiles… En somme, il y a tolérance, comme les journaux l’ont fait remarquer.

Encore un indice de la mollesse avec laquelle fut appliqué le décret, en ces premiers jours d’insouciance.

Je dînai chez les Frémiet, le 25. Ce soir-là, le poste de Lausanne, après avoir diffusé les condoléances du gouvernement fédéral au peuple français si durement éprouvé, nous apprit que la Belgique avait été victime de sa loyauté à la France, en ne fermant pas sa frontière. Le lichen était apparu à Bruxelles. Par contre, même aventure pour l’Espagne et l’Italie, qui cependant avaient coupé les communications dès le 21. Barcelone, ainsi que San Remo et Gênes, étaient contaminés… grâce à des opérations de contrebande, apparemment. Ce qui n’empêchait pas l’opinion italienne d’être assez sévère pour nous ; le bruit courait à Rome, dans certains milieux impérialistes, que des avions français seraient venus nuitamment jeter des spores de lichen sur la Riviera ligure !

Là-dessus, mon oncle s’esclaffa.

— Ah ! celle-là, par exemple !… Ils vont fort !

Les bruits ridicules qui avaient circulé au début me revinrent à la mémoire.

— Chez nous, c’était « un cadeau des Boches », vous vous souvenez ?

— Oui… Tout ça, ce sont des mots, heureusement. Le plus bête, c’est que cette stupide accusation de quelques chauvins italiens vient juste à l’heure où la France, par ce décret, fait le beau geste… Car il n’y a pas à dire, comme désarmement, ça enfonce Briand et feu Streseman. La S. D. N. doit des félicitations à nos gouvernants, qui ont osé porter un décret pareil !

Mon oncle, d’ordinaire, ne sortait que très discrètement ses opinions pacifistes, mais ce soir il s’emballait. Son point de vue me surprit : je n’y avais pas encore pensé. Pour la première fois, je vis cette pénible conséquence de la désélectrification de Paris, du Sud-Est et des autres régions contaminées : le pays sans défense, incapable de mobiliser.

— Donc, reprit-il, la cause est entendue. On ne l’a pas fait exprès, mais l’expérience n’en est pas moins probante : une nation peut se trouver en état de désarmement, sans que, contrairement à l’affirmation des bellicistes, il se produise aussitôt une attaque brusquée.

— Une attaque brusquée ? Hum ! Qu’en savons-nous ! Elle a peut-être lieu à l’heure qu’il est, à la frontière.

— À la frontière ? Non, mon petit, ce serait déjà fait ; et pas à la frontière ; sur Paris, par air, comme de juste, selon les dernières méthodes : torpilles à gaz.

Je trouvai aussitôt une réponse :

— L’assaillant aurait trop peur de prendre la contagion du lichen. L’attaque brusquée n’aurait de raison d’être, n’est-ce pas, que pour s’emparer ensuite de notre pays… pour l’occuper. Et l’occuper, ce serait rétablir les communications que nos bons voisins se sont empressés de couper.

Mon oncle s’en tira par un paradoxe.

— C’est bien dommage ; car si la France n’avait pas été isolée si vite, le monde entier eût été envahi par le lichen, et alors, adieu pour les matamores l’espoir de mobiliser de sitôt. C’était la fin des guerres.

— Oui, mon oncle, mais vous ne songez pas à ce que deviendrait la civilisation, si l’électricité devait rester abolie de notre monde ?… Et vous-même, comme photographe…

— Bah, il ne faut pas penser qu’à soi. Et on peut faire de la photographie au magnésium. On s’est contenté longtemps de la lumière du soleil. Commodité de métier à part, je n’y tiens pas tellement, à l’électricité. On s’en passait il y a cinquante ans, et la civilisation, comme tu dis, ne s’en portait pas plus mal. Si cette perte devait être compensée par une abolition durable de la guerre, je la bénirais de tout mon cœur.

— Mais on continuerait à s’entre-tuer avec d’autres moyens… C’est une nécessité de la nature humaine…

Ma tante, comme toujours lorsque mon oncle émettait ses propres subversifs, soupirait en silence et me lançait des regards éplorés. J’eus pitié d’elle, et n’insistai pas.

Ce même jour du 25, quelques heures avant cette soirée familiale, alors que je restais dans mon atelier à attendre le courrier de l’après-midi, et peut-être une lettre d’Aurore, j’avais reçu la visite d’Alburtin.

— Parti de Marseille le 23, à 4 heures de l’après-midi, arrivé ce matin à Paris, à 6 h… Trente-huit heures de voyage, oui, mon bon ! Et il m’a fallu subir deux désinfections en cours de route, au sortir des zones contaminées. Le première à Orange, frontière de la région sud-est. Pis que pour passer la douane ! On nous a fait descendre de notre train supposé infecté, mettre un masque à gaz et passer dans une chambre, avec nos bagages à main. Là, pulvérisations au brome. Puis dans un autre hangar, l’épreuve du « sporoscope », pour voir si nous ne transportions plus de spores. Puis monter dans un autre train puant le brome… Même histoire après Lyon, zone infectée, à Villefranche. La France est fractionnée en un tas de petits pays. Il est vrai qu’avec la lenteur des communications actuelles, c’est comme si elle était devenue quatre ou cinq fois plus étendue…

— Notez, d’ailleurs, mon cher Delvart, qu’en partant de Marseille, avant-hier, il n’était pas question de décret ; sinon je ne me serais pas mis en route… Un sale coup pour moi, cette « loi électrique » ; mais j’ai quand même bien fait de venir à Paris…

Ce que m’avaient conté les Ricourt, de ses ennuis à Cassis, n’était pour Alburtin qu’un prélude. Le rendant responsable de l’importation du lichen, les pêcheurs de Cassis, dont les bateaux à moteur ne fonctionnaient plus, joints aux ouvriers des usines de la Bédoule équipées électriquement et immobilisées par des courts-circuits, s’étaient portés en masse, un beau soir, sur la clinique, l’avaient envahie et saccagée, obligeant les infirmières à transporter les malades dans l’hôpital voisin.

— Vous voyez ça, Delvart, une bande de deux à trois cents énergumènes emplissant la rue Droite et hurlant : « À mort le Boche ! » Car j’étais pour eux un espion au service de l’étranger, qui avait empoisonné le pays volontairement ! L’agent de police et les deux gardes n’y pouvaient rien ; et on avait enfermé les gendarmes dans leur gendarmerie. Je soupçonne mon confrère le Dr Martin d’avoir plus ou moins monté le coup pour supprimer ma concurrence. Bref, j’ai dû fuir de nuit en auto avec ma femme et Mme Narinska, et nous réfugier à Marseille chez des amis. Cela se passait le jour où je venais de découvrir qu’une pommade à l’oxyde de plomb supprime radicalement les démangeaisons causées par la radio-activité des spores de lichen. Vous savez que les radiologues portent des gants au plomb pour se protéger les mains contre les radiations. Mais une pommade, personne n’en aurait voulu. Alors je l’ai remplacée par un savon à base de plomb, avec lequel il suffit de se lotionner matin et soir pour obtenir l’insensibilisation. À Marseille, mon produit lancé par une grande parfumerie, allait faire le bonheur de la population. Je voyais l’avenir me sourire de nouveau ; et afin d’en avoir le monopole à Paris, j’étais venu faire breveter mon invention.

— Pauvre ami ! Vous arrivez trop tard ; personne ne se gratte plus ici depuis hier.

— Avec votre loi électrique, c’est fichu. Et qui sait quand je recevrai l’indemnité que je réclame au gouvernement pour le saccage de ma clinique ! Il va falloir établir les responsabilités, que la ville de Cassis et l’État se rejetteront l’un l’autre, pour n’avoir su empêcher cette émeute… Enfin il y a quand même du bon. J’ai vu Nathan, et il m’a donné un poste de préparateur dans son usine de recherches d’Eyguzon. Au nom de sa vieille amitié envers son ancien élève, m’a-t-il dit. Peut-être aussi a-t-il eu des remords de ne m’avoir même pas nommé dans son article de l’Intran… Mais admirez l’ironie des choses : je serai là-bas sous les ordres de Mlle Aurore Lescure… elle qui a fait au monde ce joli cadeau qui me coûte si cher !

Cette annonce me fit regretter de n’être pas moi-même un scientifique, qualifié pour obtenir une situation analogue. Je serais là-bas auprès d’elle au lieu de me ronger à Paris…

J’enviais de tout cœur le malheureux Alburtin.

Comme il partait le soir même pour Eyguzon, je lui confiai une lettre déjà timbrée que j’avais compté mettre à la poste, et dans laquelle je suppliais Aurore de me fixer la durée de sa présence au laboratoire. Cette seule incertitude, en effet, m’avait retenu ce jour-là de prendre le train ou de filer à vélo vers elle. Mais partir au hasard m’exposait à faire un voyage inutile, et, pis encore, à la manquer, puisqu’elle devenait revenir incessamment à Paris. Cette lettre, dictée par mon cœur, contenait, je crois, des mots capables de la toucher, et j’avais eu le courage de ne pas faire allusion à l’intimité Cheyne-Luce.

La manifestation des sans-travail, le 25, fut un premier indice du mécontentement croissant et de la lassitude qui allaient mettre fin à la paisible résignation des premiers jours de la Grande Panne.

Une certaine quantité de chômeurs avaient trouvé à s’enrôler dans la brigade spéciale de police anti-électrique, improvisée pour assurer l’obéissance au décret. Ces détectives d’un nouveau genre partaient en guise d’insigne un brassard rouge avec un « X » (Xénobie) doré. D’où le populaire apprit à les nommer : « les X », ou « les électriques ». Il y en eut dans les gares, sur les routes aux frontières de la zone parisienne, dans les services de désinfection, et ceux-là eurent tout de suite de la besogne ; mais ceux que l’on voyait errer dans les rues, pour vérifier si les rares automobiles en circulation satisfaisaient aux exigences de la loi, eurent si peu à intervenir, les trois premiers jours, que l’on s’habituait à blaguer en bloc « tous ces fainéants d’X, qui se la coulaient douce ». Mais leur activité ainsi que leurs attributions allaient s’étendre singulièrement et leur conférer une triste célébrité.

Quelques centaines de sans-travail encore avaient été absorbés par les compagnies du gaz, pour la réinstallation de l’éclairage public ; d’autres, ex-wattmen, redevenaient cochers de fiacres, ou de ces véhicules hétéroclites, chars à bancs, mail-coaches, tapissières, omnibus d’hôtel, à l’aide desquels se réorganisait dans Paris un embryon de transport en commun.

Mais le plus grand nombre des chômeurs, évalué à deux ou trois cent mille, restaient sur le pavé, sans travail ni paye, sans savoir quand ils retrouveraient l’un et l’autre, Leur mécontentement fut d’autant plus vif que la faveur du demi-salaire consentie par la T. C. R. P. à ses premiers employés mis en congé, avait fait espérer que cette mesure serait étendue à tous. Je ne m’y connais guère en politique, mais il me paraît évident que celle-ci joua un grand rôle dans la manifestation des sans-travail, organisée par les partis avancés. Leur cortège monstre parcourut les grands boulevards et défila durant deux heures devant la Chambre des Députés, qui venaient d’entrer en séance et de voter l’approbation du décret. Ils réclamaient, sur l’air des Lampions : « payez-nous ! payez-nous ! » leur salaire intégral ou son équivalent sous forme d’indemnité d’État, aussi longtemps que durerait le chômage.

Hormis quelques légères bagarres avec la police, d’ailleurs, tout se passa bien. Mais cette manifestation, par son exemple, cristallisa les mécontentements et joua sur le public le rôle d’un article de journal virulent.

Après s’être réjoui deux jours de ce que la suppression de l’électricité eût arrêté la croissance de la Xénobie et permis de balayer à l’égout les restes loqueteux des lichens, la réaction était venue. Cette « loi électrique », naguère réclamée à cor et à cri, on commençait à la trouver trop dure pour la capitale. Les quartiers restés indemnes se prétendaient lésés sans cause suffisante : pourquoi ne pas faire à Paris comme en province, où les régions saines gardent l’usage du courant ? Dans les immeubles déjà désinfectés, on aurait voulu pouvoir rallumer tout de suite les ampoules. On redoutait le passage aux désinfectants, dont certaine, le chlore en particulier, détérioraient les objets mobiliers ; et en même temps on raillait la lenteur des opérations, menées avec mollesse. À quoi bon, du reste, les continuer ? En apparence, tous les arrondissements semblaient assainis. Nulle part on ne se grattait plus. Donc, plus de spores.

— Alors quoi ! C’est fini, la Zénobie. Qu’est-ce qu’ils attendent pour rendre l’électricité, pour rétablir la circulation normale, et tout ?

Ce soir-là, sous les éclairages de fortune, becs de gaz des grandes artères et acétylène des cafés, ce n’était plus la calme détente d’un dimanche, mais une effervescence de dégoût et d’écœurement. Pas de cinémas, de théâtres ni de music-halls. Tous s’irritaient de cette vie au ralenti imposée à la capitale ; les humeurs s’aigrissaient, dans le sentiment de l’inutilité d’une pareille vie…

Le 26, cet état d’esprit s’accentua, et ce fut la révolte contre le décret. En me rendant à vélo chez les Ricourt, vers 11 heures, sur le bref trajet de chez moi à la rue Legendre, je vis au moins dix fois des agents de la brigade anti-électrique dresser contravention à des automobilistes qui avaient carrément sorti leurs voitures, à blindage non hermétique. Et dans presque tous les cas, le foisonnement dénonciateur du lichen à l’arrière du châssis prouvait que des germes flottaient encore dans l’air de la capitale, Les foyers latents ne demandaient qu’à se réveiller.

Rue Legendre, à mon coup de sonnette, Géo en personne vint m’ouvrir la porte. Il me tendit le bout du petit doigt d’une main noire et grasse de cambouis.

— Excuse-moi, mon vieux, nous sommes sans servante depuis hier. Mets là ta bécane… Tu vois, j’étais en train d’arranger la mienne aussi. Mais il y a une cuvette cassée ; il va falloir que je la donne à réparer… Cette après-midi pour aller à l’usine je risquerai le coup de prendre ma bagnole. En donnant la pièce à l’X qui surveille le garage. Et dehors, j’en serai quitte, au pis aller, pour une contravention de cent francs.

— Alors, tu crois que le danger est passé ?

— Moi ? Pas du tout ! Mais qu’il y ait quelques spores de plus ou de moins dans Paris, cela n’y changera rien. La stérilisation me paraît une utopie, tant qu’elle ne sera pas opérée d’un bloc, en noyant Paris… évacué, bien entendu, au préalable… dans une nappe de gaz… Et je ne vais pas m’appuyer huit kilomètres à pied.

— Et ta mère va bien ?… Ta sœur ?

— Ma mère est partie au bureau de placement, pour tâcher de trouver une bonne. Ma sœur, elle poursuit ses conférences en province avec Cheyne. Comme il ne sait que l’anglais, elle parle à sa place et se présente… elle a tous les culots !… comme devant piloter la prochaine fusée. Ils font aujourd’hui Brest et Rennes. Ce qu’il y a d’énorme, c’est que l’interdiction des vols astronautiques ne les gêne pas du tout, et l’émission des titres européens va être couverte d’ici quelques jours.

« Il est vrai que Rosenkrantz a lié partie avec eux. Cheyne lui cède ses procédés de fabrication du pétrole synthétique, moyennant quoi la Standard soutient l’émission de la Moon Gold. Cheyne jubile. Il a trouvé l’associé idoine. Adieu la misogynie ; et je commence à croire pour de bon que cela finira par un mariage.

« Moi, je ne demande pas mieux ; mais c’est notre noble mère qui trouvera la couleuvre dure à avaler. Pense donc : un Yank archiroturier, fils d’un balayeur ! Elle est déjà bouleversée de savoir que sa fille « s’exhibe comme une histrionne et traîne dans la boue de la spéculation le vieux nom des de Ricourt ! »

Je planais dans la joie, à ces nouvelles favorables ; j’en éprouvais tant d’affection pour mon vieil ami Géo que, quand il m’invita à dîner pour le soir, j’acceptai d’enthousiasme. Mais avant de le quitter, une réflexion me vint :

— Et si ta mère n’a pas trouvé de bonne ?

— Ne t’en fais pas, vieux. Nous irons au Wepler de la place Clichy. C’est convenu : tu viens me prendre à 7 heures et demie…