Publications de l’Amitié par le Livre (p. 227-240).

XIII
ARRÊT DES ROTATIVES

« Cher ami Gaston,

« Le sort en a décidé ; je ne vous verrai pas avant mon départ. J’avais résolu de vous voir une dernière fois, mais les événements se précipitent. Mon père tient à partir ce soir même, pour se mettre à la tâche dès demain. Et les choses que je comptais vous expliquer à loisir de vive voix, je n’ai que quelques minutes pour vous les résumer par écrit.

« D’abord, notre mission,

« Sur les recherches que nous allons entreprendre au laboratoire du barrage d’Eyguzon, les détails techniques ne vous intéresseraient pas, mon cher artiste ; mais voici en deux mots. Par ses propriétés radioactives spéciales, une des espèces de Lichen cultivées par Nathan va permettre sans doute à mon père de résoudre un problème qu’il travaille depuis des années et qu’il considère à juste titre comme le grand œuvre de son existence de savant. Cette découverte, si elle se réalise, comme nous l’espérons, sera la plus grande conquête que l’homme ait jamais réalisée sur les forces de la nature. Même si notre patron en accapare le mérite, et si Lendor Cheyne auquel nous restons liés, s’en réserve le profit, ce n’en sera pas moins pour mon père une gloire immortelle. Et, de plus, comme cette découverte n’aura été réalisée que grâce aux cosmozoaires, elle réparera par ses bienfaits le mal que j’ai causé en important les météorites chez les humains.

« Je viens d’écrire que nous restons liés à Cheyne, mon père et moi, par contrat. En nous rendant notre liberté provisoire, comme vous le savez, il n’a pas entendu mettre fin à nos engagements réciproques.

« Or, de ces engagements, je ne vous ai dit un mot qu’incidemment, à Marseille, lorsque je vous signalai que mon père et moi restions sous la dépendance de Cheyne jusqu’à mon mariage avec lui. Il faut maintenant que je vous les expose… en m’abstenant de juger mon père, qui a consenti à les signer.

« Par le contrat qui les lie mutuellement, Lendor-J. Cheyne s’institue le « manager » de mon père, solde ses dettes, fournit à toutes ses dépenses de laboratoire et lui assure un traitement annuel de 10.000 dollars, au titre de directeur technique de la Moon Gold. Moyennant quoi la Société acquiert le droit exclusif d’exploiter en général tous ses brevets antérieurs à la signature du contrat et en particulier ceux ayant trait à l’astronautique et au pétrole synthétique.

« Sur ses inventions à venir, mon père a tenu bon, et c’est à moi que reviennent les futurs brevets.

« De plus, il y a entre Cheyne et moi engagement réciproque de mariage. Par ce mariage, qui me vaudra une participation de 50 pour cent aux bénéfices de la Moon Gold, où je ne suis actuellement que salariée, je cèderai en revanche à mon époux 50 % sur le produit des inventions nouvelles de mon père.

« Tout misogyne qu’il se prétend, Lendor a du goût pour moi… et j’aurais dit avant de vous connaître, mon ami : assez de goût pour que ce mariage ne soit pas uniquement une affaire et que l’association ait chance d’être, de mon côté, sinon heureuse, du moins supportable.

« La part de Cheyne, même en défalquant les compensations qu’il nous accorde, semblerait déjà belle, mais il a toute confiance dans le génie de mon père, et il ne lâcherait à aucun prix les possibilités de ses futures découvertes. Il nous a mis en congé temporaire, mais nous restons les salariés de la Moon Gold.

« Je ne vois donc aucune probabilité pour qu’il me délie de cet engagement de mariage. Me l’offrirait-il, d’ailleurs, que j’hésiterais, malgré… ce que vous savez, car ce serait aller contre les intérêts de mon père…

« Vous jugerez comme moi, je l’espère, mon cher Gaston, que le sort a agi pour notre bien… pour notre moindre souffrance, plutôt, en nous empêchant de nous revoir actuellement. Cela vaut mieux pour tous deux, pour votre tranquillité d’esprit comme pour la mienne. Je sais que vous m’aimez ; vous savez que ma froideur n’est qu’apparente et obligée ; que, sous la camaraderie que je vous ai témoignée dès le premier jour de notre rencontre, s’est développé malgré moi et presque à mon insu un sentiment plus tendre. Je vous l’ai avoué une fois ; c’est déjà trop. Je ne veux pas m’exposer à la nécessité, au danger de vous le redire, les yeux dans les yeux, comme cela n’eût pas manqué si j’étais allée vous voir aujourd’hui.

« Quelques jours de réflexion vous permettront, d’envisager avec plus de sérénité la situation. Mais je ne renonce pas à vous revoir ; je ne le saurais, hélas ! À bientôt donc, cher, trop cher ami.

« AURORE.

« P. S. — Je serai forcée de revenir à Paris d’ici peu. La date exacte dépendra du succès de nos recherches ».

Devant le chevalet d’où me regardait le portrait commencé, éclairé par le jour blafard de cette matinée pluvieuse du 23 octobre, je relis la lettre, écrite sur papier à en-tête du Métropole et timbrée, en gare d’Austerlitz, du 22, 19 heures… Partie hier soir, ma bien-aimée doit à cette heure être à Eyguzon, en train d’installer son laboratoire…

Un coup dur, cette lettre ; mais telle que je connais Aurore, avec son sens aigu et lancinant du devoir, sa conscience morale aussi peu américaine que la mienne, elle ne pouvait agir autrement, et je ne songe pas plus à lui en vouloir de respecter sa parole, que de considérer comme un bienfait du sort de n’avoir pu me revoir. Loin de me décourager, cette relecture achève de refouler les affres d’incertitude contre lesquelles je me suis débattu la nuit. J’ai, dans la réaffirmation de son amour pour moi, trop de motifs de me réjouir et d’espérer. L’intention bien arrêtée qu’elle prête à Cheyne d’exiger l’accomplissement de la promesse de mariage ne me déconcerte pas trop. Aurore ne sait sans doute pas encore ce que j’ai appris de Géo ; que Cheyne subit l’ascendant de Luce. Quoi qu’en pense Géo, la question d’intérêt ne pèsera pas lourd dans la balance, si Luce se met en tête de se faire épouser. Tout Américain américanissime qu’il est, Cheyne n’est pas Mormon et polygame (et d’ailleurs les Mormons ne sont plus polygames), donc, s’il épouse Luce de Ricourt, il rend sa parole à Aurore Lescure, qui devient libre… libre de suivre son penchant secret, libre de m’aimer sans refoulement, libre de m’épouser… Du train accéléré dont marchent les événements, si cela doit se faire, cela ne saurait tarder…

Et si quelqu’un avertissait Aurore de la tournure que prennent les relations entre son fiancé et notre amie Lucy ?… Mais je repousse la suggestion, venue des profondeurs perverses, du secteur d’infamie que recèle même une conscience honnête.

Attendre, donc, et espérer… Hé bien, soit ! j’aurai de la patience ; cela me sera facile, quelques jours sans la voir, et peut-être la récompense au bout…

De la patience ! Ce n’est pas à moi seul qu’il en faudra ! Le Matin, que je déploie, monté par la concierge avec le courrier, en réclame des Parisiens et de toute la France !

L’EMPLOI DE L’ÉLECTRICITÉ INTERDIT À PARIS… UN DÉCRET DE SALUT PUBLIC. LES JOURNAUX VONT CESSER DE PARAÎTRE…

« La gravité de la situation ne permet plus d’attendre la rentrée des Chambres, convoquées pour le 25. Passant outre à ses hésitations d’hier, le Conseil des Ministres, réuni à nouveau en séance de nuit, vient, sans du reste sortir de la légalité constitutionnelle, de prendre un décret qui, ratifié aussitôt par le Président de la République, sera mis en application dès aujourd’hui même à partir de midi. Aux termes de ce décret, que l’on trouvera plus loin in extenso, l’usage et la production de l’électricité sous toutes ses formes sont interdits dans Paris et le département de la Seine, et dans toutes les parties du territoire contaminées par la Xénobie. L’apparition du lichen en quelque lieu que ce soit, entraîne automatiquement l’application immédiate de cette mesure. En sont exceptées uniquement, les sources d’énergie électrique (entre autres celles alimentant les postes d’émission de la Tour Eiffel, des P. T. T., etc.) que le gouvernement jugera nécessaire de maintenir en activité dans un but d’utilité nationale. Ces génératrices d’électricité seront munies de dispositifs spéciaux (tels que chambres frigorifiques) qui les empêcheront de devenir un danger de contamination pour le voisinage.

« Il y a provisoirement tolérance pour les piles et accumulateurs à faible débit servant au fonctionnement des postes récepteurs de T. S. F.

« La déclaration à la mairie des immeubles contaminés est obligatoire dans les deux heures de l’apparition de la Xénobie, sous peine d’une amende de 100 francs au moins. Cette déclaration a pour but, dans les régions saines, d’enrayer la propagation de l’épidémie. En attendant l’arrivée des employés municipaux chargés de procéder à une désinfection plus complète, le déclarant est tenu d’assurer l’isolement de l’immeuble, du véhicule ou de la personne atteints, et leur stérilisation provisoire, à l’aide de l’un quelconque des produits reconnus jusqu’ici les plus efficaces : eau de javel ou simple eau salée. Les services organisés, municipaux ou autres, useront avantageusement du chlore à l’état gazeux, et des vapeurs de brome ou d’iode et autres produits qui seront mis à leur disposition en quantité suffisante par les autorités.

« À Paris et dans les régions contaminées, cette déclaration a pour rôle de faciliter les opérations de stérilisation, qui vont être entreprises en grand et méthodiquement pendant la période de durée encore déterminée où l’usage de l’électricité sera suspendu.

« Le texte primitif du décret soumis au Conseil portait interdiction de l’emploi et de la fabrication de l’électricité dans la France entière sans distinction de régions saines ou autres. Le Conseil a reculé avec juste raison devant l’absolutisme de cette mesure. Mais la différence de traitement appliquée aux régions contaminées et aux autres soulève un grave problème au point de vue des communications. Si l’on pouvait pratiquement reproduire autour des centres contaminés un barrage analogue à celui de nos frontières actuelles, tout irait bien ; mais c’est impossible, il faut donc réaliser les conditions les plus approchantes, en réduisant au minimum le passage des régions contaminées vers les autres. L’énorme diminution du trafic automobile entraînée par l’application du décret facilite la solution du problème. Des postes de surveillance seront établis sur les routes, au sortir des zones contaminées, pour vérifier, ou assurer au besoin par une désinfection, la bonne stérilisation des véhicules où des personnes.

« Au départ de Paris, dans les gares où un service réduit de trains pourra être maintenu, cette stérilisation sera assurée par les soins des compagnies de chemin de fer.

« Une police spéciale est instituée pour la lutte contre la Xénobie. En attendant son organisation, les polices existantes et la gendarmerie, avec les auxiliaires qu’elles jugeront utiles de s’adjoindre, sont chargées d’appliquer ces prescriptions. La tâche sera lourde et ardue, et le gouvernement compte sur le civisme de chacun pour la leur faciliter.

« La nouvelle extension prise par le fléau dans les dernières vingt-quatre heures permet d’apprécier à quel point a été regrettable l’hésitation du Conseil à promulguer ce décret un jour plus tôt.

« Voici en effet les centres où le Lichen a été constaté depuis hier : Dans le Sud-Est, Nîmes et Montpellier, Grasse et Menton ; dans le Sud-Ouest, Bayonne ; dans le Nord, Amiens, Le Havre, Dunkerque. Autour de Paris, l’extension n’est pas moins évidente, et ce serait toute une longue liste de localités qu’il faudrait énumérer. La France africaine également est touchée, le Lichen a fait son apparition à Tunis et à Oran.

« Dans Paris même, cette mesure, prise plus tôt, eût empêché la naissance d’une génération particulièrement nocive de Xénobie, qui s’est manifestée hier en divers points, entre autres dans les sous-stations électriques, où elle s’attaque aux enroulements des transformateurs ; il en est résulté des courts-circuits et des dégâts considérables…

« L’heure est grave, répétons-le, tragique même mais non désespérée. Avant d’entrer dans le silence — pour quelques jours seulement, hâtons-nous de le dire, car des machines à vapeur vont être installées, avec toute la célérité possible, en remplacement des moteurs électriques de nos rotatives, — la presse se doit d’exhorter le public à supporter cette dure épreuve avec un calme et une dignité patriotiques.

« Le monde, qui presque tout entier a rompu avec nous les communications matérielles, a les yeux sur la France et sait d’heure en heure, par la T. S. F., ce qui s’y passe, quelle attitude garde le peuple français. Quelle que soit l’opinion politique de chacun, nous devons tous faire l’union sacrée, dans l’intérêt supérieur de la France et de la civilisation tout entière, et nous soumettre sans murmurer, stoïquement, aux conséquences du décret. C’était le seul moyen de couper court à la propagation du fléau et de nous en rendre maîtres avant que la contamination soit générale.

« Au lieu de laisser la vie nationale s’enrayer par une paralysie progressive et finalement complète, qui serait alors d’une durée très longue, il s’agit de provoquer volontairement son arrêt immédiat, mais partiel et passager.

« Il faut bien le reconnaître, l’électricité est véritablement devenue, comme on le disait déjà, un peu prématurément, il y a cinquante ans, la reine de notre civilisation, son moteur essentiel. Tout dépend de l’électricité dans le machinisme actuel, tout est lié au fonctionnement de certains appareillages électriques.

« Avec la suppression de l’électricité, tout s’arrête, dans Paris.

« Les moyens de transport : métro, tramways, chemins de fer électrifiés, sont déjà virtuellement abolis, Si les véhicules automobiles ont pu circuler jusqu’à ce matin, c’est parce que l’intensité de leurs sources d’électricité, batteries d’accumulateurs, magnétos, dynamos, est assez faible pour n’engendrer que des variétés de lichen peu exubérantes et relativement bénignes. Mais ces variétés comme les autres produisent des spores, dont la descendance risque d’être calamiteuse. Dans quelques heures, les rues de Paris cesseront d’être contaminées par ce mode de diffusion.

« Quant aux avions, leur cas est spécial, et ils peuvent être tolérés sans danger. Comme ils circulent en l’air, à l’abri de toute contamination nouvelle, il est facile de stériliser leurs dynamos juste avant le départ. C’est d’ailleurs ce qui se pratiquait déjà depuis un ou deux jours au Bourget et à Issy-les-Moulineaux, afin d’éviter que l’encrassement des bougies du moteur n’entraînât en plein vol des pannes, infiniment plus dangereuses que ne pouvaient l’être, au sol de nos rues, celles des véhicules automobiles.

« Les communications ? Sans télégraphe, on le sait, plus de chemin de fer à trafic intensif et rapide, Les câbles téléphoniques résistaient encore, mais depuis hier, les formes de lichen perforantes dont nous parlions plus haut envahissent les relais, rongent l’isolant et corrodent les fils soumis à un trafic continu. La suppression du service (au moins pour le public) évitera la destruction de ces câbles coûteux et dont la pose et l’aménagement ont exigé des années. Même dans Paris, le fonctionnement des tubes à « pneumatiques » dépend des pompes à moteur électrique qui y entretiennent le vide nécessaire à la propulsion des wagonnets.

« L’industrie ? Dans les usines modernes, la plupart des appareils de levage et de manutention au moins sont électriques. Si ce n’est pas leur arrêt complet, la production y sera fortement gênée et ralentie.

« Sans électricité, on le voit, c’est l’ankylose plus ou moins complète du système nerveux et musculaire de notre corps social.

« Et la pensée humaine, elle aussi, est atteinte dans ses sources vives par la suppression des journaux ; peu importe en effet que les linotypes puissent toujours assurer la composition du texte, et même leur clichage, du moment que les rotatives sont immobilisées par l’arrêt de leur force motrice.

« Sans électricité, c’est Paris, ce sont toutes les régions contaminées, sans éclairage digne de ce nom, sans moyens de transport, sans communications rapides avec l’extérieur, sans journaux, et ajoutons, cela va de soi, sans cinémas ni théâtres… C’est encore 200.000 Parisiens du Plus-grand-Paris réduits à chômer… »

Cela continuait par une liste sommaire des professions qui allaient être privées de travail : 1o En totalité : électriciens, Métro et T. C. R. P., chauffeurs de taxis et autres, personnel des cinémas et théâtres, des journaux au complet depuis le rédacteur en chef jusqu’au dernier balayeur ; 2o En grande partie : employés de chemins de fer, télégraphistes et téléphonistes, postiers, métallurgistes et ouvriers de nombreuses industries. Le tout sans compter les banlieusards trop éloignés de Paris pour pouvoir se rendre à leur besogne.

De plus, la mesure de faveur consentie au début par la T. C. R. P. aux chômeurs des tramways et du métro en leur accordant un demi-salaire provisoire, était rapportée, car la dépense serait devenue trop énorme… et combien de temps faudrait-il la prolonger ?…

Une question me tracassait. C’était très joli, d’arrêter la machinerie civilisée, pour enrayer le développement du Lichen ; mais comment allait-on détruire tous les foyers de contamination ? L’eau de javel paraissait bien peu efficace, à en juger par le métro, où elle n’avait pu empêcher le développement foudroyant du Lichen. Même si les autres procédés valaient mieux, il faudrait des semaines et des mois pour assainir Paris tout entier.

J’eus beau chercher dans les divers quotidiens qui parurent encore ce matin-là, je ne trouvai pas de réponse satisfaisante à cette énigme. Le gouvernement tenait-il secret son moyen de lutte efficace ? Dans quel but ? Il avait tout intérêt à le publier. Comptait-il surtout, comme auxiliaire dans la lutte contre le Lichen, sur un fléchissement de l’activité vitale de la Xénobie, pendant sa mise en sommeil, et que peut-être les germes non touchés par la désinfection auraient, au bout de quelques jours, perdu leurs propriétés germinatives, comme l’avait supposé Nathan dans son article de l’Intran, et que de la sorte l’arrêt de l’électricité agirait automatiquement en amenant l’extinction dans Paris de la création cosmique ?… Espérait-il une gelée précoce ?… Ou bien le Conseil des Ministres, croyant à l’efficacité intrinsèque du décret par le fait seul de sa promulgation, l’avait-il voté en une heure d’enthousiasme irréfléchi, comme en connurent jadis la Convention et les Comités de Salut Public ?… On était tenté de le croire, à lire le compte rendu détaillé des débats tumultueux de la séance de nuit… Mais alors, le décret serait-il obéi par des gens qui se poseraient la même question que moi et n’y trouveraient pas davantage de réponse ?…