Publications de l’Amitié par le Livre (p. 203-225).

XII
LA FRANCE AU BAN DES NATIONS

Je passai une triste soirée dans mon atelier, sans goût pour sortir plus loin que le petit restaurant du quartier où je fis un simulacre de dîner. Je songeais mélancoliquement, tout en rangeant de vieux dessins, des croquis, des études. Certes, je comprenais qu’Aurore se crût tenue de rester au moins ce premier soir avec son père, et que ni lui ni Cheyne n’eussent guère de sympathie pour ma présence ; mais cette situation allait-elle durer ? Étais-je pratiquement éliminé de l’existence d’Aurore, même dans le cas où elle séjournerait plus ou moins longtemps à Paris ?… Et si Cheyne mettait à exécution son idée de retourner en Amérique ? N’avais-je plus aucune chance de m’entretenir avec elle ? de mettre à profit son aveu ? Regrettait-elle cet aveu au point de chercher désormais à m’éviter le plus possible ?

Après une insomnie prolongée, où je tournai et retournai des projets dont le moins fou était encore de suivre le trio en Amérique, je finis par m’endormir d’un sommeil agité et rempli de songes funestes.

Lui téléphoner vers 9 heures ?… Mais attendre cette heure-là chez moi m’apparut dès mon lever à l’aube, intolérable. Sitôt habillé, à 7 heures et demie, je descendis. En passant devant la loge, je vis M. et Mme Taquet attablés. Sur deux assiettes tremblotait la gélatine rubis du lichen comestible… du zébi rapporté la veille de son excursion à la Tour Eiffel par le wattman en congé. La portion que madame dégustait à pleine cuiller n’était pas moins copieuse que celle de monsieur.

Sous couleur de prendre mon courrier, j’entrebâillai la porte.

— Pas de lettres pour moi ?

— Non, monsieur Delvart. Le facteur n’est pas encore passé. Mais voici toujours votre Matin.

J’affectai de loucher vers son assiette.

— Bon appétit !… Hé, hé, madame Taquet, ce n’est donc pas si mauvais, le zébi, vous y venez, je vois.

— Il faut bien profiter pendant que c’est frais, monsieur Delvart ; ça serait gâté d’ici ce soir ; et mon mari en a rapporté près d’un kilo. Cela fait des économies dans un ménage… en ce moment surtout, où il n’a que demi-paye ; et on ne sait pas combien de temps ça va durer.

Sans m’informer de ce qui n’allait pas durer : les économies, le zébi, la demi-paye ou la situation actuelle, je m’esquivai.

Au débit qui fait le coin de la rue du Mont-Cenis et de la rue du Chevalier-de-la-Barre, j’achetai encore deux ou trois journaux et, longeant le Sacré-Cœur, allai m’installer sur un banc, au haut du square où seuls quelques gamins du quartier jouaient déjà, devant le panorama géant de Paris…

LA FRANCE MISE EN INTERDIT PAR L’AMÉRIQUE.

Le cœur battant d’espoir… car dans ce cas, il n’était plus question pour Cheyne ni pour Aurore de retraverser l’Atlantique… je parcourus avidement le texte du Journal :

« Le grave péril créé à Paris et en France par l’extension brutale de la Xénobie vient d’inciter l’Amérique à se prémunir contre une possible contagion du fléau par des mesures d’un protectionnisme outrancier et sans exemple. Un décret du président Hogg, rendu hier à la Maison Blanche, et prenant force exécutoire à dater d’aujourd’hui 22 octobre, suspend les communications maritimes avec la France. Aux termes de ce décret, tout paquebot, cargo ou autre navire en provenance d’un port de France, ou ayant, au cours de sa traversée fait escale à un port français, se verra interdire l’accès des ports américains. Par conséquence directe, seuls sont autorisés à quitter l’Amérique à destination de la France, les bâtiments, paquebots ou autres qui effectuent leur voyage de retour. La police de la Prohibition, avec sa flotte armée spéciale, est chargée d’assurer l’exécution stricte du décret.

« Ce décret qui viole si manifestement les règles du droit international et contre lequel le chef du gouvernement français élève une protestation vigoureuse, décèle un affolement qui étonne chez un peuple aussi pragmatique et pondéré qu’aux États-Unis. Il apparaît à la froide raison que couper ainsi les communications avec la France est nettement abusif. En cinq ou six jours de traversée, la présence du Lichen à bord du transatlantique le plus rapide aurait tout le temps de devenir évidente. Par conséquent, il suffirait d’établir à l’arrivée au port américain une visite sanitaire spéciale…

« Entre autres conséquences de cette mesure draconienne, qui porte un préjudice des plus graves à nos compagnies de navigation, à nos plus grands ports transatlantiques (Brest, Cherbourg, Le Havre) ainsi qu’au mouvement touristique, il faut noter que les exportations de pétrole américain vers la France vont cesser du même coup, puisque les bateaux-citernes, s’ils traversaient l’Atlantique et débarquaient leur marchandise chez nous, se verraient dans l’incapacité de regagner leurs ports d’attache… Il est inutile d’insister sur les fâcheux résultats que peut avoir pour nous cette suppression des importations de pétrole américaines, au moment précis où nos besoins en cette substance s’accroissent considérablement, par suite de l’atteinte portée à l’éclairage électrique.

« …Voulant, par ailleurs, éviter aux États-Unis tout risque d’une aventure pareille à celle que subit la France, le président Hogg, par un décret complémentaire, interdit la préparation de tout raid astronautique, le départ et la fabrication de tout engin susceptible de franchir les limites de l’atmosphère terrestre. Comme première application, ce décret entraîne la confiscation du laboratoire de M. Oswald Lescure et des usines astronautiques de la Moon Gold, avec le matériel qu’elles renferment… « Toutes les pépites d’or qu’une expédition de ce genre pourrait rapporter de la Lune, déclare M. Hogg, parmi les considérants ayant motivé son décret, ne compenseraient pas le danger de voir rapporter en même temps des espaces interplanétaires des causes de trouble pour notre civilisation, dont le fléau de la Xénobie en France suffit à donner une idée redoutable… Et, en sus de la Xénobie, qui sait les autres périls inconnus et plus terribles encore qui peuvent être tenus en réserve par les espaces interplanétaires ! »

« Hâtons-nous d’ajouter que pareille mesure de prudence a été prise en France également. Les astronautes américains ne trouveront pas chez nous les facilités qui leur sont désormais refusées dans leur propre pays, pour réaliser leurs funestes expériences. Une interdiction identique a été formulée, et signifiée dès leur arrivée au Bourget à MM. Oswald Lescure et Lendor-J. Cheyne, par M. Guyon, sous-chef de la Sûreté…

« … L’exemple des États-Unis a été suivi aussitôt par nombre de pays, dont la liste s’accroît d’heure en heure. À l’instant où nous mettons sous presse, on peut citer, comme ayant coupé toutes communications matérielles avec la France : le Canada, la République de Cuba, le Mexique, l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande, l’Italie, l’Espagne, la Grèce… À l’exception de la Belgique, qui déclare s’associer à notre destin, la mise en interdit s’étendra bientôt à la planète entière… La France traitée comme l’étaient au moyen âge les lépreux et les pestiférés ! Une excommunication telle qu’en fulminait l’Église contre les hérétiques et schismatiques !… Il est impossible d’évaluer, même approximativement, les pertes que cette situation sans précédent va causer au commerce, à l’industrie et à la vie nationale ».

Mes soucis personnels s’étaient fondus dans une angoisse plus vaste, débordant mon simple égotisme. Sur Paris, avec la France ainsi isolée du reste de l’humanité, sur Paris étendant à mes pieds son panorama géant, je laissai errer mes regards…

Sous le soleil automnal jauni par la brume, cette province de maisons et d’édifices avait son aspect habituel… Oui. Sauf sur les gares… à ma gauche, Nord et Est ; plus loin vers la Seine, P.-L.-M. et Orléans ; à droite, tout près, les lignes de la gare Saint-Lazare… absence presque complète de fumées.

Je me remis à explorer les journaux.

Ah ! en effet : les gares… « Nombreuses suppressions de trains. » « L’exploitation intensive des chemins de fer, on le sait, n’a été rendue possible que par l’invention complémentaire du télégraphe électrique ; par contre, même avec le matériel roulant et les voies en bon état, toute entrave apportée au fonctionnement du télégraphe et de la signalisation électrique entraîne l’impossibilité de poursuivre l’exploitation régulière. Les ruptures de fils télégraphiques et de commandes de signaux s’étant multipliées avant-hier, sur les réseaux non électrifiés, les compagnies se sont vues forcées de réduire dans des proportions énormes le nombre des trains, aussi bien de voyageurs que de marchandises, dont la vitesse commerciale maxima est ramenée à 20 kilomètres à l’heure.

« Nous voilà presque revenus au temps des diligences… avec cette aggravation que nous n’avons même pas la ressource d’user des antiques guimbardes disparues… Les services d’autocars, destinés à doubler ou concurrencer les services de banlieue, sont encore trop embryonnaires pour suppléer à la déficience des chemins de fer.

« Et combien de jours encore les voitures automobiles seront-elles utilisables ? Les pannes de bougies se multiplient avec une fréquence croissante, et les magnétos non blindées sont victimes d’avaries peu réparables…

« L’invasion des Xénobies se développe. — Le foyer secondaire qui s’est déclaré avec, comme centre Marseille, où la situation est comparable à celle de Paris, gagne rapidement du terrain le long de la ligne P.-L.-M. Entre Marseille et Toulon, toutes les villes de la côte sont atteintes. Plus loin, l’apparition du Lichen était signalée hier à Saint-Raphaël et Cannes. Dans la région sud-est, Aix et Avignon sont également atteintes ; de même que Bordeaux, dans le Sud-Ouest, et dans le Nord, Lille et Rouen… »

Oui, mais dans Paris ?… À la page précédente… Trois colonnes de détails sur les divers accidents, et entre autres ceux d’un nouveau genre « provoqués par une variété de Lichen qui ronge les isolants et corrode le métal des conducteurs électriques ; d’où une quantité de courts-circuits survenus un peu partout, à l’air libre et dans les canalisations souterraines : magnétos, dynamos et moteurs « grillés », fils et câbles de toute nature mis hors de service… » Rien d’étonnant si je rencontre ces sous-titres : « Les dégâts dans les sous-stations électriques… » « Dans les centraux télégraphiques et téléphoniques… » Mais je ne vais pas lire tout cela. Passons.

« … Pour résumer la situation à Paris, en dehors des Ve, VIe, VIIIe, IXe, XVIIe arrondissements, contaminés dès le début de l’invasion et où ses progrès ont été les plus graves, la dissémination a gagné plus ou moins largement les arrondissements voisins. À chaque instant de nouveaux foyers de Lichen sont signalés dans des quartiers jusque-là indemnes. On peut considérer à l’heure actuelle tout le centre de Paris comme voué à une contamination proche. Sur la périphérie, les XIIIe, XVe, XVIe, XIXe et XXe paraissent les plus épargnés.

« La proche banlieue est touchée, surtout au nord et au sud-est. Au-delà, on trouve des foyers à Argenteuil, Taverny, Bessancourt, Enghien, Villeneuve-St-Georges, etc… Saint-Denis, contaminé dès le 19, est atteint presque à l’égal de la capitale. Versailles l’est aussi, à un degré moindre.

« La soudaineté de l’invasion du Lichen et la brusquerie de son développement ont surpris les Pouvoirs publics, et jusqu’à présent, au lieu d’une action d’ensemble immédiate, ils n’ont pris que des mesures fragmentaires et tardives. Si les compteurs électriques sont fermés dans les immeubles de Paris les plus touchés, c’est uniquement aux concierges où aux propriétaires qu’on le doit, et non à la Compagnie. La seule mesure générale qui ait encore été prise par la Préfecture de la Seine, c’est d’interdire à partir d’aujourd’hui le fonctionnement des enseignes, réclames et journaux lumineux.

« Dans quelques arrondissements, les commissaires de police exigent la déclaration des immeubles atteints par le Lichen (assimilé à une maladie contagieuse), qui sont soumis à la désinfection par les services municipaux. Ou bien on voit dans les rues des arroseuses effectuer sur la chaussée des pulvérisations à l’eau de javel ou à l’eau salée, qui tuent les germes de la Xénobie. Mais tout cela ne peut évidemment aboutir à grand’chose. Paris est en proie au Lichen comme à une maladie grave. Si on veut le guérir, il faut prendre des moyens énergiques et radicaux.

« Dans quelques-unes des villes contaminées aux environs de Paris, et dans le Midi à Toulon, les maires ont pris des arrêtés interdisant l’emploi du courant électrique dans leur commune, et cette initiative a toute chance de protéger contre la diffusion du Lichen les localités en question.

« À leur exemple, il a été question un instant au Conseil des Ministres de préserver les parties de Paris non encore contaminées, en décrétant l’interdiction de distribuer le courant électrique dans tout Paris et le département de la Seine.

« Tant qu’on n’en viendra pas à cette mesure décisive, a fait ressortir le président du Conseil, on n’aura rien fait pour la sauvegarde des Parisiens. Il suffit d’un immeuble où une lampe reste allumée pour provoquer la formation du lichen autour de ladite ampoule, et la diffusion des spores reproductrices dans l’immeuble et au dehors, par les habitants qui les véhiculeront sur leurs personnes.

« Mais le Conseil n’a osé assumer à lui seul la responsabilité d’un pareil décret, qui sera soumis au vote des Chambres, convoquées pour le 25… dans trois jours.

« … Quelle sera la durée probable du fléau ? Doit-on s’attendre à le voir décroître et cesser de lui-même, comme certains optimistes s’empressent de le déclarer ? La disparition des formes géantes et à croissance ultra-rapide observée dans les souterrains du métro est due avant tout à l’arrêt du trafic et du courant ; elle ne signifie pas nécessairement que la poussée de vie soit en décroissance et que nous n’ayons plus à redouter, dans d’autres champs électriques, la naissance et la prolifération de formes analogues ou même plus nocives… L’éminent professeur Nathan, néanmoins, est d’avis que l’espoir est autorisé de ce côté. En outre, on a constaté, dans les chambres frigorifiques des Halles, que les ampoules allumées restent nettes de tout lichen, alors que, dans le reste de l’édifice, elles sont fortement contaminées. Cette observation confirme l’assertion de M. Nathan lui-même, dans son article d’avant-hier, que les spores ne résistent pas à un froid de 0 degré. Cette vulnérabilité de l’ennemi nous donne en tout cas la certitude d’en être débarrassés à la première gelée… »

Paris sous la neige ?… Mon œil de peintre caresse le panorama souverain que je découvre du haut du square. Au lieu de ces miroitements de vitres, de ces scintillements de coupoles dorées, de ce Paris en polychromie tendre, aux valeurs délicatement fondues dans le beau matin d’automne, j’évoque l’infinie blancheur de la neige aux ombres bleues, sous un ciel d’antimoine…

Je hausse les épaules en rejetant l’amas des feuilles froissées… La première gelée ! Et nous sommes au 22 octobre… Encore un mois, deux peut-être. C’est bien lointain, et d’ici là…

Et soudain je cesse de m’intéresser aux événements ; je me secoue comme un chien qui sort de l’eau, rejetant l’âme sociale pour dégager mon seul égotiste personnage : Gaston Delvart, le peintre amoureux de l’ange astronaute.

Neuf heures moins un quart. Temps de lui téléphoner. Abandonnant tous mes journaux à la vieille femme à cabas qui les guigne, venue s’asseoir au bout de mon banc, je retourne au débit de la rue du Mont-Cenis, où il y a le téléphone.

— Allo. Oui, ici, Aurette… Bonjour, cher ami !… Me retrouver ? Hélas, non, pas aujourd’hui, impossible. Mon père… je ne puis pas le quitter ; nous avons un travail fou : tout un matériel à rassembler, une caravane à prévoir, à organiser. Vous comprenez, il a accepté pour lui et pour moi les propositions de M. Nathan. Mais non, cher !… nous ne partons pas ; les frontières nous sont fermées, rassurez-vous, nous aurons tout le temps de nous revoir… Donc, Lendor, vu l’interdiction des expériences astronautiques, nous a rendu notre liberté provisoirement ; lui-même va former un cartel, je crois, dont la Moon-Gold sera le centre ; il doit se rencontrer aujourd’hui, grâce à Mlle Luce, avec le grand brasseur d’affaires Rosenkrantz… Pour en revenir à M. Nathan, il a eu avec mon père une longue conversation hier soir et s’est tellement emballé pour certaines de ses vues qu’il lui a offert aussitôt une très belle situation : directeur d’un service de recherches techniques… concernant le Lichen. Mon père a accepté, et comme il ne saurait se passer de moi qui suis au courant de ses méthodes de travail, il a obtenu que je sois nommée directrice adjointe… Vous voir ce soir, dites-vous, ami ? Je crains bien d’être tenue… Enfin, si je prévois une heure de liberté dans la soirée, je vous enverrai un pneumatique. Car vous ne pourrez pas me téléphoner, je serai absente de l’hôtel toute la journée… Pardon, c’est mon père qui me réclame. Excusez, mon cher Gaston… Comment ! vous dites que je ne vous… Mais si ! j’ai beaucoup, beaucoup d’amitié pour vous ; que trop… Non, non, chut ! pas maintenant. Au revoir. Peut-être ce soir ; ou sinon demain… »

Certes, je ne suis pas trop content ; je suis même furieux, tout d’abord ; mais enfin, avec ce laboratoire à installer (où donc ? elle ne me l’a dit !) je dois bien admettre qu’elle soit occupée et ne puisse me voir aujourd’hui.

Et, que diable ! elle a raccroché si vite que je n’ai pas pu lui poser une autre question… qui va me tourmenter toute la journée : puisque l’association est rompue, entre Cheyne et son père, les intérêts qui, à ce que j’ai compris, poussaient Cheyne à vouloir l’épouser, elle, ont donc cessé d’exister ? L’obstacle fondamental entre nous serait donc levé, ou sur le point de l’être ?… Que ne me l’a-t-elle dit nettement ! Je n’ai même pas pu discerner dans son ton de quelle humeur elle était. Joyeuse, ou simplement affairée ? Ces récepteurs déforment tellement les nuances de la voix !

Même sans certitude, il paraît y avoir là une grande probabilité. Et en plus de cet espoir, pour me faire patienter, je sais que rien n’est perdu, au contraire, puisqu’elle ne part pas ; si je ne la vois pas aujourd’hui, je la verrai demain, et je pourrai de toute façon continuer la lutte, essayer de faire triompher mon amour.

En attendant, ne pas trop penser à moi-même ; réagir… Voyons. D’abord, soigner mes intérêts matériels, totalement négligés depuis mon retour à Paris. Je suis à court d’argent. Toucher le chèque de Luce. Société Générale, boulevard Haussmann… De là, rive gauche, visite chez mes marchands de tableaux : Roussel, Lefort ; chercher mes photos chez l’oncle…

L’autobus AM, que j’allai, sans hâte, prendre au coin de la rue Damrément, était bondé de gens singulièrement rechignés. Je cessai vite de m’en étonner, car dès le pont Caulaincourt un arrêt intempestif nous immobilisa.

— Ça fait la cinquième panne depuis le terminus ! grincha le receveur, en sautant à terre pour aller aider son camarade chauffeur.

Panne de bougie, qui fut tôt réparée, mais qui décelait l’état précaire des derniers moyens de transport en surface. L’eau de chlore devenait impuissante comme préservatif contre la Xénobie… Sur le pont Caulaincourt, repanne… Idem au bas de la rue d’Amsterdam. Cinq ou six voyageurs, dont je fus, descendirent pour continuer à pied.

À la gare Saint-Lazare, j’eus la curiosité de jeter un coup d’œil dans la salle des pas-perdus. Les aspirants-voyageurs se butaient à des guichets fermés. Assis sur leurs valises, d’autres attendaient avec une résignation d’émigrants. D’évidents Britanniques baragouinaient des récriminations aux employés des bascules, qui refusaient de peser leurs bagages à l’enregistrement et leur montraient les pancartes affichées : « Aucun départ pour l’Angleterre jusqu’à nouvel avis ». Une affiche manuscrite, placardée sur les horaires officiels et les annulant, annonçait un ou deux départs quotidiens « non garantis » de trains omnibus pour Le Havre, Dieppe, Cherbourg… Au fond, sous le hall des quais, silencieux et morts, les rails luisaient, déserts.

Je regagnai la rue. Dès à présent, la circulation s’était sensiblement raréfiée ; pour deux autos qui roulaient, une était en panne, le long du trottoir. Les agents à bâtons blancs laissaient faire ; on n’observait même plus le sens unique. Et, détail significatif, à la circulation mécanique se mêlaient, déjà nombreuses, des voitures hippomobiles : antiques coupés, calèches préhistoriques, fiacres de l’Urbaine. Il y en avait donc encore ! Et qui eût cru que, en dehors des étaux hippophagiques, Paris recélât autant de moteurs à crottin !

À part ce changement, qui rendait sensible le recul de la civilisation et dont se réjouissait sournoisement, je dois l’avouer, mon œil de peintre avide de pittoresque, l’atmosphère morale de la ville semblait peu altérée. Les chômeurs forcés restaient chez eux, il faut croire, ou du moins ne s’aventuraient pas dans les quartiers de l’Opéra, de la Madeleine ou des Champs-Élysées. Les travailleurs du gaz, en revanche, abattaient de la besogne ; j’en vis, dans la rue Royale, qui rétablissaient des réverbères de fortune, sur les pylônes de candélabres électriques.

En pleine rue Royale, aussi, bravant impunément les ordonnances de voirie, des charrettes de zébi stationnaient le long des trottoirs ; mais les marchands, psychologues avisés, affichaient deux qualités (probablement illusoires), l’une à 10 et l’autre à 20 francs le kilo… La plus chère s’enlevait rapidement…

Mon marchand de tableaux du boulevard Saint-Germain, qui était en même temps un « ami », me retint à déjeuner, pour traiter nos affaires à loisir. Il est certain que si Luce m’eût vu dans cette circonstance, elle se serait moquée à juste titre de ma facilité à me laisser « rouler » dès que l’on sait me prendre « par les sentiments ». L’impression d’avoir mon portefeuille déjà garni par le montant du chèque que je venais de toucher en passant boulevard Haussmann, y contribua sans doute ; je ne sus pas défendre mes intérêts pécuniaires avec l’âpreté qui donne à tant de nos contemporains ces airs de bouledogues prêts à mordre, dès l’instant où ils discutent une question d’argent à donner ou à recevoir ; et finalement je laissai à mon homme, avec 30 % de rabais sur le prix que je m’étais fixé, une toile qu’il avait en dépôt et à laquelle il tenait évidemment.

Même à ce prix, affirma-t-il, c’était une grâce qu’il me faisait. L’invasion du Lichen nuisait énormément aux affaires. Le commerce de la peinture était durement touché par le blocus mondial. Pour peu que cela durât, ce serait le marasme complet.

Mon marchand de la rue des Saints-Pères se montra encore plus pessimiste, et non sans cause : deux Américains étaient venus déjà, ce matin, prétendre résilier un marché de 35.000 francs. Il refusa de me rien acheter ; accepta néanmoins de voir « un de ces jours » mes « calanques » rapportées de Cassis.

Sur le boulevard Saint-Michel, quelques derniers autobus, taxis et autos, traînant péniblement leurs grappes de lichen, ou échoués en panne, étaient déjà en infériorité numérique par rapport aux voitures à chevaux, dont les cochers, l’air hilare, semblaient prendre une revanche sur l’ordre de choses mécanique. Mais ce qui paraissait le plus singulier, c’était de voir en cette saison des voitures d’arrosage envoyer sur le pavé de bois ou l’asphalte, comme en plein été, des nappes liquides. La forte odeur d’eau de javel dénotait un essai de stérilisation et de lutte contre le fléau.

Mon oncle Frémiet me reçut sans son empressement habituel ; il m’en voulait un peu de lui avoir présenté sous un faux nom la fameuse Aurore Lescure… L’Écho de Paris (que je n’avais pas lu) ayant donné mon interview au Bourget. Mais il prit vite la chose en plaisanterie, et cette petite pique s’évapora. Il ne se doutait bien entendu pas qu’il devait à mes visites l’honneur d’avoir vu le lichen se déclarer chez lui un des premiers dans Paris, mais s’il l’eût su, comme la contagion était de toute façon inévitable tôt ou tard, peut-être m’eût-il remercié. Car il voyait à cette priorité une compensation suffisante dans la publicité gratuite que valaient à son nom et à sa firme les interviews et les photos publiées dans les quotidiens. Quoique l’avantage, au demeurant, fût assez platonique :

— Je ne sais pas si c’est une mesure générale, mais on nous a coupé le courant dans ce quartier-ci. Nous avons pu ainsi nous nettoyer du lichen ; mais c’est vexant de voir mes lampes intactes en apparence, de les savoir prêtes à fonctionner, et d’être obligé de me servir d’éclairs au magnésium pour prendre un cliché… Il est vrai que j’en prends de moins en moins ; les clients ne viennent plus. On ne sait pas ce que l’avenir réserve ; chacun s’abstient !…

Le premier soin de ma tante fut de s’informer avec sollicitude de son invitée de l’autre soir, qu’elle appela bonnement « cette demoiselle si gentille » ; son second, de m’offrir à « goûter » suivant la coutume des Flandres qu’elle observait encore après vingt-cinq ans de Paris, avec du café au lait, des tartines beurrées et du pain d’épice.

La salle à manger était encombrée de boîtes de conserves et de sacs de haricots, pois, lentilles, etc. Je m’étonnai de cette abondance.

— Vous vous attendez donc à soutenir un siège, ma tante ?

— Hé, mon petit, tu ris, mais il faut s’attendre à tout, avec cette vilaine histoire. Je crains en tout cas la disette. Suppose que les arrivages ne se fassent plus ? Déjà ce matin on a manqué de lait. Et dans les épiceries !… Chez Potin, une queue de trois cents personnes… comme à la mobilisation en 14… Les prix ont augmenté, presque partout. Mais j’ai réussi, chez un petit épicier où je vais souvent, à me procurer ces quelques provisions à bon compte…

— Bah, ma tante, plaisantai-je, vous auriez toujours la ressource de la gelée de framboises que l’ami Oscar récolte sur son poste de T. S. F…

Hélas non ! C’était fini, cela. Et le gamin, qui rentrait de l’école, m’expliqua, en jetant son cartable avec dépit, que son poste, d’un modèle qui se branchait sur le secteur, ne pouvait plus fonctionner sans courant de la ville. Pour le remplacer il aurait fallu acheter des blocs de piles et d’accumulateurs.

— Et papa ne veut pas !

— Ce n’est pas le moment de faire des dépenses superflues, trancha la mère. Allons, viens goûter, mon petit, et sois sage.

Ma brave tante craignait aussi « la révolution », comme fin finale de l’aventure, et elle développa ses raisons, d’après les commérages des voisines.

Mon oncle s’amusait à la faire marcher, et s’égayait de ses peurs. Mais c’était pour exposer les siennes. Ce qui l’inquiétait plus que le chômage, c’était l’inertie des pouvoirs publics.

— Qu’est-ce qu’il fait, le gouvernement ? Rien du tout. Il n’est même pas fichu d’organiser la lutte. Il attend la rentrée des Chambres… des bavards. Si au moins le président de la République, en France, au lieu d’être un soliveau, avait des pouvoirs comme en Amérique…

Une heure passée dans ce milieu familial m’avait agréablement distrait, comme toujours. À 5 heures et demie, en sortant de chez mon oncle, je me trouvai brusquement inquiet, anxieux. Le jour tombait, et Paris s’éclairait à peine, comme à regret. Plus trace de l’optimisme du matin. Où aller ? Que devenir, privé de toutes nouvelles d’Aurore jusqu’à ce soir, jusqu’à demain ? Et des mots qu’elle m’a dits le matin au téléphone me reviennent, lancinants : « Toute une caravane à prévoir, à organiser. » Elle ne quitte pas la France, non, mais c’est que son laboratoire est en province !… À défaut d’elle-même, qui me renseignera ? Nathan ? Il m’enverra promener, cet ours !… Ah ! Géo. Il doit savoir quelque chose.

J’eus la chance de l’attraper encore au bout du fil, à Saint-Denis, à l’usine Hénault-Feltrie.

— Ce qu’elle fait aujourd’hui ? Mon vieux, tout ce que je puis te dire, c’est que ce matin à 9 heures et demie, elle prévoyait une journée très chargée ! je l’ai vue trois minutes avec son père, dans le hall du Métropole où je déposais Lucy… Où est leur labo ? Mais, au barrage d’Eyguzon, dans la Creuse ; tu sais, la centrale hydro-électrique qui alimente Paris en partie… Nathan leur a fait avoir de chics appointements : 20.000 par mois à eux deux… Le « nouvel Edison », tu penses… Il va nous trouver en cinq secs un remède au lichen…

« Et puis, dis donc… j’aurais voulu que tu sois avec nous, hier soir ! Nous sommes allés au Rat Musqué, Luce et moi, avec Rosenkrantz et Cheyne. Ce digne fils de la prohibition a entrepris une grande étude comparative des cocktails de la Babylone moderne… Ce qui ne l’a pas empêché de « businesser » avec Rosenkrantz, qui lampait sec, lui aussi… Elle a découvert son type, ma frangine, l’Américain complet de ses rêves. Et Cheyne lui trouve sûrement le génie des affaires, car il l’écoute comme un oracle ; mais il n’en persiste pas moins à se déclarer misogyne, tout en affirmant qu’il épousera Aurore Lescure sous peu. Et ce n’étaient pas des propos d’homme saoul ; il avait toute sa lucidité, cocktails à part… Enfin, ils m’ont l’air partis pour brasser de grosses affaires ensemble ; et avec Rosen pour eux, je ne serais pas étonné qu’ils réussissent ; mais je me demande si cela finira par un mariage comme ce serait à souhaiter… car Lucy pourrait tomber plus mal…

Et moi donc ! comme je bénirais ce mariage, s’il pouvait se faire ! Mais le Cheyne doit avoir de bonnes raisons d’intérêt pour tenir à Aurore…

Méditation en douche écossaise, où l’espoir et le découragement alternent leurs répliques à l’instar des chœurs de tragédie grecque, tandis que je regagnais pédestrement les hauteurs de Montmartre dans l’espoir de trouver chez moi un pneumatique d’Aurore…

Promenade aussi sombre que ma rêverie, et traversée comme elle de lumières passagères. Conformément à l’arrêté du Préfet de police sur les enseignes et journaux lumineux, le carrefour du Châtelet offrait un aspect quasi funèbre, avec ses sombres falaises des façades, au lieu du flamboiement d’électricité habituel. Çà et là, sur le boulevard de Sébastopol, en des îlots épargnés par la contamination, quelques lampadaires brillaient encore, des vitrines déversaient leur illumination intérieure, saumonnée ou bleue, de tubes au néon et au mercure ; mais au carrefour du boulevard Saint-Denis, la perspective des grands boulevards n’était qu’un noir coupe-gorge, un mail d’arrière-province, piqueté de dérisoires becs de gaz. De même tout le boulevard Magenta, que je remontai, et où les étaux de zébi, sous leurs quinquets à pétrole, aggravaient les ténèbres. Sur le boulevard Barbès, dans le court trajet du boulevard Rochechouart au Château-Rouge, je retrouvai l’électricité et marchai allègrement ; mais à partir de la rue Custine et jusque chez moi, de nouveau l’obscurité déprimante…

Aucun pneumatique d’Aurore ne m’attendait dans la loge, où les époux Taquet jouaient au besigue à la lueur d’une couple de bougies fichées dans des goulots de bouteilles. Une misérable lampe Pigeon brûlait dans l’escalier…