Publications de l’Amitié par le Livre (p. 191-201).

XI
AU BOURGET

La « turbo », en vitesse, sur la route de Flandre. Ingrate banlieue de guiguettes. Foule dominicale sur les bas-côtés. Charrettes de zébi, entourées de dégustateurs. Pas de tramways. Taxis et autobus traînant leurs goitres loqueteux de lichen. Et, depuis la porte de la Villette, combien d’autos en panne au bord de la chaussée !

— Pannes de bougies, tout ça, nous lance Géo, en évitant d’un dextre coup de volant une cadillac qui vient de s’immobiliser net devant nous, sans signal. Moi, j’ai un tuyau qu’Alburtin m’a donné : arroser les bougies à l’eau salée… chlorure de sodium… cela retarde le développement du lichen et rend les pannes plus rares. Mais ce n’est qu’un palliatif. Vous allez voir, les autos finiront pas se bloquer, comme le reste. Et les avions aussi.

Entre les énormes hangars gris que nous dépassons à gauche, les premières échappées sur la plaine lépreuse de l’aéroport, où des appareils, près ou loin, évoluent à ras du sol, ou atterrissent avec des souplesses gracieuses de ballerines.

Foule énorme, tassée le long des grilles. Aux portes, des gardes républicains, à pied ou à cheval. Il fallut stopper, montrer patte blanche.

La turbo parquée, Géo nous guida vers le pavillon de l’Aéro-club. 5 heures moins 10 à l’horloge. Un haut-parleur proclame que l’avion portant MM. Oswald Lescure et Lendor Cheyne vient de survoler Mantes et sera ici dans un quart d’heure.

Devant le pavillon, deux groupes attendaient : l’un, d’une vingtaine de journalistes, caméramen, photographes, presque tous des jeunes gens, chapeau mou et trench-coat, l’air aigu et décidé. L’autre, une douzaine de messieurs graves et presque tous âgés, qui portent à la boutonnière le ruban ou la rosette rouges, et deux ou trois dames semblablement décorées.

— Mon patron, M. Hénault-Feltrie, annonça Géo à mi-voix, en désignant du regard à Aurore un solide quadragénaire qui causait avec le professeur Nathan. Sous quel nom dois-je vous présenter, mademoiselle ?

Ma compagne se redressa.

— Sous mon vrai nom, monsieur !… Assez de mensonges ! compléta-t-elle en aparté.

Au nom d’Aurore Lescure, M. Hénault-Feltrie, célèbre avionneur et président de la Ligue Astronautique de France, s’inclina muettement et, comme prêt à lui poser quelque question embarrassante et délicate, hésita deux secondes avec un sourire sous lequel je crus discerner du scepticisme et de l’ironie… un sourire qui m’humilia, me rappelant un lambeau d’article que j’avais lu, signé Hénault-Feltrie, démontrant l’impossibilité d’atteindre la Lune avec la Fusée M. G. 17, et surtout en cinq heures.

Mais Nathan, à son tour, salua ma compagne ; et d’un ton pincé :

— Je vous ai attendue hier, mademoiselle.

Soulagée de la diversion, elle lui conta notre accident de métro, tandis que Luce entreprenait M. Hénault-Feltrie.

Mais, se détachant de leur groupe, des journalistes s’étaient égaillés autour de nous, aux écoutes. Des objectifs se braquèrent sur Aurore et Nathan, les stylos noircissaient carnets ou blocs. Et, sur les visages, des demi-sourires, narquois et complices. En l’un des reporters, je crus reconnaître le faux valet de chambre de l’hôtel Métropole, qui parlait, en me regardant, à l’oreille de son voisin. Ce dernier s’approcha de moi et me demanda tout de go :

— Monsieur Gaston Delvart ?… Voulez-vous me dire quelques mots… sur vous-même… et sur Mlle Aurore Lescure, que vous pilotez dans Paris ?

Me fâcher ?… Mais non, improviser plutôt quelques vagues banalités…

Le métallique enrouement du haut-parleur proclama que l’appareil de Cherbourg était en vue. Deux gros biplans, un rouge et un bleu, convergeaient sur l’aéroport. Le rouge, d’une compagnie anglaise : courrier de Londres. Le bleu : le nôtre.

L’avion bleu toucha terre, roula, s’immobilisa à moins de trente mètres. Les mécanos s’élancèrent, calant les roues, disposant l’escabeau. Presque mêlé maintenant à la foule des reporters, notre groupe restait en suspens.

À la porte de la carlingue, un incontestable Yank parut, nu-tête, rappelant par sa physionomie le fameux Lindbergh, mais avec des traits moins francs, moins ouverts, sans ce charme juvénile… et, débarqué, aida à descendre un vieillard à cheveux blancs, au teint de cire, aux yeux lumineux de génie.

— Mon père ! s’écria Aurore.

Et, sans souci du protocole, elle courut à sa rencontre, parmi les « Hip ! hip ! Hourrah ! » lancés par les plus gamins des journalistes, parmi le claquement des obturateurs et le cliquetis des caméras qui « tournaient » l’embrassade passionnée du père et de la fille… puis le shakehand d’apparat, vigoureux mais sans tendresse, qu’elle échangeait avec son fiancé.

Présentations en bousculade, noms égrenés par Hénault-Feltrie, Nathan, Géo : Mme Camille Flammarion, Mme Curie, Mlle de Ricourt, M. Lequint, ministre de l’Air, M. Dusautoy, président du Syndicat de la Presse. Les reporters, s’insinuant entre les épaules, ajoutaient au brouhaha et à la confusion. Au loin, contre les barreaux de la clôture, sur la route, la foule se démenait et hurlait : vivats ou huées, impossible de le savoir. On ne commença à se reconnaître qu’une fois rassemblés dans la salle de l’Aéro-club, autour des coupes de champagne.

Toasts officiels : bienvenue sur la terre de France aux vaillants champions de l’astronautique américaine… À tour de rôle, chacun y alla de son petit couplet.

Lendor-J. Cheyne, flegmatique, saluait en automate et vidait sa coupe à chaque fois. Il s’excusa, en un invraisemblable charabia, de ne pas « parler biène le française langage » et passa la parole à M. Oswald Lescure, qui remercia tous et chacun en quelques phrases apprises par cœur. Lui non plus ne parlait pas couramment le français. Puis les conversations particulières, enchevêtrées, s’amorcèrent, au profit des journalistes dont quelques-uns s’étaient faufilés dans la salle.

Aurore avait pris tendrement par le bras son père, qui rayonnait, la couvant du regard. Elle tint à me présenter de nouveau à lui et à Cheyne, faisant de moi presque son sauveur, à l’occasion de l’accident, qu’elle évoqua. Mais je ne connais pas un mot d’anglais (elle traduisait à mesure pour moi), et ce fut sans doute une des raisons qui m’aliénèrent leurs bonnes grâces. Malgré l’accolade et les protestations de reconnaissance du vieillard (traduites aussi, ce qui les rendait un peu ridicules) et le shake-hand en coup de pompe du Yank, je sentis tout de suite que cela ne « cordait » pas : j’avais beau être le « sauveur » d’Aurore, j’avais capté sa confiance et son amitié ; et pour le père comme pour le fiancé, j’étais aussi l’ennemi, susceptible de gêner l’affection jalouse de l’un, et les plans ou les intérêts de l’autre. Ce sont là de ces prémonitions auxquelles on ne se trompe pas. Aurore dut le sentir aussi, car elle me jeta un regard déçu et peiné.

Luce, également présentée à eux dans le coin des intimes, considérait avec une admiration évidente Lendor J. Cheyne, qui lui opposa d’abord sa traditionnelle insensibilité aux hommages féminins. Mais il se dégela quand elle se mit à lui parler en anglais, de près et d’une voix contenue mais avec chaleur.

Je compris tout juste le mot « businessman ». Comme je regrettais mon ignorance ! À la mine intéressée du Yank, à la volubilité de Luce et à son sourire conquérant, je devinais qu’il se disait là, à portée de mon ouïe, des choses considérables ; mais je ne soupçonnais pas l’importance que devait avoir sur mon propre avenir l’accrochage de ces deux êtres. Luce resplendissait de la perfection de beauté qui lui vient quand elle parle affaires. Le Yank laissa paraître un peu d’inquiétude, en voyant rôder autour d’eux, l’oreille tendue, un reporter qui apparemment comprenait l’anglais, et tous deux se mirent à parler bas. À un moment donné, Cheyne eut un léger haut-le-corps estomaqué, puis après quelques secondes de tension, une réplique de Luce le dérida, et il grimaça un sourire muet, comme s’il avouait à demi une bonne farce énorme.

Aurore, qui laissait son père s’absorber dans un entretien animé avec Nathan, était seule, en sus de moi, assez rapprochée pour entendre. Elle écoutait, les narines frémissantes de dédain.

Un peu plus tard, elle me renseigna : Luce venait de démontrer au Yank qu’elle était aussi « américaine » que lui, en le félicitant ouvertement de son bluff lunaire…

Cependant, un à un les officiels avaient disparu, et les journalistes, à l’exception d’un dernier reporter qui s’acharnait sur moi. Il ne restait plus que Nathan, en grande conversation avec Aurore et son père ; et Cheyne venait d’accepter l’offre formulée par Géo, de les prendre dans sa voiture, lorsqu’un personnage s’avança, dont l’entrée avait passé inaperçue.

— Ah bah ! M. Guyon ! chuchota mon reporter. Et, voyant que cela ne me disait rien, il compléta : Le sous-chef de la Sûreté.

Et il se tut, guettant les paroles du commissaire,

M. Guyon ne cherchait pas le secret ; il n’avait attendu ce moment que pour s’exprimer plus à l’aise. S’adressant à Aurore et aux deux Américains, il déclina ses nom et qualité, puis :

— Ne craignez rien, Mademoiselle, nous savons depuis deux jours qui vous êtes et où vous logez ; je regrette seulement que vous n’ayez pas eu plus de confiance en la courtoisie de nos procédés. Votre passeport, si vous voulez bien me le confier, vous sera rendu légalisé, ce soir même, à votre hôtel.

« Et vous, messieurs, j’ai le regret de vous prévenir que, par ordre du ministère, vous êtes placés sous notre surveillance. Le gouvernement de la République n’entend pas vous faire un crime des calamiteux accidents provoqués par le Lichen, et en fin de compte par l’atterrissage en France de l’appareil construit et lancé par vos soins. Nulle entrave ne sera non plus apportée à vos activités financières, tant qu’elles se renfermeront dans les limites de la légalité. Mais interdiction absolue vous est faite de vous livrer, au Champ-de-Mars ou ailleurs, aux essais astronautiques dont vous avez annoncé l’exhibition prochaine. Pour vous faciliter le respect de cette ordonnance, je vous préviens que la Fusée M. G. 17… c’est-à-dire les colis qui la contiennent, expédiés de Cassis par le docteur Alburtin, ont été saisis en gare de Paris-P. L. M. et placés sous séquestre. Ils seront de nouveau à votre disposition le jour où vous quitterez le territoire français. Mademoiselle, messieurs, j’ai bien l’honneur…

Le Yank, s’il parlait mal le français, devait mieux le comprendre. Il répondit par une inclinaison goguenarde au salut du commissaire, tandis qu’Aurore et son père semblaient se résigner à l’inévitable et donner un acquiescement définitif à Nathan, qui paraissait triompher. Je m’inquiétai : quelle décision allait provoquer cette mesure de police ?

La phrase anglaise que Cheyne adressa au père et à la fille entre deux mâchonnements de chewing-gum, avait un accent d’humour à froid, et je restai en doute s’il parlait pour de bon, même après que le complaisant Géo m’en eut donné la traduction.

— Il a dit : Allons, après ça, le plus sage serait de retourner en Amérique.

Mais le Yank ne s’en laissa pas moins guider vers le « turbo », où nous primes place. Nathan accompagna Aurore et Oswald jusqu’à la portière et les quitta sur un dernier : « À ce soir donc », pour gagner sa propre voiture.

Géo empoigna le volant comme s’il tenait notre sort entre ses mains et sous sa pédale d’accélération. Mais, aux grilles de l’aéroport, la foule, dix minutes plus tôt compacte, vociférante et hissée sur les toits des hangars, était réduite à une simple rangée de curieux obstinés, et les gardes républicains qui veillaient aux portes n’eurent pas à protéger notre fuite contre la moindre tentative d’hostilités. La démonstration avait-elle eu lieu, prématurément, sur le passage de quelque auto de personnages officiels, pris pour les Américains ? Ou la dégustation aux petites charrettes de l’économique et succulent zébi avait-elle lénifié les sentiments des chômeurs du Métro et des tramways ? Je l’ignore. En tout cas, ce furent des acclamations confuses, saluant des noms indistincts ( « Vive Mme Curie ! » crus-je entendre… à l’adresse de Luce ou d’Aurore !) que notre voiture reçut à sa sortie, fonçant par le portail et virant en vitesse vers Paris, sur la route de Flandre.

Quinze minutes plus tard, après une seule courte panne et sans que dix paroles eussent été prononcées dans la voiture, celle-ci s’arrêtait devant l’hôtel Métropole : Aurore, son père et Cheyne descendaient, et ce dernier, d’un « Thank you very much » et d’un shake-hand définitif, montrait sa ferme volonté de n’être pas escorté plus avant. Aurore put tout juste me glisser :

— Je tâcherai d’aller chez vous demain ; téléphonez-moi en tout cas vers 9 heures, avant que je sorte.

J’allais descendre aussi, mais Géo, avant de rentrer avec Luce rue Legendre, tint à me « remonter » jusqu’au bas des escaliers Caulaincourt. Durant le bref trajet, je bénéficiai encore de ces réflexions de Luce :

— Tonton, tu es un minou, de m’avoir fait connaître ton modèle et son fiancé. Je te revaudrai ça… Quel type épatant, ce Cheyne ! Un vrai Américain lui, pas comme cette vieille noix d’Oswald, et tout autre chose que sa fiancée !… Avec lui et Rosenkrantz, nous allons faire un fameux business… C’est égal, voilà une réception qui montre bien l’éternel poirisme des Français ! A-t-on idée d’être aussi chevaleresque ! Si cela se passait en Amérique, le Lichen, et que les lanceurs de Fusée fussent des Français, vous pouvez être sûrs qu’on leur ferait payer les pots cassés… à eux où au gouvernement : quelques millions de dollars de dommages-intérêts…