Publications de l’Amitié par le Livre (p. 121-139).

VII
ENCORE UN JOUR !…

Le lendemain 20 octobre, la nouvelle de l’inexplicable invasion végétale s’étalait dans tous les journaux du matin, délogeant les autres actualités, y compris le voyage à la Lune et la Moon Gold. Excelsior publiait toute une page de photos particulièrement suggestives, représentant la lutte contre l’envahissement des lampes et fils, aux Galeries Lafayette, au Terminus Saint- Lazare, à l’hôtel Métropole, au ciné Paramount et à l’Institut.

Évidemment ! Des endroits dans lesquels Aurore et moi avons séjourné quelque temps et répandu des spores, séparément ou ensemble, depuis notre arrivée à Paris… Mais l’Institut ?… Hé ! Nathan ! Parbleu ! lui aussi est un porteur de germes depuis ce même jour, autant et plus que nous, puisqu’il a dû se livrer à l’élevage intensif du lichen dans son laboratoire !

La plus grande partie de l’article consacrée à la description détaillée des accidents survenus en ces divers lieux, ne m’apprenait rien de plus que je n’en avais vu par moi-même, Je parcourus la suite :

« … Au coin au boulevard Malesherbes et de l’avenue de Courcelles, en face de l’hôtel Métropole, un foisonnement de ces étranges végétaux s’est produit sur les câbles électriques d’un égout que l’on avait mis à nu pour y effectuer des réparations. Il en est résulté un court-circuit et un commencement d’incendie à la conduite de gaz voisine…

« … On nous apprend en dernière heure qu’un centre de contamination (il faut bien appeler ainsi la propagation de cette étrange épidémie qui frappe les appareillages électriques) s’est déclaré hier après-midi chez le photographe d’art bien connu du boulevard Saint-Michel, M. Marcel Frémiet. L’apparition du mal en un point de Paris aussi éloigné des autres énumérés ci-dessus nous prive de l’espoir de voir se localiser cette invasion, dont l’origine comme le mode de propagation restent à l’heure qu’il est un entier mystère. Des bruits ont couru dans certains quartiers, au voisinage des immeubles atteints, attribuant la responsabilité de ces faits à quelque puissance étrangère mal intentionnée ; on a même parlé de « guerre des microbes ». Nous tenons à mettre en garde nos lecteurs contre des interprétations fantaisistes d’un phénomène qui s’avérera sans aucun doute d’ordre purement naturel lorsqu’on en connaîtra l’origine, et qui est resté jusqu’ici à peu près totalement inoffensif en dehors des dégâts matériels, peu considérables d’ailleurs. Ces proliférations végétales sont plus gênantes que dangereuses, et l’on peut affirmer qu’une guerre des microbes procédant par attaque brusquée ne se bornerait pas à user de moyens aussi anodins.

« … Le préfet de police a ouvert une enquête. Le laboratoire municipal chargé d’analyser les matières formées sur les lampes et les fils conducteurs n’a pas encore communiqué ses conclusions.

« … Un coup de téléphone, reçu de Marseille au moment de mettre sous presse, nous signale que des accidents analogues se seraient produits dans la grande cité phocéenne et dans sa banlieue, depuis un ou deux jours,

Cette « épidémie électrique » ne se serait donc pas déclarée uniquement dans Paris ? — Sous toutes réserves jusqu’à plus ample informé. »

Comme je sortais, la concierge m’arrêta au passage dans le vestibule.

— Alors, monsieur Delvart, c’est-y vrai que les Boches ont répandu sur Paris des obus de poil à gratter ? Ça a commencé chez vous, et puis chez M. Noguès, votre voisin, mais nous en avons aussi dans la loge depuis hier soir. Moi, je ne sens pas les « incestes » ; mais mon mari s’est tout écorché à force de se gratter la nuit. Avant qu’il aille prendre son service au Métro, j’ai dû lui mettre de la poudre de tale comme aux petits enfants… Et sitôt qu’on allume, c’est une dégoûtation partout. Il pousse du mou de veau sur la lampe et les fils. Qu’est-ce que nous allons devenir ?

— Faites comme moi, madame Taquet ; n’allumez plus l’électricité, éclairez-vous au pétrole ou à la bougie ; vous verrez que votre mari n’aura plus de démangeaisons et qu’il ne poussera plus de mou de veau sur vos lampes.

Et je sortis, laissant la bonne femme incrédule et mystifiée. Je l’entendis murmurer derrière mon dos :

— Toujours blagueur, ce M. Delvart ! La bougie, je veux bien, mais ça n’empêchera pas le poil à gratter de gratter !

Contrairement à la veille, c’était une belle journée d’octobre, un azur délicat, un soleil éclatant, qui me donnait l’horreur de m’enfoncer dans le sous-sol du métro. Je choisis d’aller à pied par la rue Caulaincourt jusqu’au boulevard de Clichy. Nulle part, je ne voyais sur les visages des passants trace d’une préoccupation bien grande, d’une réelle inquiétude.

Je venais d’arrêter un taxi au coin du boulevard de Clichy, lorsque je m’aperçus qu’un gros paquet roussâtre enveloppait comme d’une loque ignoble la boîte d’accumulateurs, sur le marchepied. Devant mon regard intrigué, le chauffeur ricana :

— Vous en faites pas, monsieur ; c’est pas de l’ordure ; fallait bien que ça vienne aussi sur les taxis, ce fichu champignon boche de malheur ! Ça s’est collé hier au soir sur ma boîte d’accus et tout le temps que je roule, tant plus que j’essuie tant plus que ça repousse ; alors je le laisse, vous comprenez.

Je comprenais surtout que d’heure en heure les spores gagnaient du terrain et que, immanquablement, d’ici peu on verrait dans Paris tous les appareillages électriques envahis de lichen. Cette boîte d’accumulateurs contaminée, sur ce marchepied, me donna soudain, ce que je n’avais pas eu jusqu’ici, l’impression d’un début de catastrophe sociale.

— Et où qu’on va ? fit l’homme, car je restais sidéré, une main sur la poignée de la portière.

Je me secouai.

— Hôtel Métropole.

Devant l’hôtel, au coin du boulevard Malesherbes et de l’avenue de Courcelles, un groupe de badauds, sous l’œil bénévole d’un sergent de ville, entouraient un « regard » de canalisation électrique, dans lequel deux électriciens travaillaient sur un câble… à réparer les dégâts du court-circuit…

Dans l’hôtel, rien d’anormal en apparence, que l’odeur de crésyl et l’air inquiet et affairé du personnel. On avait nettoyé les lampes et aucune n’était allumée. Toutefois, à la caisse, un gros Allemand à lunettes d’or, vert chapeau tyrolien et pélerine de loden, tout en réglant sa note, adressait des reproches véhéments à la caissière, digne et l’air pincé. Au passage, je saisis le mot « inzegdes » abondamment répété.

L’ascenseur électrique ne fonctionnait pas. Je pris l’escalier, sans rien demander à personne. Je savais le numéro de la chambre d’Aurore : 127, au troisième. Arrivé devant sa porte, je fus surpris d’entendre des voix à l’intérieur. Une visite ? Sans savoir pourquoi, une angoisse m’envahit. Je frappai. Les voix se turent ; je reconnus celle d’Aurore qui me disait : « Entrez ! » J’obéis. Un spectacle bizarre me fit bégayer en saluant la jeune fille qui venait au-devant de moi. Elle était en conversation avec le valet de chambre, et ce valet de chambre, en gilet à rayures noires et rouges, le plumeau obliquement planté dans la poche de devant du tablier, stylo et carnet en mains, s’apprêtait à prendre des notes, dans l’attitude du parfait reporter !

Sur un guéridon, un plateau chargé de croissants, tasse, cafetière et pot à lait fumant. L’homme venait d’entrer, sous couleur d’apporter le petit déjeuner commandé.

— Cher ami, me dit Aurore, vous arrivez à point ! Ce garçon, qui se dit reporter, me demande une interview…

À ma vue, l’homme s’était troublé. Je n’avançai vers lui, me contenant à peine.

— De quel droit… ?

Il tira de sa poche un bout de carton et répliqua en se redressant avec un effort à l’arrogance :

— Voici mon coupe-file, que mademoiselle a déjà vu… Tristan Meffray, envoyé spécial de l’Agence América.

— Et après ? C’est l’Agence qui vous a chargé de venir ici ?

— Ou…i. (Mais je vis bien que l’homme mentait). J’ai besoin de compléter ma précédente interview… dans laquelle il n’a été question que de l’allunissage (il appuya sur le mot avec une intention sardonique) de mademoiselle… et je suis venu, à la faveur de ce déguisement que je vous prie comme elle de vouloir bien excuser, lui demander quelques détails sur la façon dont elle a recueilli les cosmozoaires qui sont en train de répandre leurs bienfaits sur la capitale.

Je répliquai avec violence :

— Cosmozoaires ? Vous avez dit cosmozoaires ? D’où tenez-vous ce terme ? Aucun journal ne l’a encore employé…

— M. le professeur Nathan a eu l’extrême obligeance de me documenter sur l’invasion du lichen. Le papier dont il m’a donné la matière est à cette heure sous rotative. Je dois reconnaître qu’il m’a refusé toute indication sur la résidence de mademoiselle. Mais je venais de l’apprendre par ailleurs. Personne d’autre qu’une astronaute… et il n’y en a encore qu’une au monde… ne pouvait garder dans sa chambre, dans une mallette fermée par une serrure de bazar, un bec de tuyère en matière réfractaire, un détendeur à hydrogène liquéfié, et un gravimètre breveté…

— C’est vous, monsieur, qui avez fouillé dans mon bagage ! s’écria Aurore.

— Oh, par devoir professionnel.

Le faux valet de chambre souriait avec suffisance. J’éprouvai une envie folle de le gifler.

— Monsieur, m’écriai-je, cet espionnage est odieux ! Mlle Aurette Constantin n’a rien à vous dire.

— Mais Mlle Aurore Lescure en a davantage.

Aurore allait parler, mais la colère m’emporta ; je la devançai :

— Mademoiselle ne vous dira rien. Sortez, monsieur !

— Vous avez tort. Si ce n’est pas moi qui fais parler mademoiselle, ce seront mes collègues… ou les employés de M. le préfet de police. Pour infraction à la loi sur les étrangers ; son passeport n’est pas en règle. La douane aussi aura un mot à dire, au sujet de son appareil et des cosmozoaires qu’elle a introduits en France sans les déclarer à l’arrivée.

Je sentis que je venais de commettre une maladresse, puisqu’Aurore avait résolu hier de subir l’interview. Mais il était trop tard pour me rétracter ; et cet homme allait peut-être se venger… Il me vint une inspiration.

— C’est bien monsieur. Mademoiselle se plaindra demain à M. Cheyne. Nous verrons s’il vous approuvera de dépasser vos instructions.

J’avais mis dans le mille. Pâlissant, le faux valet de chambre eut un sourire crispé, qu’il voulait désinvolte et dédaigneux, et s’inclina.

— Monsieur… mademoiselle… puisque ma présence vous est à ce point importune, je n’insiste pas… Au plaisir.

La porte refermée, Aurore battit des mains gaminement, et me dit avec malice :

— Gaston, vous êtes admirable ! Vous avez racheté votre précipitation par une présence d’esprit encore plus grande. Sans reproche, mon ami, n’eût été votre intervention violente, j’aurais donné à cet homme quelques détails sur ma pêche aux météorites, et il serait parti à peu près satisfait… Mais en invoquant le nom de Cheyne, vous l’avez empêché de mettre ses menaces à exécution, Vous l’avez « eu », comme on dit en France, est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous a donné cette idée ?

— Son hésitation, quand je lui ai demandé s’il était envoyé auprès de vous par l’Agence América. J’ai cru comprendre que ce reporter n’agissait que de son initiative personnelle, dans l’espoir de tirer de vous un papier qu’il aurait vendu cher à quelque journal. Et, comme vous m’aviez dit que l’Agence América dépend plus ou moins de votre fiancé…

— Vous avez conclu que ce monsieur craindrait d’être sévèrement réprimandé s’il venait à me causer du désagrément. C’est exact. Grâce à vous, mon ami, le voilà éliminé. Il a couru sa chance, et il a perdu. Bon ou mauvais joueur, il doit le reconnaître… Je n’ai plus d’autres ennuis à redouter, jusqu’à demain, que les reproches de ma conscience, à propos du lichen… de me sentir comme une criminelle…

Encore cette obsession ! Il fallait à tout prix la distraire.

Sans relever le mot, je proposai simplement :

— Si nous sortions, Aurette ? Il est 11 heures. L’heure de l’apéritif. Où voulez-vous ?…

— Au Terminus Saint-Lazare…

Le nom avait jailli spontanément, tel un réflexe.

Voyant ma moue désapprobatrice, elle reprit, avec une sorte d’humour cruel :

— Voilà que j’acquiers tout à fait la psychologie des vrais criminels. J’aspire à me retrouver sur les lieux de mon forfait !

— Notre forfait, s’il vous plaît ! répliquai-je avec vigueur. Si forfait il y a, j’en revendique ma part. Je suis, tout comme vous, porteur de germes. Et je voudrais savoir combien de Parisiens ne le sont plus, à l’heure actuelle, dans Paris !

Malgré le beau temps et la courte distance, Aurore manifesta le désir de prendre le métro ; elle avait un faible, bien américain, pour ce mode de transport. La station « Villiers » était à cent mètres.

À la bouche située sur le boulevard de Courcelles, cinq ou six personnes remontaient lentement les marches ; elles discutaient avec des exclamations, en palpant et se passant de main en main quelque chose… pareil à un lambeau d’étoffe rouge déchiquetée. À cette vue, mon cœur se serra d’appréhension, et Aurore poussa une espèce de soupir horrifié. Mais ni elle ni moi n’émîmes aucune réflexion. Au bout de l’escalier, en croisant les sortants, nous reconnûmes entre leurs mains le fatidique feutrage corail né des spores extraterrestres… Le lichen avait commencé d’envahir le métro !

C’était peu de chose encore, à la vérité, comme nous pûmes le voir sur le quai de la station, en attendant notre rame. Çà et là, le long des six rails (les deux rails conducteurs et ceux des voies), des plaques rouges où des bourrelets champignonnants tachaient le luisant du métal. Parmi la rangée des ampoules d’éclairage, à la voûte, quatre ou cinq seulement portaient la résille rouge caractéristique de la contamination.

— Qui sait, Aurore ! dis-je à l’oreille de ma compagne, la virulence des germes diminue peut-être, s’épuise…

Elle me regarda, un reproche dans ses yeux francs et loyaux.

— Pourquoi essayez-vous de me tromper, Gaston ? Ce n’est qu’un début.

C’était l’avis général du public, autour de nous. Penchés au bord du quai, ou levant les yeux vers les lampes, des gens se montraient les stigmates alarmants. Dans un groupe, un gros homme pérorait, vitupérant la Compagnie et le Gouvernement.

— Allons, il y a de l’espoir ; on va se gratter aussi dans le métro ! rigola un loustic, au moment où la rame entrait en gare.

Dans le wagon de première où nous montâmes, les lampes restaient intactes, les voyageurs indifférents. Le souterrain, sans doute, n’était pas encore contaminé en direction de la porte Champerret.

« Europe »… « Saint-Lazare »… le long corridor souterrain… la rotonde avec ses vitrines éclairées du dedans comme à l’ordinaire, mais quelques lampes extérieures « malades »… Et l’escalier « cour du Havre » nous mit sur le trottoir même du Terminus.

De nombreux badauds arrêtés devant le café semblaient attendre un événement. Mais il ne se produisait rien. Dans la belle journée d’octobre, la terrasse peuplée de consommateurs avait repris son aspect habituel ; de même à l’intérieur, sur les appliques et les plafonniers, les ampoules astiquées et non allumées, restaient nettes.

Sans ce que nous venions de voir dans le métro, on eût pu se leurrer, croire à l’évanouissement de la menace.

Mais non, toutefois ! Sur la chaussée, dans le flot des taxis et des autobus, rares étaient à présent les véhicules qui ne traînaient pas, soit au marchepied sur la boîte d’accumulateurs, soit sous le châssis à l’arrière du moteur, leur goitre loqueteux de fongosités rousses. Quant aux tramways, chaque voiture soulevait au passage, entre ses roues, une gerbe de boue sèche… de lichen arraché par la « charrue » au caniveau de prise de courant.

Non loin, une détonation soudaine, comme d’un pneu éclaté… des cris confus… C’est vers la rue de la Pépinière… Au ras du pavé, sous un tram arrêté fuse une flamme blanche… Court-circuit… Mais en un instant le spectacle nous est bouché par la ruée compacte des curieux qui se précipitent. Nous ne voyons plus, devant nous, que la file des voitures de tramway immobilisées par l’accident. Puis une fumée, là-bas, s’élève : la voiture court-circuitée qui brûle.

Beaucoup de consommateurs ont déserté la terrasse, pour aller se rendre compte. Mais nous ne bougeons pas. Aurore, toute pâle, me regarde profondément comme si elle mettait en moi son dernier espoir : elle souffre. Je m’efforce de la distraire, affectueusement, de bavarder de n’importe quoi, jusqu’au moment où, l’un après l’autre, les badauds reviennent s’asseoir aux tables voisines, et nous apprenons avec soulagement qu’il n’y a pas de blessés, que les voyageurs ont pu s’échapper à temps de la voiture incendiée,

« Demandez Paris-Midi !… ».

Achetée avidement aux vendeurs, comme si les gens se fussent attendus à y trouver la relation de l’accident qui venait de se produire sous leurs yeux, la feuille ne contenait pas l’article du professeur Nathan annoncé par le reporter de l’Agence América. La seule nouvelle que nous y lûmes, autre que dans les journaux du matin, fut l’aveu de l’envahissement du métro par le lichen. Le fait avait été constaté pour la première fois au début de la nuit sur l’ex-Nord-Sud, aux stations « Lamarck » et « Rennes »… celle où je m’étais embarqué et celle par où j’étais sorti pour me rendre chez mon oncle. La contamination des boîtes d’accumulateurs et des magnétos ou dynamos des taxis et des autobus datait aussi de la nuit ; celle des tramways s’était manifestée vers 6 heures du matin, en face du Terminus, ici même.

En dépit de cette diffusion inquiétante, l’auteur de l’article faisait preuve d’un bel optimisme en déclarant que « des mesures avaient été prises par les autorités pour enrayer l’extension de cette épidémie électrique ».

Après cela, la dépêche annonçant que le Berengaria serait à Cherbourg demain matin à midi, prenait une saveur plutôt ironique :

« Dès son arrivée à Paris, où il compte se rendre par avion, M. Lendor-J. Cheyne s’occupera d’organiser la filiale de The Moon Gold Mines Society Limited. Il a déjà pris ses dispositions radiophoniquement avec la banque des États-Unis et d’Europe. Les titres au porteur de l’European Moon Gold seront émis à la valeur nominale de 500 francs, dont moitié payable à la souscription… ».

Avant le déjeuner, Aurore prit soin de téléphoner à Nathan. Dès hier elle avait projeté de faire visite au savant biologiste aujourd’hui si possible, et il était entendu que je la laisserais aller seule ; mais, depuis la déclaration du reporter de l’América, je tenais à l’accompagner, pour adresser à Nathan les reproches que méritait, à mon avis, son impardonnable indiscrétion.

Malgré les règlements, qui interdisent de se servir à deux d’une cabine publique, je pris place à l’appareil avec Aurore, dans le bureau de poste de la Madeleine.

— Allo, oui le professeur Nathan. Que me voulez-vous, mademoiselle Lescure ? Je suis en train de déjeuner.

La brusquerie coupante de son ton me révolta. D’un geste impulsif, j’arrachai le cornet des mains d’Aurore et lâchai tout à trac :

— Allo, Monsieur le professeur. Ici Gaston Delvart. Je suis avec Mlle Lescure. Elle a eu ce matin une aventure très désagréable ; un journaliste qui venait de chez vous, et auquel vous aviez eu le tort de livrer les confidences qu’elle vous a faites sous le sceau du secret…

— Monsieur Delvart, votre jeunesse seule excuse votre emportement et votre étourderie. Je ne vous reconnais pas le droit de juger ma conduite ni de suspecter ma parole. Mlle Lescure m’a demandé le secret uniquement sur le lieu de sa résidence. Si le reporter de l’Agence América l’a découvert, je n’y puis rien. À chacun son bien. À Mlle Lescure le fait brutal de la découverte des cosmozoaires ; quant à mes conclusions à leur sujet, elles appartiennent à la science, c’est-à-dire au monde. Vous n’allez pas prétendre m’empêcher de les proclamer ?

— Et quelles sont-elles, je vous prie ?

— Ah non ! J’ai dicté ce matin un article complet pour qu’on me laisse en paix. Lisez-le dans l’édition spéciale de l’Intransigeant.

J’allais sans doute lâcher des paroles vives ; mais Aurore s’empressa de me reprendre le cornet.

— Monsieur le professeur, vous avez tout droit de proclamer vos conclusions… Même si cette révélation prématurée doit me causer des désagréments, je m’incline. Mais vous m’accorderez bien le plaisir de voir dans votre laboratoire les résultats de votre expérimentation ?

À l’autre bout du fil, un grognement agacé. Puis :

— Soit, je vous dois cela. Je suis très pris ; attendez, que je consulte mes rendez-vous. Je peux vous donner vingt-cinq minutes, tantôt, à partir de 15 heures 30. Soyez exacte.

Et il raccrocha.

Nous nous entre-regardâmes. Un rictus d’amertume relevait le coin des lèvres d’Aurore.

— Ce savant de l’Institut de France vaut les savants d’Amérique… Toute découverte qui leur tombe sous la main, ils oublient volontiers son auteur réel… Pour un peu, M. Nathan se croirait le père des cosmozoaires… (Et avec un soupir de regret, elle ajouta) : Plût à Dieu que ce fût vrai !

Avant de sortir du bureau de poste, je demandai encore le numéro de Frémiet. Sa grosse voix de baryton me répondit :

— Ah, c’est toi, mon petit Gaston ! Quoi de neuf depuis hier ? Tu as lu les gazettes, hein ? C’est formidable ! J’ai reçu le premier journaliste à 6 heures du matin, il en est déjà venu quinze… avec des photographes et des tourneurs de caméras ; la maison est pleine de fumée de magnésium… Et sur les lampes ça continue… et ça empire. Il n’y a que mon gamin qui jubile, avec sa confiture T. S. F., comme il dit…

Je freinai l’exubérance du vieillard.

— Mon oncle, je n’ai qu’un mot à vous dire. C’est au sujet des épreuves de Mlle Constantin. Quand pourrai-je passer les prendre ?

— Avec tout ce micmac… Disons après-demain matin… Tiens, faisons mieux : viens à midi ce jour-là déjeuner sans façons, et amène ta cliente ; elle a fait la conquête de ta tante… et la mienne aussi. (Il eut un ricanement jovial). Hé, hé ! mon gaillard, félicitations, elle est rudement gentille, ta petite…

Je coupai en hâte :

— Mlle Constantin est ici, à l’autre récepteur ; elle vous remercie de votre aimable invitation, mon oncle ; mais elle ne sera plus à Paris après-demain…

Hélas ! en recourant à ce petit mensonge officieux, je ne croyais pas si bien prédire l’avenir !

Nous déjeunâmes à la taverne Royale, au fond de la salle pour éviter de voir dans la rue les véhicules automobiles traînant leurs goitres de lichen. L’établissement était indemne de la contamination, et les ampoules des appliques, au-dessus de nos têtes, éclairaient limpidement.

Comme moi, Aurore faisait effort pour oublier la hantise, et durant le repas nous y réussîmes presque. J’avais mis ma compagne sur le chapitre de la peinture, et une fois de plus j’admirais l’union, en elle, d’un savoir inouï et d’un jugement sûr, avec sa simplicité ingénue d’enfant. Déjà, dans mon atelier, la veille, elle avait apprécié mes toiles avec un goût instinctif étonnant. Cette fois, elle parlait des peintres anciens et modernes, citant leurs noms et leurs œuvres qu’elle avait vues dans les musées d’Amérique ou en reproduction… Cette fille de 23 ans savait tout : sciences et arts, et le latin et le grec ; c’était, au féminin, un Pic de la Mirandole moderne ; et avec cela une pudeur intellectuelle, une modestie adorables. On eût dit qu’elle s’écoutait parler, non, comme il eût été naturel, pour en tirer une juste fierté, mais dans un esprit mi-indulgent mi-gavroche. Elle assistait en témoin volontiers railleur au phénomène de sa propre universalité. Après quelque envolée éblouissante, elle se taisait avec un sourire de sa bouche et de ses yeux aux sclérotiques lactées, comme pour s’excuser et dire :

« Ne vous moquez pas trop de moi ; je ne le fais pas exprès ; ce n’est pas de ma faute si j’ai une mémoire infaillible et une intelligence capable de tout comprendre ! »

Mais, Aurore, fille tombée du ciel, tu as aussi, je le sens, un cœur fait pour s’émouvoir à l’unisson du mien, prêt à vibrer sur la même longueur d’onde que celui du « bon camarade ». Tu refuses de l’écouter, ton cœur. Un jour viendra-t-il où tu permettras à l’accord parfait de s’établir ?… Un jour ? Mais c’est aujourd’hui le dernier jour de notre intimité fallacieuse. Aventure sans lendemain, peut-être, dont il ne me restera que ton portrait inachevé. Comment vivre encore, après avoir côtoyé la possibilité du bonheur, de l’harmonie merveilleuse ?…

À 2 heures un quart, comme nous achevions de prendre le café, l’Intran, édition spéciale, arriva… L’article du professeur Nathan !

Retombés de notre ciel dans la réalité immédiate, penchés côte à côte sur la feuille, nous lûmes :