Publications de l’Amitié par le Livre (p. 105-120).

VI
LE LICHEN GAGNE

Je rentrai chez moi à minuit passé et me couchai aussitôt, croyant lire les Mémoires de Benvenuto Cellini, mais rêvant plutôt à Aurore. La concierge avait secoué les draps de mon lit et nettoyé la lampe et les fils, mais il était évident que des spores, pour parler comme le professeur Nathan, avaient ensemencé mon appartement, Je lisais ainsi depuis une demi-heure, et j’allais m’assoupir, avec l’illusion que la pluie commençait à crépiter aux vitres, quand je m’aperçus que la lumière de la lampe faiblissait et rougissait… Et l’odeur de roses en putréfaction… Et les démangeaisons !… Un nouveau réseau de dentelle corail encroûtait l’ampoule, et les fils du cordon souple. Le petit crépitement que je prenais pour la pluie n’était rien moins que les explosions minuscules et réitérées des pustules sporifères projetant leur pollen ocreux sur la table de nuit, sur les draps, sur moi.

La plaisanterie devenait mauvaise. Pour la première fois je pensai : « C’est très joli, la science, mais il eût mieux valu laisser dans le bois de Bellefille cette boîte à météorites ! »… Sans la censure de mon subconscient, comme dit Freud, mon exclamation se serait peut-être traduite : « Quelle idée a-t-elle eu, Aurore, de recueillir ces satanés cosmozoaires ! ».

Et, dégoûté de me salir les mains, répugnant à nettoyer l’ampoule, j’éteignis.

Ma première pensée au réveil fut pour Aurore ; mais il n’était plus question de lui adresser des reproches. « Encore deux jours ! »… Oui, dans deux jours, son père et son fiancé débarqueront à Paris ; et alors ce sera fini. Adieu les rendez-vous quotidiens avec elle ; adieu l’illusion du compagnonnage amoureux et de me leurrer de l’espoir qu’à la longue, à force de sentir auprès d’elle mon adoration, elle finira par voir en moi autre chose qu’un bon camarade. À sa façon de parler de son père et de son fiancé, de son père surtout, je comprends que dès qu’ils seront là je cesserai de compter ; elle travaillera avec son père, ne le quittera plus. Fera-t-elle même un effort pour échapper à l’accaparement et me consacrer… je ne serais pas exigeant : une heure par jour !

Car je ne peux songer à m’introduire dans leur compagnie. De quel droit ? Sous quel prétexte ? Je suis nul en sciences et en « business » : et quant aux services que j’ai pu rendre à Aurore, quelle reconnaissance ces gens-là croiraient-ils me devoir ? Je l’ai recueillie ? Mais l’honneur en revient à Alburtin… Je l’ai convoyée de Cassis à Paris ? je lui tiens compagnie ? Elle pouvait très bien se passer de moi ; le fiancé, même, verrait plutôt cela d’un mauvais œil, si j’avais la tentation de m’en prévaloir. Je fais son portrait ? Eh bien ! on me le paiera, et cela me vaudra un « Thanks » distrait, avec tout au plus une invitation à dîner…

Encore deux jours… Tout en allant ramasser Excelsior et le Matin que la concierge, reprenant ses habitudes régulières, a déposés devant ma porte avec la boîte au lait, je surprends dans les replis de ma conscience un souhait insidieux : que le Berengaria, en avarie, ait un jour ou deux de retard… qu’une rencontre avec un iceberg.. Mais il n’y a pas d’icebergs dans l’Atlantique Nord, en octobre…

Qui donc a écrit cette pensée : « Je ne sais pas ce que peut être l’âme d’un criminel ; mais je connais celle d’un honnête homme ; c’est effroyable ! ».

Un frisson me court le long des mains et des bras, dans le dos et me pince le cœur… UN INTERVIEW DE MISS AURORE LESCURE, LA FEMME QUI A ÉTÉ SUR LA LUNE… Pauvre petite ! la voilà découverte ! Les reporters sont arrivés jusqu’à elle. Ils ont tiré d’elle des mensonges. Mais quand cela ?… Cette nuit ? Je l’ai quittée à 11 heures 3/4 devant la porte du Métropole !

Mais à mesure que je lis, l’angoisse se desserre ; je me rends compte que cet interview n’est pas plus authentique que le message précédent. C’est la manœuvre de Cheyne qui continue et se développe. Pas un mot de tout cela n’a pu être prononcé par mon Aurette d’hier. Et d’abord cette photo d’elle, avec sa toque qu’elle ne porte plus ! Et cette interview, où a-t-elle été prise ? À Cassis ? À Marseille ? À Paris ? Le reporter ne le dit pas. Il se tait, « à la prière de miss Lescure » (et toujours ce « miss » ! qu’elle commencerait par faire rectifier en « mademoiselle » ) pour lui éviter la fatigue de visites trop multipliées de ses confrères, car « elle est encore très ébranlée par la commotion de son atterrissage brusqué »… Ah ! s’il l’avait vue trotter dans Marseille et dans Paris avec moi, le journaliste !… Voici la photo de l’espèce de scaphandre qu’elle aurait revêtu pour sortir de la Fusée et se promener sur la Lune. Voici les pépites d’or ramassées lors de son « allunissage »… Il se croit spirituel, le reporter qui a trouvé ce mot grotesque ! Trois lignes sur le « chalut à météorites », mais rien sur la récolte qu’elle a faite en réalité… la seule ! Ah ! et pour finir le « businessman » qui laisse passer le bout de l’oreille, long comme le bras :

« La Moon Gold Mines Society Limited, fondée par Lendor-J. Cheyne, au capital de 80 millions de dollars, va recevoir de ces nouvelles une impulsion prodigieuse. Malgré le doublement de capital annoncé, les titres, émis à 20 dollars et précédemment cotés 40 en Bourse de New-York, ont bondi hier à 60, M. Cheyne, qui vogue actuellement vers la France à bord du Berengaria, avec M. Oswald Lescure, inventeur de la Fusée et père de miss Aurore, débarquera à Cherbourg après-demain. Il compte organiser au Champ-de-Mars des exhibitions de la M. G. 17 et un nouveau départ pour la Lune, dès que la jeune astronaute sera entièrement rétablie. En attendant, nous radiotéléphone-t-il, il s’occupe de mettre sur pied une filiale européenne de la Moon Gold, avec siège à Paris, afin de faire participer l’épargne française aux avantages évidents que retireront d’ici peu les actionnaires de cette société ».

Bon ! la lampe de mon atelier, sous laquelle je lis, commence à s’obscurcir et à rougeoyer, Il fait très sombre, une journée de « fog » parisien, et j’ai dû allumer dès le réveil… fuyant la chambre à coucher où l’ampoule à la tête de mon lit reste encroûtée des lichens nés hier soir et à présent ratatinés, que nettoiera la concierge… Ici dans l’atelier, les nouveaux lichens, d’un vermillon plus vif et d’une énergie de développement encore accrue, engaînent déjà les fils et font sur ma lampe un feutrage en réseau. Leurs premières vésicules reproductrices pétillent en projetant leur poudre impalpable… Et l’odeur nauséabonde ! Et les prurits qui me reprennent !… Il n’y a plus de raison pour que cela s’arrête. Le seul moyen serait de me passer de lumière. Mais il m’en faudra cette après-midi, avec ce ciel de cataclysme, pour commencer le portrait d’Aurore. Vais-je devoir sortir ma vieille lampe à pétrole ?

Oh ! et puis tant pis ! tant pis pour cela, tant pis pour tout ! Encore deux jours !… dans le provisoire, dans le provisoire merveilleux et sans espoir de l’intimité avec Aurore…

Mais je n’ai rendez-vous avec elle qu’à 11 heures et demie, comme hier, au même endroit. Et il n’est que 8 heures. Que devenir jusque-là ? Rester ici dans l’atelier ? À regarder pousser le lichen sur la lampe ? Ah non ! je deviendrais enragé !… Ou essayer de travailler au pétrole ?… Non, je ne saurais pas, je suis trop impatient, trop trépidant. Il me faut sortir, circuler par les rues.

Mais, au lieu de rendre visite à mes marchands, comme il le faudrait, je me décide à aller voir mon oncle Frémiet, le photographe. Je vais m’entendre avec lui pour qu’il prenne tantôt une douzaine de clichés d’Aurore. Avec ces documents-là, même si elle ne me donne qu’une ou deux séances de pose, aujourd’hui et demain, je pourrai continuer (je n’ose dire : terminer) son portrait de mémoire. Sans être doué comme un Alma Taddéma, qui peignait de souvenir des sites ou des visages vus plusieurs années auparavant, j’ai une bonne mémoire visuelle, au-dessus de la moyenne…

Mon oncle habite tout là-bas, au haut du boulevard Saint-Michel : de quoi passer une heure rien qu’avec les trajets, métro et autobus…

Pourquoi a-t-elle choisi de nouveau comme lieu de rendez-vous le Terminus Saint-Lazare ? Parce qu’elle a fait encore une séance aux Galeries Lafayette en vue de remonter sa garde-robe ; elle ne néglige pas la coquetterie féminine, mais se moque des couturières en renom ; la présentation des mannequins et les essayages chers au snobisme l’horripilent ; elle veut pouvoir choisir un costume tout fait ; et elle a une telle harmonie de formes, une telle élégance innée, que n’importe quelle « confection », qui fagoterait toute autre femme, l’habille à merveille. Sans la perte de temps, et quoique disposant de nombreux dollars, elle ferait ses toilettes elle-même.

J’étais en avance d’un quart d’heure. Et, tout en cherchant par acquit de conscience après elle dans le café, du premier coup d’œil je m’aperçus que les choses n’allaient pas droit. L’éclairage électrique, comme de juste fonctionnait à plein, vu le « fog ». Près de la porte, un garçon était sur une échelle double, en train d’épousseter rageusement un globe dépoli tout barbouillé d’un revêtement de crasse rouge. Le Lichen ! Et je flairai dans l’air l’odeur caractéristique. Au fond de la salle à droite, deux électriciens pareillement juchés auprès d’une cent-bougies en activité, dépouillée de son globe, raclaient sur les fils des lanières coriaces d’un feutre vermillon renaissant presque au fur à mesure sous leurs doigts. Les globes et appliques dont ils ne s’occupaient pas encore étaient à divers stades de l’envahissement. La clarté rougeoyante des plus atteints perçait à peine la croûte végétale. Une partie des consommateurs, nombreux vu heure de l’apéritif et la journée maussade, suivaient les opérations d’un œil réprobateur et intrigué ; d’autres affectaient d’ignorer ces intempestifs travaux de nettoyage. Un vieux monsieur décoré, de tournure militaire, querellait un garçon en lui montrant au-dessus de sa tête les lampes veloutées de moisissure minium, d’où la poudre impalpable neigeait dans son « mandarin »… Mais là ne se bornait pas la perturbation. La plupart des gens, dans le café, clients et personnel, se grattaient, avec une discrétion variable suivant leur tempérament et leur genre d’éducation ; ils se grattaient, en décochant à leurs voisins des regards méfiants, inquiets ou menaçants.

— C’est dégoûtant ! protesta, furibond, un gros citoyen barbu. Gérant ! faites donc chercher de la poudre insecticide !

Une révolution grondait, que les gérants, effarés mais toujours dignes, tentaient d’apaiser, en aidant les garçons à essuyer les tables, changer les ampoules et, en désespoir de cause, protéger les consommations à l’aide de soucoupes renversées sur les verres.

Aurore vint à moi, en jetant un œil consterné sur cette agitation, et se laissa aller sur la banquette.

— Ici aussi ! fit-elle. Savez-vous, mon cher Gaston, que c’est pareil aux Galeries Lafayette, d’où je sors Le magasin est plein d’échelles, d’électriciens et de pompiers ; malgré cela on n’y voit presque plus et il tombe des lampes un nuage de poussière rousse ; tout le monde se gratte, et à beaucoup d’étalages les commis remballent les étoffes. C’est terrible, cette invasion !… À mon hôtel, cela commence. J’ai pourtant évité d’allumer dans ma chambre, mais chez les voisins le lichen s’est déclaré. Un gérant m’a arrêtée dans le hall pour me demander si je n’avais pas été incommodée par les « moustiques » ! Des garçons passaient dans les couloirs avec des pulvérisateurs au crésyl…

« Mais ce n’est pas tout, il s’est produit encore autre chose de grave, à mon hôtel. Quelqu’un doit soupçonner mon identité ; on a fouillé dans mes effets et dans la mallette.

— Qui contient les pièces détachées de votre fusée ?

— Oui : le bec de la tuyère d’éjection, le détendeur d’hydrogène liquéfié et le gravimètre. Ces accessoires, pour un scientifique, sont éloquents. Il y a d’ailleurs la marque du brevet : « Patent Moon Gold » sur le gravimètre. Cela me paraît être le prélude à une interview… pas comme celle des journaux de ce matin… une vraie.

— Voyons, Aurette, ne vous inquiétez pas si vite…

— Oh ! j’en ai pris mon parti ; ne cherchez pas à me rassurer inutilement. Je sais ce que je ferai ; je raconterai mon voyage, mais sans parler de la Lune, puisque c’est déjà fait. Le journaliste en conclura ce qu’il voudra… C’est une lâcheté de ma part, je le sais. Mais j’ai peur, pour mon père, j’ai trop peur. Cheyne est capable de tout. J’ai reçu de lui un sans-fil ce matin, où il me dit : « Résistance inutile. Prenez garde… ». Et en effet, il a trouvé le moyen de me briser par cette fausse interview. Par elle, la décision m’est retirée : je suis mise hors de jeu… Pis même, depuis que je l’ai lue, il me semble que je ne compte plus, que ma destinée se joue en dehors de moi. La vraie Aurore Lescure vit de son côté, dans les journaux et les conversations de tous les humains de la planète ; c’est elle qu’on interviewe, qu’on photographie. Je l’envie presque ; elle, au moins, n’a pas rapporté sur terre de météorites ! Mais elle m’a volé ma personnalité. Je ne suis plus qu’un mythe, une forme vaine, assise à cette table de café… un mensonge qui s’apprête à mentir, Je me méprise.

Son ton me faisait mal. Encore qu’elle s’efforçât de rire, je la sentais ulcérée, presque démoralisée.

— Amie, si vous mentez, c’est par dévouement, pour sauver votre père, Vous êtes pour moi la plus noble des femmes… et la seule réalité qui importe.

Elle se redressa un peu ; mais, sans paraître m’avoir entendue, regarda autour d’elle.

— C’est moi, pourtant, qui suis l’origine de ce trouble calamiteux ; et ce qui prouve bien que je suis un mythe, c’est que je n’arrive pas à m’en croire réellement responsable.

Le café se vidait. Malgré tous les efforts des électriciens et du personnel, l’envahissement du lichen gagnait en vitesse, et une moitié des luminaires, empaquetés de rouge, ne versaient plus qu’une clarté infernale. Las de se gratter, et de boire de la poudre de brique pilée, les consommateurs l’un après l’autre déguerpissaient, rageurs… Fuyant à notre tour le spectacle catastrophique, j’entraînai ma compagne.

Taxi… Rue Favart, au Poccardi…


Limpide et nette sur des nappes immaculées, la lumière dorée des lampes à elle seule nous réconforte déjà. Chianti en fiasque et capri blanc, finocchi, soles milanaises, lasagnes au parmesan, gorgonzola, cassata silicienne : avec ce menu l’optimisme renaît. Tout s’arrangera : les incidents provoqués par les cosmozoaires n’auront pas de suite ; Nathan ou un autre découvrira vite un moyen d’empêcher le développement du lichen hors des laboratoires, où il ne sera qu’un sujet d’étude scientifique… Et, buvant le café, dans la fumée des cigarettes, nous finissons par nous égayer de l’illusion où étaient tous ces braves gens, au Terminus, de subir une invasion de puces. Un rien grise, Aurore se résigne presque à passer pour avoir été sur la Lune ; n’ira-t-elle pas, en effet, d’ici quelques mois, un an au plus ? L’arrivée même de son père et de son fiancé, après-demain, n’est pas de si mauvais augure que je m’étais figuré ; elle n’interrompra pas nos bonnes relations ; Aurore me fera faire leur connaissance ; et lorsqu’ils retourneront tous trois en Amérique, pourquoi ne les accompagnerais-je pas ? J’aurais un succès fou, là-bas, en tant que peintre français, et je gagnerais beaucoup de dollars, ce qui n’est pas tellement à dédaigner…

Le ciel lui-même se mit de la partie, en se dégageant vers une heure : la lumière naturelle était suffisante dans mon atelier, et je n’eus pas besoin d’allumer pour la séance de pose. En trois heures de bon travail, j’esquissai à fond le portrait d’Aurore. Puis nous nous rendîmes chez mon oncle Frémiet, pour les photos documentaires.

Cela n’alla pas tout seul. Ma visite du matin avait déjà produit son effet, je m’en rendis compte avec un serrement de cœur et un mouvement de dépit : j’étais un porteur de germes ! Le brave homme ne s’en doutait certes pas lorsqu’il prit soin d’essuyer avec un linge humide les espèces de phares destinés à éclairer violemment le sujet, suivant la coutume des photographes modernes, Il tourna les commutateurs en surveillant les appareils avec une appréhension visible. Et au bout d’une minute :

— Nom d’un pétard ! ronchonna-t-il en tirant sur sa barbe de fleuve, voilà que ça recommence, cette histoire-là ! C’est fou ! Depuis ce midi, pas moyen de garder nette une lampe cinq minutes, dès qu’elle est allumée, Il se forme dessus des champignons, comme tu vois… Jamais je n’ai entendu parler de ça ! Et de la poussière ! une poussière diabolique qui gâche les plaques ; j’ose à peine ouvrir un châssis.

Aurore me lança un regard interrogateur, Devait-elle renseigner mon oncle ? Je lui adressai à la dérobée un vigoureux signe de dénégation, avec un haussement d’épaules et de sourcils exprimant l’impuissance. À quoi bon dire la vérité, puisque nous n’avions aucun remède à offrir ?

— Opérons vite, pria le photographe.

Et, modifiant sur mes indications la pose du sujet entre chaque cliché, il prit une dizaine de plaques : face, profil, trois-quarts, sous des angles plus ou moins relevés, comme il est de règle en pareil cas.

Au dixième cliché, les ampoules-phares, envahies de la fatidique dentelle corail, ne donnaient plus que les deux tiers de leur puissance lumineuse.

Mon oncle fit claquer les commutateurs avec rage.

— Si ça continue, je n’ai plus qu’à fermer boutique, tonnerre de Brest !

Mais son naturel insouciant prit vite le dessus, et m’attirant un peu à l’écart, il retrouva sa joviale bonhomie pour m’inviter « à la fortune du pot ». J’objectai :

— Vous êtes bien gentil, mon oncle, mais j’ai déjà prié ma cliente, Mlle Aurette Constantin, à dîner avec moi en ville…

En dépit du succès matériel qui a fait de lui, sur le tard, le plus grand photographe de la rive gauche, le père Frémiet est toujours resté un peu bohème et sans façon. Il répliqua, pour Aurore autant que pour moi :

— En ville ! Hé, monsieur mon neveu, te crois-tu donc en dehors de Paname, dans mon quartier latin ? Invite donc Mlle Constantin à partager avec toi le brouet de ta vieille ganache d’oncle. Ta tante n’admettra pas de refus, et j’ose dire que vous ne mangeriez pas mieux au restaurant.

La perspective ne me souriait guère ; mais Aurore, amusée par la jovialité de mon oncle, et peut-être curieuse de voir un intérieur de bourgeois parisiens, accepta, et il me fallut céder.

C’est ainsi que nous dînâmes à la table des Frémiet, ce soir-là. Ma tante, sauf en politique et en religion, où elle se borne à soupirer en levant les yeux au ciel, des propos subversifs ou irrévérencieux de son grand homme de mari, salue comme des oracles toutes ses décisions ; elle accueillit sans rechigner l’étrangère que j’amenais, et ne tarda pas à lui faire fête en la voyant apprécier sa cuisine ; car Mme Frémiet s’enorgueillit avec raison de ses talents de cordon-bleu. Mais, à peine au milieu du repas, un développement impétueux de lichen envahit les ampoules et les fils de la suspension, d’où la poudre rousse neigeait à foison dans les plats ; il fallut renoncer à l’éclairage électrique pour allumer les lampes à pétrole prévues en cas de panne. Mon oncle faisait contre mauvaise fortune bon cœur et s’efforçait de dissimuler sa contrariété, non moins que les démangeaisons dont il était dévoré. Le jeune Oscar Frémiet (13 ans), qui se plaignit tout haut, en enfant terrible, d’être « bourré de puces », attrapa une taloche. Ma tante craignait surtout pour ses plats ; mais le soufflé au fromage, mangé à la clarté du pétrole, n’en fut pas moins délicieux. Une bouteille de heidsieck fut débouchée en l’honneur de « ma cliente » et les propos se haussèrent aux actualités du jour. Il fut question, naturellement, de « miss Lescure », et nos hôtes accumulèrent les gaffes inconscientes. Ma tante, bonne bourgeoise, ignorant si la Lune était beaucoup plus loin que Marseille, admettait sans discussion les dires des gazettes ; mais mon oncle, esprit frondeur, affectait le scepticisme.

— Des bobards ! Et qui serviront, vous allez voir, à soutirer du fric aux gogos. Moi, je pense comme Clémentel-Vault, qui en a dit de bien bonnes dans le Journal d’hier : « Les pépites ne me convainquent pas du tout. Et même si miss Lescure nous avait rapporté de son passage sur la Lune une attestation, légalisée par un maire sélénite, je me méfierais encore ! »

Aurore était à la gêne. Aussi, bien que j’abhorre en général la T. S. F., j’accueillis en libérateur le jeune Oscar, quand il proposa de nous faire ouïr le concert de la Tour Eiffel.

Même s’il n’acquiert pas un jour d’autre titre de gloire, il lui restera l’honneur d’avoir été fort probablement le premier humain à découvrir les propriétés gustatives de la nouvelle variété de lichen née dans la longueur d’onde de la Tour.

Au beau milieu de l’audition des « Jardins sous la Pluie », de Debussy, nous l’entendîmes s’écrier :

— Oh, papa ! on dirait de la confiture de framboise ! Tu dois goûter aussi… et toi, tonton, et vous, mademoiselle !

Et du bout de son index qu’il venait de lécher, il grattait pour nous l’offrir un peu de la matière gélatineuse, rouge rubis, enrobant les lampes de son poste.

— Petit dégoûtant ! se récria Mme Frémiet. Veux-tu bien laisser cette saleté, Dodo : c’est sûrement du poison !

Plus curieux de nouveautés, le père Frémiet consentit à goûter, prudemment, une miette cueillie par lui-même, de l’ongle.

— En effet, pas mauvais du tout, ce machin-là… Mais, tout de même, si ça va se mettre à pousser sur n’importe quoi !… Qu’est-ce que ça peut être ? Qu’est-ce que ça peut donc bien être ?

À Aurore et à moi, on fit l’honneur de présenter la friandise inconnue et suspecte sur des soucoupes et avec des cuillers à café en argent.

Le jeune Oscar l’avait dit : c’était tout à fait, comme consistance et comme goût, pareil à une exquise gelée de framboise…