Publications de l’Amitié par le Livre (p. 91-103).

V
CHEZ LE PROFESSEUR NATHAN

Paris à 5 heures du matin, sous les électricités blafardes, dans la nuit noire et, sortis de la gare, la pluie… Porteur !… Les bagages sur un taxi.

— À l’hôtel Métropole !…

Un portier somnolent tendit une fiche à ma compagne, qui la remplit, et « Mlle Aurette Constantin, de Montréal (Canada) » se vit assigner la chambre 127.

— Bon repos, chère Aurette. Et rendez-vous à 11 heures et demie, café Terminus Saint-Lazare !

À la porte de l’ascenseur, elle se retourna encore pour m’envoyer un sourire amical, et je regagnai mon taxi.

— Rue Cortot… Oui, derrière le Sacré-Cœur, par la rue Caulaincourt.

Les coupoles de la Basilique se profilaient à peine sur les premières lueurs de l’aube, lorsque je sonnai, et la porte ne s’ouvrit qu’à ma troisième récidive. Il me fallut parlementer avec la concierge ensommeillée, qui n’attendait pas mon retour avant une quinzaine et qui ne voulait pas admettre que ce fût bien moi.

Un sentiment d’abandon et de découragement m’oppressa en me retrouvant dans mon atelier. J’allumai toutes les ampoules, mais le désordre de la pièce laissée à l’abandon, avec ses toiles éparses, acheva de m’inspirer du dégoût. Soudain, je perçus la folie de ce retour. Encore une de ces « foucades » que feu mon père m’a si souvent reprochées ! « Cerveau brûlé ! » disait-il justement… « Tête d’artiste », comme proférait avec plus d’indulgence ma bonne mère. Je n’en ferai jamais d’autres, décidément ! Après m’être engoué d’une américanisante Danaé qui me tournait en bourrique, aller m’éprendre romanesquement d’une célébrité mondiale malgré elle, qui me considère comme un bon camarade, apprécie mon dévouement, mais c’est tout… et qui est déjà fiancée, en outre, résolue à faire un mariage de raison, de froide, scientifique et américaine raison !…

S’il est vrai qu’une grande passion est celle qui n’est pas partagée, me voilà embarqué pour vivre la plus frappante illustration de cet axiome !

Avec tout cela, mes toiles restées à Cassis ; dans quel état vont-elles me parvenir, si elles sont emballées par des profanes !… Et j’en ai besoin ; il me faut de l’argent, et ce sont mes « calanques » qui se négocient le mieux.

Tout en ruminant ces réflexions et grattant un reste de démangeaisons, j’allai me coucher et finis par m’endormir, sans éteindre la lampe de chevet.

À mon réveil, d’un somme lourd et plus fatigant qu’une veillée prolongée, à 10 heures, la première chose qui frappa ma conscience fut une odeur de roses en putréfaction, et j’eus l’étonnement de voir l’ampoule revêtue d’une épaisse résille couleur corail, dont les festons pendaient en stalactites, tel un ornement d’une fantaisie baroque. Je mis quelques secondes à comprendre que c’était là un nouveau développement de la poudre impalpable rapportée de Cassis sur mes vêtements et ma personne. Le cordon souple, lui aussi, était chargé de tout un champignonnement de taches lenticulaires et de nodosités rouges, comme chez Alburtin, mais plus grosses et qui avaient poussé plus vite, sur lesquelles se gonflaient déjà de petites vésicules crevant l’une après l’autre et projetant chacune un nuage de fine poussière rousse. Il y en avait sur mes draps et sur ma figure. Le cou et les épaules me démangeaient à nouveau avec violence, et ce fut alors que je commençai à établir le lien entre les soi-disant invasions de puces et la poussière des « champignons célestes », comme je disais alors.

Cet incident ridicule, cette saleté qui s’écrasait sous le doigt comme une suie couleur brique, acheva de ramener la mauvaise humeur. La lampe éteinte, j’entrepris un nettoyage sommaire de l’ampoule et des fils, mais j’abandonnai vite la tâche, m’en remettant pour l’achever à la concierge, qui faisait fonctions de femme de ménage. N’étant pas un scientifique, les possibilités incluses dans cet envahissement ne m’apparaissaient pas encore. Je n’y voyais qu’un épisode désagréable ; je ne songeais même pas qu’il avait toute chance de se reproduire dès que je rallumerais l’électricité.

Un « tub » et du linge frais mirent fin aux démangeaisons, mais non à la mauvaise humeur. J’étais hérissé, misérable. Le rendez-vous avec Aurore ne m’inspirait qu’un sentiment de duperie… Et elle serait en retard, comme de juste, cette Ange !

Le Nord-Sud, de « Lamarck » à « Saint-Lazare »… 11 h. 25 au cadran de la gare…

J’entrai au Terminus, parcourus l’aile droite, côté cour du Havre, retournai vers l’autre.

— Gaston !…

Aurore, mi-levée derrière sa table, la main tendue !… J’allais passer sans la reconnaître !

Le simple son de sa voix, soulevant un raz-de-marée de tendresse et d’espoirs merveilleux, rasséréna mon humeur. Tout en me glissant entre les marbres, pour m’asseoir à son côté sur la banquette, je la considérai de mon œil de peintre, et je compris.

— Ah ! Aurette, vous vous êtes acheté un nouveau chapeau. Mes félicitations. Il vous change si extraordinairement…

— Que vous ne me reconnaissiez pas. J’ai donc réussi. Ma toque en paille havane, qui m’engonçait la figure, ressemblait trop au serre-tête que je porte sur mes photos. Tandis qu’avec cette capeline en crin dentelle, à bords évasés, on voit mes cheveux. Je les ai fait bouffer, aussi.

— Vous pouvez être tranquille. Pas un journaliste ne vous identifiera.

— La précaution était d’autant plus utile que les journaux signalent mon départ de Cassis. De là à me chercher dans Paris, il n’y a pas loin.

Et, remarquant mon air étonné :

— Vous n’avez pas lu ? Tenez, voici le Matin… En dernière heure.

L’article s’intitulait :

D’AMÉRIQUE À CASSIS… VIA LA LUNE, — Marseille, 18 octobre. — C’est à Cassis, charmant petit port à 20 kilomètres de Marseille et bien connu des peintres et visiteurs de la Côte-d’Azur, que Miss Aurore Lescure, la première femme astronaute, dont nous relations hier le raid prodigieux, a repris contact avec le globe terrestre, au retour de son expédition sur « la blonde Phébé ». Recueillie sans connaissance sur le territoire de la commune par le médecin radiothérapeute Tancrède Alburtin, qui passait par là en automobile, elle a été transportée à la clinique du docteur. Celui-ci a jugé de son devoir, vu l’état de la jeune astronaute, de la soustraire à toute interview. Tel est le motif du silence gardé par les dépêches publiées dans nos éditions d’hier sur le point d’atterrissage exact de miss Lescure. On doit supposer que c’est pour la même raison, afin d’aller prendre quelques jours d’un repos trop légitime, qu’elle a quitté ce matin Cassis, pour une retraite ignorée. Mais cette réclusion volontaire sera de courte durée et nous aurons d’ici peu le privilège d’offrir à nos lecteurs le récit détaillé de son aventure, qu’elle est en train de rédiger à notre intention ».

Je repliai la feuille, avec pour tout commentaire un léger haussement d’épaules.

Elle reprit :

— J’ai téléphoné au professeur Nathan. Il était prévenu de notre arrivée par le docteur Alburtin, et il nous recevra tantôt à 2 heures. J’ai apporté la boîte et le flacon.

— Ah !… Au fait, j’ai du nouveau pour lui.

Et je contai l’incident de ma lampe et du cordon souple envahis par les « champignons célestes ».


Le Nord-Sud jusqu’à « Rennes »… la rue de Vaugirard, face aux automnaux jardins du Luxembourg…

Le professeur Albert Nathan nous reçut dans son cabinet de travail sévère, aux murs entièrement tapissés de bouquins. À notre entrée, il s’inclina légèrement sans quitter son fauteuil et nous désigna deux chaises.

— Mademoiselle Aurette Constantin ; monsieur Gaston Delvart… Mon ancien élève et ami Tancrède Alburtin me dit que vous avez une communication intéressante à me faire. J’ai cinq minutes à vous donner. Soyez brefs.

Ce grand et maigre vieillard sans âge… 65 ans ou 80… aux traits parcheminés, à la calvitie prolongeant un large front entre deux touffes de cheveux blanc d’argent, au nez révélateur de son origine hébraïque, fixa sur nous, de ses yeux d’un bleu de nuit, un regard olympien, comme s’il doutait que d’aussi jeunes gens pussent avoir quelque chose à apprendre à un savant de son espèce.

Je l’avoue humblement, malgré la bonne opinion que j’ai de moi-même en tant qu’artiste, je me sentais tout petit devant ce représentant supérieur de l’humanité, devant ce biologiste doublé d’un philosophe à la réputation universelle, Je laissai ma compagne prendre la parole.

Le front haut et le regard droit, modeste mais assurée elle prononça :

— Monsieur le professeur, avant tout je me vois obligée de vous demander votre parole de savant et de gentleman que vous ne ferez mention à qui que ce soit de ma visite chez vous ni de mon adresse actuelle. Il ne faut pas que l’on me sache à Paris avant que les circonstances me permettent de vous y autoriser… Aurette Constantin n’est qu’un pseudonyme.

Albert Nathan fronça ses sourcils blancs et touffus.

— Mademoiselle, je n’aime pas ces cachotteries. En considération de Tancrède Alburtin, je veux bien vous faire la promesse que vous me demandez. Mais si votre communication doit avoir des résultats scientifiques, il faut que j’aie l’autorisation de les publier… à condition qu’ils en vaillent la peine.

— Pourvu que l’on ne me sache pas à Paris, je ne vois rien qui s’oppose à la publication de ces résultats. Et s’ils en valent la peine, vous allez en juger.

Se baissant un peu, elle prit sur le tapis la boîte verte qu’elle y avait déposée en s’asseyant, se leva et alla l’ouvrir sous les yeux du savant.

— Voici des poussières météoritiques recueillies par moi hors de l’atmosphère terrestre, entre 1.000 et 4.000 kilomètres d’altitude. Je suis Aurore Lescure.

Le grand vieillard esquissa un pâle sourire qui accentua l’ironie de son regard.

— Mademoiselle Aurore Lescure, vous êtes, je crois, docteur ès sciences physiques et mathématiques, et les méthodes cartésiennes de la recherche rationnelle vous sont familières. Un savant doit toujours douter a priori. Qui me prouve que ces poussières (il eût été plus indiqué entre parenthèses, de les soumettre à mon collègue Quentin-Dufour, le minéralogiste), que ces poussières, dis-je, sont bien d’origine météoritique ?

— Quand vous aurez expérimenté sur elles, monsieur le professeur, vous vous rendrez compte que, du moins, ces poussières se comportent d’une façon autre que toute substance terrestre.

En peu de mots elle décrivit la naissance et l’aspect du magma spongieux couleur mure de café, obtenu sous l’ampoule à rayons X, puis sortit de son sac à main le flacon à large goulot.

— Cette autre poussière rousse a été projetée, elle, par des vésicules qui se forment spontanément sur le magma, et c’est elle qui a proliféré, semble-t-il, les végétations rouges dont voici des échantillons.

— Végétations qui naissent en particulier sur les lampes électriques allumées et le long des fils conducteurs, ajoutai-je, m’enhardissant. Et cela pousse très vite… cela paraît pousser plus vite à présent qu’au début à Cassis.

Je contai ce qui s’était passé le matin même dans ma chambre.

Le savant m’écouta-t-il ? Je l’ignore. Tandis que je parlais, il se pencha sur la table, et à l’aide d’une pince nickelée prit successivement dans la boîte verte et dans le flacon quelques granules météoritiques, un peu de poudre rousse impalpable et une parcelle de champignon corail, qu’il déposait au fur et à mesure sur une feuille de papier ; puis, muni d’une forte loupe, se pencha sur les spécimens.

Quand je me tus, il releva son visage d’où le sourire sceptique s’était effacé, et, sans même me regarder, s’adressa à Aurore, d’un ton volontairement froid et impassible où l’on sentait une émotion contenue :

— Mademoiselle, voici en effet des spores et un tissu sans aucun rapport avec les végétaux terrestres. Si les faits que vous me rapportez sont exacts… et j’aurai vite fait de les contrôler nous avons dans ces organismes les premiers témoins d’une création nouvelle en train de se développer sur la terre et se hâtant de prendre possession de son nouveau domaine. Et dans ce cas la science vous doit, mademoiselle, la solution d’une de ses énigmes les plus angoissantes : l’origine de la vie. Vos météorites sont des échantillons de ces mystérieux cosmozoaires, ou germes de vie extraterrestres, purement hypothétiques jusqu’ici…

« Votre découverte est appelée, j’ai tout lieu de le croire, à un grand retentissement, et non seulement dans le monde scientifique. Car l’expérience ne se bornera pas au laboratoire du docteur Alburtin et au mien. Elle va se développer au dehors, grâce à l’extrême petitesse de ces spores reproductrices qui les rend aussi mobiles et diffusibles qu’un pollen de fleur. Vous en véhiculez sur vos personnes et en laissez dans l’atmosphère le long de votre trajet. Pour peu que quelques-uns de ces germes aillent se poser sur des fils électriques où le courant passe, l’ensemencement de Paris est assuré. Ce sera fort intéressant à suivre.

Il se tut et consulta ostensiblement sa montre, placée devant lui sur sa table.

— C’est donc entendu ; je vais entreprendre l’étude de ce nouveau règne vivant. Mademoiselle, avez-vous besoin de cette boîte et de ce flacon ?

— Non, monsieur le professeur, ils sont à vous. Je n’ai recueilli ces météorites que pour les livrer à la science.

— Merci. Voulez-vous me donner votre numéro de téléphone, je vous aviserai quand j’aurai du nouveau… Hôtel Métropole, chambre 127 ? Parfait Maintenant, excusez-moi, j’ai du travail Mademoiselle… monsieur…

Pas plus qu’à l’arrivée il ne se leva de son fauteuil ni ne nous tendit la main.

Nous nous retirâmes. J’étais furieux. Et dire que c’était là un savant de l’Institut, un homme de l’autre siècle, où l’on prétend que se cultivaient la courtoisie et la politesse !… Pas une fois il ne s’était adressé à moi, et il ne m’avait pas invité à revenir. Oh ! certes non, je n’avais pas envie de le revoir ! Évidemment, il me considérait, en ma qualité d’artiste, comme une non-valeur. Aurore seule, donatrice des cosmozoaires, avait quelque droit à son intérêt.

— Quel ours ! Et il n’a même pas été poli avec vous, Aurette !

— Mais si, mais si, Gaston, il a été poli. Si vous connaissiez les savants américains, vous trouveriez même qu’il a été très poli… L’essentiel, du reste, c’est qu’il ait consenti à étudier les météorites. Je me sens un peu déchargée d’une responsabilité.

— Croyez-vous que ses pronostics aient chance de se réaliser ? L’ensemencement de Paris, comme il dit ? Il exagère, n’est-ce pas ?

— Il voit cela en théoricien, à tout le moins. Il extrapole du laboratoire à la vie courante.

Nous fûmes d’accord pour conclure que l’aperçu du professeur n’était qu’une simple vue de l’esprit, incapable de prendre une importance réelle dans le domaine des faits quotidiens. Le vertige allègre et confiant de Paris, le mouvement tourbillonnaire de Métropolis, nous ressaisit dès que nous eûmes regagné les grandes artères. Le spectacle de ce merveilleux organisme qu’est une capitale au fonctionnement harmonique si complexe, inspire une telle confiance dans la solidité de la civilisation ! Comment supposer que son ordre pût être mis en danger par cette pincée de poussière rapportée des espaces par ma compagne ?

Aurore voulait régler tout de suite nos relations de façon à « respecter ma liberté ». J’avais eu le tort de lui parler de mes marchands de tableaux, et elle souhaitait que j’y aille dans l’après-midi.

— Et vous, Aurette ? Vous ne connaissez personne dans Paris. Qu’est-ce que vous ferez ? Non, je vous ai consacré cette première journée. Ce sont mes vacances, comme les vôtres.

Tout ce que je consentis à faire, ce fut d’entrer dans un café, pour écrire à l’hôtelier du Cendrillon ; je lui demandais le montant de ma note réglée par Alburtin, et le priais de me renvoyer mes tableaux, bien emballés et mes effets restés à Cassis.

De mon côté, j’obtins d’elle qu’elle me laisserait faire son portrait ; mais la journée était trop avancée, la lumière artificielle ne vaudrait rien. Elle me promit une séance de pose pour le lendemain.

Après quoi, promenade dans Paris. Bons camarades toujours ; mais elle me livra de nouveau ses souvenirs et je retrouvais par instants l’illusion du courant de sympathie réciproque.

Le soir, nous allâmes au Paramount… Une surprise nous y était réservée… un film sonore d’actualité, transmis par téléphotographie : le départ de la Fusée, à Columbus, trois jours plus tôt. Aurore s’entendit et se vit avec amusement, elle-même, prononcer les dernières paroles et entrer dans l’appareil ; puis le jaillissement de l’obus vers le ciel, en tonnerre, et les acclamations de la foule américaine. Mais elle fut heureuse de l’obscurité de la salle, qui la dérobait au danger d’être trop directement confrontée par les voisins à sa vivante image.