Publications de l’Amitié par le Livre (p. 67-90).

IV
LE CANARD DE L’AGENCE « AMERICA »

Réveillé en sursaut par des coups impérieux à la porte de ma chambre, j’entr’ouvris un œil et lus à ma montre, dans le jour naissant : 6 heures 1/4, Hargneusement, je grognai :

— Qu’est-ce que c’est ?

La voix du garçon d’étage me répondit :

— Monsieur, c’est M. le docteur Alburtin qui vient de téléphoner pour qu’on vous réveille et qu’on vous prévienne que Mille Constantin va partir tout de suite.

— C’est bon. Répondez que j’y cours.

Mis en activité comme par une douche, je sautai du lit et commençai à me vêtir, vite mais avec méthode, maîtrisant l’inquiétude qui faisait trembler mes doigts sur les boutonnières. Que se passait-il ? Que signifiait ce départ imprévu et matinal ?… En six minutes, chronomètre au poignet, je fus prêt. Une inspiration : trois autres minutes dépensées à bourrer une valise ; et, celle-ci à la main, je filai au pas gymnastique vers la maison du docteur… Je le prierai de régler ma note… Et mes toiles ? Hé ! on me les enverra… À 6 h. 32, j’étais à la clinique.

Je n’eus pas besoin de sonner. Sur le seuil, la femme de chambre guettait mon arrivée. Elle me fit traverser la maison et m’introduisit dans la cour de derrière, où Alburtin en manches de chemise achevait de refermer le capot de sa voiture, la conduite intérieure professionnelle, sortie du garage.

— Ah ! Delvart ! Je pensais bien que vous viendriez ! fit-il en s’essuyant les mains avec une poignée d’étoupe. Lisez donc !

Il tira de son veston un Petit Marseillais fleurant l’encre fraîche, et me le tendit.

Mais, au prononcé de mon nom, je vis Aurore Lescure surgir du hangar où luisait vaguement la masse métallique de la M. G. 17. Les mains encombrées de paquets ficelés à la diable avec des vieux journaux, elle alla les déposer dans la voiture, tout en m’adressant un sourire d’intelligence, qui éclaira, deux secondes, ses traits insolitement graves et durcis de résolution. Sans s’arrêter, retournant au hangar, elle me lança :

— Lisez, monsieur Delvart ; je vais venir.

En première page, sous le titre : UN BLUFF AMÉRICAIN ? LA FUSÉE INTERPLANÉTAIRE AURAIT ATTEINT LA LUNE, un cliché me sauta aux yeux : la photo bien connue de « miss Aurore Lescure » souriant à l’objectif, devant son appareil. À toute vitesse, je lus :

« Une nouvelle stupéfiante, et qui pourtant ne paraîtra pas invraisemblable aux personnes qui ont suivi avec quelque attention les progrès depuis deux ans de la science astronautique, nous est transmise par l’Agence América. La fusée interplanétaire M. G. 17, dont nous avons annoncé le départ probable dans l’intention d’atteindre la Lune, aurait effectué le prodigieux raid. Pour la première fois, un appareil, piloté par une simple jeune fille de 23 ans, la gracieuse et hardie miss Aurore Lescure, fille de l’inventeur, Oswald Lescure, « le nouvel Edison », se serait arraché à l’atmosphère et au champ gravitatoire terrestres et, sous l’accélération imprimée par son moteur à hydrogène atomique, aurait atteint en 2 heures 10 la surface de notre satellite. Là (toujours d’après la dépêche de l’agence América), la pionnière de l’infini, après avoir prélevé quelques échantillons minéralogiques, et entre autres des pépites d’or, a planté sur le sol de l’astre des nuits la bannière étoilée, les « stars and stripes » aux couleurs américaines ; puis, se rembarquant dans son appareil, elle a effectué le voyage de retour en un laps de temps sensiblement égal à l’aller. Partie de Columbus (Missouri) à 6 heures (heure locale : midi heure de Greenwich), après cinq heures seulement d’absence, à 17 heures, elle a repris contact avec la Terre, « en France, dans une localité voisine de Marseille », que le télégramme ne précise pas autrement, où elle serait soignée dans une clinique, de la commotion causée par un atterrissage brusque.

« En admettant que la nouvelle soit exacte, il paraît à première vue étonnant que nous n’ayons pas eu connaissance plus tôt de ce sensationnel atterrissage ; mais il est juste d’observer que, si la jeune astronaute, blessée, a subi une perte de connaissance un peu prolongée, son appareil, en l’absence de ses explications, a pu être pris pour une sorte d’avion par des personnes peu compétentes qui en ont fait la découverte.

« Quoi qu’il en soit, nos reporters sont dès ce matin en quête, et ils auront vite fait de savoir la vérité… »

Je relevai les yeux. Aurore Lescure était devant moi.

— Vous voyez, prononça-t-elle, vibrante d’une colère concentrée, je ne peux plus rester ici, je vais être la proie des journalistes. Il faut leur faire perdre ma trace.

Je ne comprenais pas,

— Mais, mademoiselle, s’il s’agit d’un canard, pourquoi ne pas lui couper les ailes tout de suite ? Rétablissez les faits dans une déclaration à la presse, et vous serez tranquille ensuite.

— C’est ce que j’ai dit à mademoiselle, interjeta Alburtin, en vérifiant le gonflage des pneumatiques.

— Il me semble que c’est très simple, m’obstinai-je.

La jeune fille eut un petit ricanement.

— Il vous semble à tort, mon cher monsieur. En réalité, je n’ai qu’une chose à faire : disparaître. Je n’ai pas voulu partir de Cassis sans prendre congé de vous, mais il faut que je parte. Le docteur a l’amabilité de me conduire à la gare pour le train de 8 h. 15. Je serai à Marseille à 9 heures, et en repartirai par l’express de 14 heures qui me met à Paris à 5 heures du matin.

Tandis qu’elle parlait, une sonnerie, la sonnerie de l’entrée principale, avait grelotté vigoureusement à l’autre bout de la maison. J’allais répliquer, lorsque la porte du corridor s’ouvrit et la femme de chambre, l’air effaré, annonça :

— Monsieur le docteur, ce sont des messieurs du Petit Marseillais… Ils sont venus en auto et il y en a un qui a commencé à photographier avec son appareil. Ils ont insisté pour voir monsieur le docteur et mademoiselle, et j’ai dû les laisser entrer… Qu’est-ce que je vais leur dire ?

— Zut ! zut ! zut ! gronda Alburtin. Quelle bécasse vous êtes, Jeanne ! Je vous ai donné ordre de ne surtout pas les recevoir… Enfin, dites que je viendrai dans cinq minutes… que je fais une opération, un accouchement… Ah ! Et servez-leur donc un verre de vin cuit, ça les aidera à patienter.

La femme de chambre disparut.

— Et maintenant, reprit Alburtin, go ! Nous n’avons plus une seconde à perdre. Dans cinq minutes ils s’impatienteront ; dans dix ils viendront d’autorité voir ce que je deviens. Et d’ici là il peut s’amener aussi d’autres reporters, du Petit Provençal, de Marseille-Matin… et de je ne sais quoi encore ; ils apprendront l’existence de cette porte de derrière : nous serons cernés…

Et il alla ouvrir la porte charretière donnant sur la route de Marseille.

Aurore Lescure, à la portière de l’auto, un pied sur le marchepied, me tendit la main.

Mais sans la prendre, je levai la mienne en un geste de dénégation pour refuser l’adieu qu’elle s’apprêtait à prononcer.

— Mademoiselle, dis-je résolument, permettez-moi de vous accompagner. Rien ne me retient à Cassis. Je retourne à Paris ; vous le voyez, j’ai ma valise. Nous ferons route ensemble, si cela ne vous déplaît pas.

Dès les premiers mots, son sourire avait accepté. Je déposai ma valise dans la voiture, sur le siège gauche avant, tandis qu’elle disait avec simplicité :

— Cela ne me déplaît pas, monsieur Delvart ; au contraire.

Elle monta, je la suivis. Ayant ouvert les deux battants de la porte charretière, Alburtin prit place au volant et pressa le démarreur.

Trois tours de roue, et la voiture fut dehors, sur la chaussée, grimpant la côte en deuxième vitesse. Mais nous n’avions pas encore viré au calvaire que plusieurs passants nous saluaient d’un « Bonjour, docteur ! »… entre autres les deux gendarmes.

— Nous voilà repérés ! c’était inévitable, grommela Alburtin, mettant en troisième vitesse.

— Mademoiselle ne peut évidemment pas partir par la gare de Cassis, déclarai-je. Le train ne passe que dans une demi-heure. Avant cela nous aurons dix journalistes sur le dos… Si vous avez une heure de plus à nous donner, docteur, c’est à Marseille qu’il faudrait nous conduire.

— Ça va ! fit laconiquement Alburtin, sans se retourner.

Il y a trois kilomètres de la ville à la gare de Cassis. À mi-chemin donc, au lieu de continuer tout droit, nous tournâmes à gauche par la grand’route qui s’élève en lacets jusqu’au col de la Gineste, à travers des sites grandioses et farouches : ravines aux falaises à pic, pentes pelées de rocs calcaires se découpant sur l’azur cruel. À part moi, je songeais que les paysages de la Lune doivent ressembler à ceux-là. Mais je me gardai bien d’émettre ma réflexion à ma voisine, qui restait silencieuse, absorbée dans la contemplation vague de la route coulant sous nos roues son ruban goudronné.

À plusieurs reprises depuis Cassis, Alburtin avait lâché le volant d’une main pour se gratter vivement la nuque, ce qui provoquait des embardées. Après une plus forte, arrivé au col de la Gineste, il fit halte.

— Toutes mes excuses, mademoiselle ! C’est idiot, mais je suis dévoré de puces. Si je n’ai pas deux minutes de répit, je n’arriverai pas à conduire proprement dans la descente. (Et il se gratta sans vergogne, avec une rage joviale). Mademoiselle, je crains que vous n’en ayez eu aussi ? Ma femme s’en est plainte ; il doit y en avoir une invasion à la clinique…

— Dites plutôt dans Cassis, interrompis-je. J’en ai eu également à l’hôtel Cendrillon.

La passagère se dérida un instant.

— Vous me rassurez, docteur, Quand ces démangeaisons m’ont prise hier soir, je me suis crue atteinte d’une maladie de peau, et ce matin, sans mon départ précipité, je vous aurais demandé une consultation.

Égayée par l’épisode burlesque, le temps de l’arrêt elle consentit à regarder la rade de Marseille qui s’étalait au loin, vaporeuse dans la gloire de la lumière matinale et dans l’haleine géante de la ville et des ports. Mais lorsqu’on fut reparti, dévalant les pentes désertiques, l’arrivée derrière nous d’une auto plus rapide, qui s’amusait à nous dépasser, rendit notre compagne à sa préoccupation… Elle avait craint, évidemment, que ce ne fussent des journalistes lancés à notre poursuite.

La banlieue : rouges distributeurs d’essence, lotissements de chalets enfouis sous les pins… une ligne de tramways annonçant les faubourgs… un interminable pavé, une rue encaissée d’huileries et de savonneries, sillonnée de camions tonitruants… et nous débouchâmes en plein Marseille, sur la place Castellane, où la vie gaie et lumineuse fait un tournoi d’exubérante activité autour de la fontaine.

— Où vais-je donc vous déposer ? demanda par-dessus l’épaule Alburtin, en s’engageant dans la rue de Rome. Il est 8 heures 1/2. Vous n’avez pas de train pour Paris avant 14 heures, Mais il faut d’abord que mademoiselle mette ses colis à la consigne… après les avoir emballés un peu mieux.

— Pour cela je vais acheter une malle. Ce sont les organes les plus précieux de mon appareil, m’expliqua-t-elle en désignant à mes pieds les paquets ficelés de vieux journaux qui m’avaient fort gêné en cours de route par leur glissement continuel… Docteur, je n’abuserai pas plus longtemps de votre complaisance. Vous avez à faire à Cassis. Déposez-moi chez un marchand d’articles de voyage, et nous vous dirons adieu.

Ainsi fut fait. Mais, non content d’entrer avec nous dans un grand magasin de la Canebière et d’assister à l’acquisition d’une mallette dans laquelle furent rangés les paquets, il voulut encore nous mener à la gare avec sa voiture, pour déposer nos bagages en consigne, puis nous remettre en ville et nous installer au café Riche. Enfin, après avoir bu à notre heureuse chance, il consentit à repartir.

— Et pour votre appareil, mademoiselle, n’ayez crainte ; je vais le faire emballer proprement avec le parachute et vous expédier les caisses en grande vitesse à Paris, en gare P. L. M. Je vous aviserai d’un mot, à l’hôtel… Métropole, n’est-ce pas ?

— L’hôtel Métropole, avenue de Villiers. Et n’oubliez pas de joindre la note de vos débours, docteur… Encore merci, vous avez été mille fois bon ; je n’oublierai jamais l’heureuse chance qui vous a mis sur mon chemin, M. Delvart et vous.

Sur une dernière poignée de main, le docteur rejoignit sa voiture, démarra et se perdit dans la cohue des véhicules.

Son départ nous laissa désorientés. À présent, assis à cette table de café, dans la foule indifférente, nous étions vraiment seuls. Seuls… et séparés. Où est, me disais-je, l’insoucieuse intimité d’hier et de la promenade aux calanques !… Bah ! intimité illusoire ! En évoquant devant moi ses souvenirs, elle m’a traité en bon camarade, voilà tout. Mais à cette heure, si nous parlions, ce ne pourrait être que de ces secrets qu’elle a laissés subsister entre nous. Et je ne vais pas commettre une nouvelle gaffe en sortant de mon rôle : je suis le bon camarade, qui respecte les secrets, et avec lequel on ne se gêne pas pour se livrer à ses préoccupations.

Aurore, silencieuse, fumait sa cigarette, l’air inquiet, les narines imperceptiblement secouées de spasmes nerveux, tandis que je ruminais mon amertume. Je respectais son silence, me jugeant idiot de n’avoir pas plus d’esprit de société, de ne savoir pas la distraire par d’agréables niaiseries… Et c’était évidemment tout ce qu’elle pouvait attendre de moi, puisqu’elle me taisait ses secrets… Même pas capable de cela ! Quel triste compagnon je fais, décidément ! Ne regrette-t-elle pas de m’avoir laissé venir avec elle ?

Mais un incident ne tarda pas à provoquer le dénouement de la crise, en portant la tension à son paroxysme.

Nous nous taisions depuis dix minutes, en consumant des cigarettes. Soudain, elle se pencha vers moi :

— Ne regardez pas tout de suite ; mais là, sur ma droite, quatrième table, ces deux hommes qui causent, à la manière dont ils me regardent, ce doivent être des journalistes !

J’attendis trente secondes, et promenai autour de moi un coup d’œil nonchalant, sans paraître l’arrêter plus spécialement sur personne…

En effet, deux jeunes gens, à mine de courtiers cossus, avec un maladroit effort de dissimulation qui rendait encore la chose plus manifeste, s’occupaient de ma compagne. L’un d’eux, le Petit Marseillais à la main, montrait à l’autre le cliché de « miss Aurore Lescure devant son appareil ». Visiblement, tous deux comparaient les traits de l’image avec ceux de la jeune fille assise à mon côté ; et, par des hochements de tête, des coups d’œil à la dérobée et des chuchotements derrière leur main, témoignaient qu’ils avaient perçu l’étonnante ressemblance.

J’essayai de la tranquilliser.

— Oui, évidemment, ils s’occupent de vous, mademoiselle ; mais ce ne sont pas des journalistes ; et même si c’en étaient ; même s’ils avaient l’audace de vous aborder, rassurez-vous, je suis là ; je leur apprendrais qu’on n’impose pas des interviews à qui n’en veut pas donner.

— On voit bien que vous ne connaissez pas les journalistes américains pour dire cela, monsieur Delvart ! Combien de fois ai-je dû leur fournir des renseignements, alors que je n’en avais pas envie ! Il m’est arrivé d’être harcelée, obsédée pendant des heures entières ; il y en a un qui, pour m’extorquer un papier, m’a accompagné dans l’avion de Columbus à Chicago ; un autre s’est maquillé en serveur de restaurant… Et je suis persuadée que les journalistes sont pareils en France et qu’ils seraient encore plus tenaces que leurs confrères des États, maintenant que je suis célèbre et que j’ai des motifs graves de les éviter… Oh ! tenez, voilà le grand qui se lève ; il entre dans le café… C’est pour téléphoner au journal qu’il a vu Aurore Lescure et demander qu’on envoie un photographe… Partons, je vous en prie.

Son agitation me peinait, sa peur était contagieuse. Après tout, qui sait ! elle a peut-être raison et je ne peux risquer, en la retenant là, d’empoisonner notre voyage par la précaution des reporters !… J’appelle le garçon, je paye et nous partons, tandis que l’homme resté seul à la quatrième table va pour se lever et se rassied avec un geste de dépit.

Au bout de cent mètres de marche rapide, nous tournons dans la rue Saint-Ferréol et ralentissons.

Aurore me prend un instant le bras et le serre dans un geste spontané de reconnaissance,

— Oh, merci, Delvart ! Vous êtes gentil.

Cette familiarité amicale, tombant sur mon irritation de la voir garder des secrets avec moi qui me ferais hacher pour elle, joue le rôle de détonateur… Tant pis si c’est la gaffe… et au diable le « mademoiselle » ! Bourru, révolté, désespérément affectueux, j’éclate :

— Mais enfin, Aurore, pourquoi avez-vous si peur des journalistes ?… Pardonnez à ma franchise brutale, mais il n’est pas possible… j’ai de vous une trop haute idée pour admettre que ce soit chez vous une question d’amour-propre… la peur mesquine de devoir avouer que votre raid a été moins lointain… que vous n’êtes pas allée jusqu’à la Lune comme le prétend l’article du Marseillais.

— La bonne opinion que vous avez de moi est exacte ; vous ne vous y trompez pas. Il s’agit de tout autre chose que d’amour-propre.

Battus par le flot des passants, nous nous sommes arrêtés devant un étalage de chaussures. Aurore ne sourit plus. Elle me regarde bien en face, de ses grands yeux limpides, comme pour me jauger à fond. Elle reprend, sur un ton qui interroge à peine :

— Delvart, vous êtes pour moi un camarade, un vrai ? Je peux avoir confiance en vous ?

— Rappelez-vous cet aveu que je vous ai fait hier et que vous avez raillé… mademoiselle. C’est ma réponse.

— Je n’aurai donc plus de secrets pour vous. Vous me demandez pourquoi j’ai peur des journalistes ? Je vous pose une autre question : ne vous étonnez-vous pas de lire si vite ces informations erronées… ou, pour mieux dire, tendancieuses, ce bluff comme quoi j’aurais atteint la Lune ?

— Je crois deviner qu’un journaliste en mal de copie sensationnelle… ou plutôt l’Agence America, a mis à profit l’annonce de votre départ de Colombus pour lancer ce canard. Il sera toujours temps de rectifier…

— L’explication serait à la rigueur plausible ; mais comment un informateur de fantaisie saurait-il que j’ai atterri près de Marseille ?

— Votre câblogramme…

— Il était daté de Cassis en toutes lettres. Pourquoi taire une précision qui eût augmenté la vraisemblance ?… Non. Avez-vous remarqué ce détail des pépites d’or que j’aurais soi-disant recueillies sur le sol lunaire ? Et les allusions aux espoirs de la Moon Gold ?… Écoutez. Ce canard a été lancé par la Société elle-même… par Lendor-J. Cheyne, mon fiancé, qui l’a fait répandre par l’agence, afin d’électriser l’opinion publique et les souscripteurs. Le nom de Cassis n’est pas mentionné parce que Cheyne préfère que je ne sois pas interviewée trop tôt… parce qu’il veut être d’abord assuré de ma complicité auprès des journalistes. On me l’a demandée formellement, cette complicité, par ce câble que j’ai reçu hier soir, et je n’ai pas encore répondu… On me l’a demandée une fois de plus ; je l’ai toujours refusée jusqu’ici.

— Peut-être M. Cheyne croit-il que vous avez pu en effet atteindre la Lune ?

— Il sait parfaitement, tout comme mon père, que c’est impossible, avec l’appareil et les réservoirs dont je disposais. Il le sait si bien qu’il a pris soin de me munir contre mon gré de pépites d’or, dans l’espoir que je finirais par céder et me rendre complice de sa supercherie ; que je me laisserais fléchir, du moins par amour filial… Mon pauvre père, si bon, si plein de génie, mais si faible !…

Elle eut un hoquet de détresse ; je la vis prête à fondre en larmes, là, au milieu des passants. Déjà une vieille dame, arrêtée aussi devant l’étalage, nous observait…

Doucement, je posai la main sur le bras de ma compagne, pour l’apaiser.

— Ma pauvre petite ! Votre peine me déchire. Remettez-vous ; faisons quelques pas sans rien dire, venez plus loin, à l’abri de la foule, sur le port.

Je l’entraînai, la soutenant par le bras, car elle vacillait. Sur le quai des Belges, je l’installai à une terrasse de café presque déserte et l’obligeai à boire quelques gouttes de madère. Alors seulement, je repris :

— Votre père accepte donc de soutenir les… allégations prématurées de M. Cheyne ?

— Attendez… Que je vous parle d’abord de lui, Mon père est un savant hors classe, « le nouvel Edison », comme on le reconnaît aujourd’hui, depuis que Lendor a « rationalisé » l’exploitation de son génie. Mais par lui-même, mon père, en véritable inventeur, n’a jamais su tirer parti de ses découvertes ; il ne s’en est jamais occupé ; au contraire, il a englouti dans ses recherches toute sa fortune propre et celle que je tenais de ma mère. Il a fini, voici deux ans, par se trouver hypothéqué, couvert de dettes, plus que ruiné. Alors, pour pouvoir continuer ses travaux, qui sont sa vie même, et, dans son idée, pour refaire la fortune dont il m’avait lésée, renonçant à son indépendance de chercheur, il accepta les propositions d’un grand brasseur d’affaires des États-Unis, Lendor-J. Cheyne, qui s’est institué son « manager ».

« Vous comprenez mieux maintenant quel genre d’homme est mon père. C’est l’inventeur pur. Il ne voit guère de différence entre la réalité d’aujourd’hui et celle de demain, dès que toutes deux peuvent s’exprimer par des épures correctes. Et il a déjà établi celles de la fusée M. G. 22, qui sera susceptible, elle, d’atteindre la Lune, quand on possèdera un explosif plus puissant que l’hydrogène atomique, découverte que croit tenir mon père. Les chiffres seuls comptent pour lui ; le reste, ce que le vulgaire nomme les faits, est sans importance. Mon père, je puis vous l’avouer à vous, mon père n’a pas le sens moral. Oh ! entendez-moi bien ; c’est une espèce de saint laïque ; sa vie privée est d’une innocence parfaite ; mais le domaine social lui échappe entièrement, il y perd toute notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Voilà comment il ne voit dans le bluff de Lendor Cheyne qu’une anticipation légitime… une extrapolation, comme on dit en sciences… puisque le résultat final est tout proche et assuré.

« Lendor-J. Cheyne, lui aussi, est persuadé que le génie de mon père vaincra les derniers obstacles qui nous séparent encore du succès définitif ; que, d’ici deux, trois, quatre ans au plus, quelqu’un, moi ou un autre pilote, débarquera sur le sol lunaire et en rapportera des échantillons de l’or dont le spectroscope y a révélé l’indiscutable présence. Ce n’est qu’une question d’argent, déclare-t-il ; et les faits jusqu’ici lui ont donné raison. C’est à coups de dollars, en prodiguant les expériences et les essais coûteux, que nous avons déjà réalisé l’envol d’hier jusqu’au vingtième du trajet : 18.000 kilomètres sur 380.000. Secondées par des ressources financières suffisantes, la science et la volonté peuvent tout. Mais la foi du public qui fournit ces ressources a besoin d’amorces plus grossières qu’une certitude rationnelle. Pour obtenir de lui ce crédit indispensable, il faut nourrir sa foi par des illusions, des anticipations. On a le droit de le tromper, dans son propre intérêt. Voilà la thèse de Lendor-J. Cheyne, la justification qu’il m’a donnée de son projet, lorsqu’il m’en a fait part.

« Je dois ajouter encore une chose, c’est que mon père, malgré son titre fallacieux de Directeur Technique de la Moon Gold, est, par le contrat qu’il a imprudemment signé avec son manager, à la merci absolue de Lendor, et que Lendor n’hésiterait pas à le renvoyer froidement comme un simple contremaître tout en gardant ses plans et accaparant ses inventions, s’il ne trouvait plus en lui et en moi des collaborateurs dociles à suivre ses directives… ou si je me refusais, en devenant sa femme, à lui apporter la copropriété légale de tous les brevets dont il use déjà au nom de la Moon Cold… Et pareil renvoi, à l’âge de mon père, causerait sa mort.

« Telle est donc la situation. Lendor-J, Cheyne veut imposer à mon père et à moi l’obligation de soutenir la fable que la Lune a été atteinte dès ce premier raid. Mon père y a consenti, moi pas. Je crois à la force suprême de la vérité. Ou plutôt c’est chez moi une question instinctive et atavique de propreté morale ; car, logiquement, j’admets que l’opinion de Lendor peut se soutenir, et je ne le condamne pas, du point de vue affaires. Moi-même, je suis persuadée que la réussite est inévitable et toute proche, que l’on est à la veille de réaliser la traversée. Mon premier grand raid n’a fait que me renforcer dans cette conviction. Mais je m’estimerais salie, déshonorée vis-à-vis de moi-même et indigne de piloter une Fusée, si je truquais, si je ne déclarais pas les résultats exacts obtenus et rien d’autre…

« Et pourtant, j’aime la tâche que j’ai assumée, d’être un jour la première représentante de l’humanité à prendre possession du sol lunaire ; je serais navrée d’être remplacée dans cette entreprise ; et pourtant aussi, j’aime mon père, et ne voudrais pas lui causer la plus légère peine. Or, si je parle, si je me laisse interviewer, je dirai infailliblement la vérité, je démentirai la fiction des journaux… La Moon Gold sombrera dans un éclat de rire et dans un scandale universels. Lendor, pour se venger, comme il m’en a menacée, renverra mon père, dont ce sera la fin. Vous voyez maintenant, mon cher Delvart, pourquoi j’ai peur des journalistes, pourquoi j’ai fui Cassis, pourquoi je vous ai prié de nous en aller, tantôt au café Riche !…

Elle haletait, ravagée d’anxiété, mais à présent maîtresse d’elle-même. Les joues, sous leur ocre léger, rehaussées d’un pourpre vif, les yeux perdus sur le spectacle du Vieux-Port et du Transbordeur qu’elle ne voyait pas, elle considéra un instant le cruel, atroce cas de conscience, puis elle me regarda, refoulant sa détresse, comme si elle se contentait de m’avoir confessé la vérité et n’espérait de moi nul secours autre que le réconfort de mon impuissante sympathie.

Je n’osai lui prodiguer les banales paroles d’encouragement. D’un ton concentré, où je tentai de faire passer la ferveur et la sincérité de mes sentiments, je lui dis :

— Aurore… permettez-moi de vous appeler ainsi… je ne vois pas de remède à la situation que vous venez de m’exposer.. pas encore. Mais si nous y réfléchissons, si nous en recausons plus tard à nous deux, peut-être trouverons-nous un moyen d’en sortir. Vous pouvez compter sur mon dévouement absolu.

Elle m’écouta, grave et stoïque.

— Merci. J’accepte votre aide. Mais que pouvons-nous, vous et moi, ni personne ? Ma situation est inextricable,

Dans le silence qui suivit entre nous, parmi la rumeur de la circulation, les timbres de tramways et les cornes d’autos, un braillement se rapprocha : « Demandez les journaux de Paris de ce matin arrivés par avion… Matin, Journal… »

Le vendeur s’avançait, son paquet de feuilles sous le bras. Je lui en achetai deux.

LA LUNE ATTEINTE… Mêmes gros caractères que sur le Marseillais, même cliché, mais plus net, de « Miss Lescure devant son appareil », même texte, un peu plus développé ; un paragraphe nouveau, annonçant que « l’inventeur de la Fusée, Oswald Lescure, et Lendor-J. Cheyne, se sont embarqués pour l’Europe, en vue d’y organiser des exhibitions astronautiques et de créer une filiale de la Moon Gold Mines Society Limited ».

Aurore replia les feuilles, en prenant soin machinalement de cacher son portrait. Elle soupira :

— Ah ! il est habile, mon fiancé ! Il prétend me mettre devant le fait accompli, par la diffusion immédiate de la fausse nouvelle, Il compte ainsi me museler jusqu’à son arrivée, et me trouver dans quelques jours résignée à favoriser son abus de confiance. Que vais-je faire ?

— Vous taire, en tout cas, si vous échappez aux journalistes.

— Et parler, s’ils réussissent à me rejoindre ?

Je réfléchis un instant. Puis :

— Mais dites !… Vous avez quand même un sujet sur lequel vous pouvez vous laisser interviewer, à la rigueur ; la récolte des météorites, et l’expérience faite sur elles par le Dr Alburtin… en attendant celles du professeur Nathan. C’est un résultat scientifique de première importance. Vous l’avez dit vous-même.

Je perçus l’insuffisance de la solution que je proposais ; et, pour empêcher ma compagne d’y répliquer, je biaisai :

— À propos, qu’avez-vous fait de la boîte verte ? Vous ne l’avez pas oubliée à Cassis ?

— Elle est dans la mallette, à la consigne ; mais j’ai pris aussi dans mon sac à main, ici, une fiole contenant des spécimens des végétations nés dans le laboratoire du docteur.

Cette diversion nous éloigna du sujet brûlant. Il continuait de nous préoccuper ; mais d’un accord tacite il n’en fut plus question pour le moment.

Pendant le déjeuner… au restaurant Pascal : des huîtres, une somptueuse bouillabaisse, arrosées de vin blanc de Cassis… et d’un vieux châteauneuf-des-papes… un point de protocole fut définitivement réglé. Une fois de plus, je venais de l’appeler « Aurore » tout court, quand je la vis froncer le sourcil. Je me troublai.

— Excusez-moi ; je croyais que vous m’aviez permis…

— Oui, oui. Mais c’est à cause des gens qui pourraient entendre. Aurore… Non, Dites Aurette, plutôt. C’est ainsi que m’appelaient mes camarades à l’Université.

Je respirai. Mais le « camarades » me gâta un peu mon plaisir ; cette appellation familière, elle ne m’en faisait pas un privilège spécial. Je m’offris sournoisement une petite compensation.

— Aurette, bon, et pas Aurore. Mais moi, à l’École des Beaux-Arts, on me disait Gaston, et pas Delvart.

— Gaston ? Oui, c’est mieux. Je n’y pensais pas.

Allons, il y a progrès. Si elle me considère toujours comme un simple camarade, elle me laisse du moins l’illusion d’une intimité plus tendre.

Quant à l’exigence qu’elle eut, de régler elle-même sa moitié de l’addition, et un peu plus tard, à la gare, de me rembourser tout de suite son billet, s’il eût dû payer ces deux places de première, le portefeuille de l’aspirant Don Quichotte eût été, à quelques francs près, mis à sec.

Le trajet Marseille-Paris s’effectua sans incident ; mais quel mauvais train, cet express de 14 heures ! pas de wagons-lits ni de wagon-restaurant : il nous fallut prendre des paniers-repas, exécrables du reste, au buffet de Lyon-Perrache… Et des puces ! notre compartiment devait en être infesté. Les démangeaisons de la veille à l’hôtel Cendrillon me reprirent, plus violentes, et Aurore se grattait aussi. Le troisième voyageur, un Anglais taciturne, semblait en proie également aux puces, et il nous jetait des regards indignés, comme si nous étions responsables…

Et nous l’étions ! Je ne devais pas tarder à comprendre l’origine de cette épidémie du prurit… Aurore avait débouché la fiole à large goulot pour examiner avec moi dans le creux de sa main les « moisissures » rouges de chez Alburtin et la poudre impalpable expulsée par elles. Cette poussière était formée de spores microscopiques, et ces spores, comme devait bientôt l’apprendre aussi par expérience la population parisienne, constituaient un redoutable « poil à gratter ».

De plus, par suite de l’obstination de l’Anglais à lire ses magazines, les lampes électriques du compartiment avaient brûlé toute la nuit… pour notre plus grande gêne, et leur globe était revêtu, à l’arrivée, d’une sorte de résille couleur corail.