La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 259-263).


IX


Un autre point par où l’on aborde souvent le massif du Feldberg, c’est la vallée de l’Elz, au pied du Kandel, montagne de 1 295 mètres. Ce fut le chemin que je pris en l’an de grâce où nous sommes. J’avais passé la nuit à Emmendingen, dans une auberge tellement vaste qu’on aurait pu faire un domaine du terrain enclos par ses bâtiments : j’ai l’air d’exagérer, mais si le lecteur descend un jour à l’hôtel de la Poste, il verra que je ne commets pas la moindre hyperbole. Son immense cour et l’emplacement des constructions fourniraient l’espace nécessaire pour une maison de campagne, une petite ferme, un potager spacieux et un ample jardin d’agrément. Le terrain n’est sans doute pas cher dans la Forêt-Noire, pour qu’on le prodigue de cette façon.

L’omnibus jaune ne devant pas être attelé avant dix heures, je partis à pied pour Waldkirch. Trois lieues, ce n’était pus une affaire ; quoique le temps fût sombre, j’eus la chance d’atteindre la ville sans être mouillé,
Le château de Zwingenberg, sur le Neckar. — Dessin de Stroobant d’après nature.
une jolie ville, par ma foi ! couchée dans une vallée spacieuse et féconde, entourée de hautes montagnes, qui permettent au regard de se promener pendant que le corps reste immobile. Les principales sont le Kandel, au midi, et le Tafelbübl, à l’orient. Waldkirch et son territoire appartenaient jadis à un couvent de nobles dames, fondé en 914 par un certain duc nommé Burckhardt. Les nonnes titrées furent dans l’obligation de se choisir un vidame, c’est-à-dire un protecteur qui, la lance en main, pût les défendre contre les barons du voisinage. Ce champion des belles recluses se fit construire un château en face de la ville, sur un mamelon isolé, autour duquel les montagnes forment un hémicycle. Les ruines de ce manoir subsistent encore et produisent à distance le meilleur effet : un artiste n’inventerait pas mieux pour décorer un paysage. Qu’advint-il ?


Entrée du château de Heidelberg. — Dessin de Stroobant d’après nature.

Quel usage les chanoinesses firent-elles de leurs loisirs

et de leurs revenus ? La chronique ne le dit pas, quoiqu’il fût très-intéressant de le savoir. Ce qu’il y a de positif, c’est que les nobles dames se ruinèrent, qu’elles furent obligées de vendre leurs domaines et Waldkirch au gouvernement autrichien, qui remplaça les joyeuses dévotes par de gras chanoines. Ceux-ci administrèrent mieux leurs biens et demeurèrent en possession du fief jusqu’à la révolution française.

À moins qu’on ne veuille passer un temps considérable dans la Forêt-Noire, il est inutile, après avoir quitté Waldkirch, de suivre la vallée au delà de Bleibach ; mieux vaut tourner sur la droite et entrer dans le vallon latéral où sont échelonnés trois villages portant le même nom : le Bas-Simmonswald, le Simmonswald du milieu et le Haut-Simmonswald. La Forêt-Noire étant une idylle non interrompue, on y admire encore des sites charmants, de frais tableaux, de gracieux détails ; mais comme on s’habitue par degrés à ce poëme de la nature, comme l’attention se porte toujours sur les choses nouvelles, ce qui frappe le voyageur, c’est le costume des habitants. La cloche tintait dans l’église du Haut-Simonswald, et les paysans les moins occupés se rendaient à la messe. Les femmes portaient la coiffure la plus sotte, la plus étrange, la plus ridicule, la plus gauche et la plus lourde qu’on puisse imaginer ; sur leurs cheveux un béguin rouge ou noir, sur leur béguin un chapeau d’homme, un tuyau démesuré, en paille cousue, teinte et vernie. Pourquoi teindre la paille et pourquoi lui donner ces tons d’écarlate ou de jaune orangé ? Les bords, au lieu d’être droits, se dépriment et forment des gouttières sur les deux côtés de la figure, Celles que n’enlaidissait point ce barbare couvre-chef portaient des bonnets rouges, avec des rubans amarantes, bleus et verts. Les robes avaient toutes la taille dans le dos. Elles étaient généralement couleur sang de bœuf : un tablier vert et des bas écarlates les faisaient ressortir. Quel ajustement, bon Dieu ! En semaine, les couleurs ne sont point déterminées par la mode ; mais toutes les nuances du rouge obtiennent la préférence. J’ai vu passer à Ottenhœfen une grande paysanne aux traits masculins, au nez protubérant, au visage osseux, qui avait pour costume un bonnet amarante, garni d’une dentelle noire, un fichu grenat, une robe couleur de brique, des bas cerise et un tablier écarlate. Si elle eût rencontré un taureau, elle était perdue.

Le dimanche, toutes les étoffes employées sont bleues ; un fichu de soie, noué par derrière, entoure le cou, et un beau chapelet pend à la ceinture. Le bleu, dans la Forêt-Noire, est la couleur des grandes cérémonies.

Les robes dont on fait usage en semaine n’ont qu’une jupe et un corsage, par les emmanchures duquel sortent les manches de la chemise : les robes complètes ne servent que les dimanches et les autres jours fériés.

Le costume des hommes varie comme celui des femmes suivant les localités. Le grand chapeau de feutre noir, que portent même les enfants, est la coiffure la plus répandue, excepté dans le Hanau, où un kalpack en peau de martre environne la tête d’un bandeau de fourrure, qui laisse rarement apercevoir la calotte de drap vert. La rhingrave, ou longue redingote à deux et à quatre pans, est d’un usage presque universel, hormis pour les jeunes garçons qui portent des vestes ; dans certains districts, elle se compose invariablement de toile bleue ou noire, doublée en toile écrue ; ailleurs, comme dans la vallée de la Rench, du drap ou une étoffe de laine forme le dessus, de la serge cramoisie ou de la flanelle rouge le dessous. On ferme partout ce vêtement au moyen d’agrafes, et partout Les tailles sont au milieu du dos. Un gilet pourpre, garni de boutons en cuivre, protège invariablement la poitrine ; mais dans le Hanau, dans le groupe montagneux du Feldberg, il prend la forme d’un plastron, où les bretelles blanches, unies par une bande transversale, dessinent comme un harnais. Quant au vêtement que les Anglaises déclarent inexprimable, ici c’est le pantalon qui règne, là c’est la culotte courte ; le pantalon est accompagné de bas bleus et de gros souliers à oreilles ; la culotte, plus aristocratique de sa nature, exige des bas blancs, des souliers à boucle ou de grandes bottes qui atteignent presque le haut du mollet.

Les sabots ne servent que dans l’intérieur des maisons ; les chaussures en cuir sont indispensables quand on sort ; avec des chaussures en bois, on ne peut ni monter ni descendre. Mais ce que beaucoup de gens préfèrent aux meilleurs travaux de cordonnerie, c’est d’aller nu-pieds. Les enfants, les adolescents, beaucoup d’ouvriers, les domestiques et les servantes trottent ainsi, même dans les villes. Presque tous sont très-satisfaits de cette habitude, qui rend leur marche plus légère. Pendant que je causais avec le propriétaire d’une grande scierie mécanique, ses enfants couraient sans souliers autour de nous. Je lui exprimai mon étonnement de voir une pareille coutume pratiquée dans une famille comme la sienne. « Ne vous étonnez pas, me répondit-il, c’est un usage et c’est un goût. Mes enfants ne veulent point porter de chaussures pendant la belle saison ; dès que les neiges sont fondues, ils me tourmentent pour que je leur permette de les ôter. — Papa, me disent-ils, voici le printemps : oh ! laisse-nous courir pieds nus. — Il n’y a pas moyen de leur résister. » Dans la Forêt-Noire donc, une bonne partie de la population ne met des souliers que l’hiver. Puisqu’ils n’en souffrent pas, nous aurions tort de les plaindre. Pour les grandes familles, c’est une importante économie. Le pain noir que mangent presque tous les habitants du Schwartzwald ne doit non plus provoquer l’attendrissement, car ce pain de seigle, léger, très-bien fait et assaisonné de cumin, est aussi agréable que le meilleur pain blanc. Il y en a toujours sur la table, dans les plus riches hôtels, et maints convives le préfèrent.

C’est dans la même zone de la Forêt-Noire que se trouvent les sources du Danube. Je dis les sources, bien que l’immense fleuve passe pour jaillir de terre à Donaueschingen. La critique est donc partout nécessaire ? Il y a donc partout des erreurs à combattre ? Huit et dix lieues plus haut que la petite ville naissent deux torrents, la Brigach et la Brege ; la première s’échappe des collines Saint-Georges, la seconde est épanchée par les hauteurs du Rosseck. Après avoir longtemps cheminé, la Brigach reçoit les eaux d’une source que renferme le parc du prince de Fürstenberg. Elle alimente un bassin rond, maçonné avec un goût détestable ; ce bassin forme un large puits, profond de dix à douze pieds, où un escalier permet de descendre. L’onde tranquille dort à l’abri du soleil : aucune vague, aucune ride, aucun bouillonnement ne constate qu’un ruisseau vient au monde en cet endroit. Une mousse brillante tapisse le fond du réservoir, et des truites obscures se détachent sur ce lit soyeux. Après avoir roulé dans un canal souterrain de deux ou trois cents mètres, les eaux se réunissent au cours plus abondant de la Brigach. Un peu au-dessous de Donaueschingen, la Brege vient à son tour se confondre avec elle. Leurs flots réunis forment le Danube. Quelle importance peut donc avoir la petite source princière ? On a voulu sans doute flatter le possesseur du parc et du château ; mais la géographie n’a rien de commun avec les adulations. Le peuple même ne s’y est pas laissé tromper, comme le prouve un dicton local : « La Brigach et la Brege mettent en marche le Danube. »

Entre Villingen, où passe la Brigach naissante, et la source du Neckar, il n’y a pas une demi-lieue. Le Danube est un enfant perdu de la Forêt-Noire, qui l’abandonne presque en naissant et va mourir aux extrémités de l’Europe ; le Neckar demeure, comme un bon fils, auprès de sa mère. Dès qu’il paraît, pour ainsi dire, il marque la limite du Schwartzwald ; à peine a-t-il pris un peu de force qu’il en dessine la frontière à l’est et au nord. Il baigne dans son cours deux universités fameuses, Tubingue et Heidelberg ; la poésie des montagnes qui couronne son berceau, idéalise aussi la fin de sa carrière, privilége tout à fait exceptionnel. Les vallées que sillonnent les fleuves et les rivières, perdent habituellement de leur attrait pittoresque à mesure que les flots descendent : le bassin s’élargit, les éminences latérales deviennent moins hautes, prennent des formes moins accentuées, moins originales. Le charme des zones supérieures se noie enfin dans la prose des plaines. La nature a mieux traité le Neckar. Il débute aussi loin des régions triviales, au milieu des nues, parmi les rocs, les sapins et les bouleaux ; les splendeurs qui entourent son premier âge vont aussi diminuant à mesure qu’il grandit. Sous les murs de Tubingue, il réfléchit encore un beau site alpestre, un amphithéâtre aux nombreux sommets ; les hauteurs cependant ont déjà bien raccourci leur taille, se sont déjà bien espacées ; elles deviennent de simples collines près de Stuttgart, puis la rivière s’endort dans une vaste plaine et coule indolemment vers Heilbronn. Mais là se montre à distance le nouveau groupe montagneux qu’elle va traverser, reprenant à l’occasion de vives allures, décorant des paysages qui font rêver aux lieux magnifiques où elle est née. Le luxe de son berceau vient donc embellir son déclin. La dernière partie de son cours est même celle qu’on visite le plus : l’excursion de Heilbronn à Heidelberg tente de nombreux voyageurs et ne trompe point leur espérance.