La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 255-259).


VIII


La ligne transversale la plus fréquentée, dans le groupe montagneux du Feldberg, c’est la vallée qui mène de Fribourg à Schaffouse : elle forme une route naturelle de commerce et de travail. Quoiqu’elle monte assez haut vers le milieu du trajet, puis redescende de l’autre côté, elle épargne aux voitures un si long détour que deux villes importantes ont pris naissance aux deux extrémités. Fribourg servait d’entrepôt pour les marchandises qui venaient de la Suisse et de l’Italie ; Schaffouse abritait dans ses magasins celles qui venaient de l’Alsace, des provinces Rhénanes, des Pays-Bas et de la France : sur ses quais, d’ailleurs, les bateaux arrivant du lac de Constance et de plus haut débarquaient forcément leurs cargaisons, un peu avant la chute du Rhin.

Fribourg est construite si près de la Forêt-Noire, que la première ondulation de la montagne pénètre dans la ville et lui forme un rempart vers l’est. Sur cet escarpement ses fondateurs dressèrent un château fort. Berthold II, duc de Zæhringen, passe pour l’avoir fondée au commencement du douzième siècle : mais il ne fit sans doute que l’enclore et lui octroyer un blason municipal, car les cités qui ont de l’avenir se fondent toutes seules. En 1120, il lui donna une constitution et des lois qui paraissent avoir été fort bonnes, puisque les habitants leur durent un long repos. Il avait modelé cette charte sur celle de Cologne. Mais il manquait à Fribourg une église importante, une cathédrale qui devînt le centre physique et religieux de la commune. Le frère de Berthold, nommé Conrad, voulut achever l’œuvre de son prédécesseur, et, s’il faut en croire la tradition, il posa la première pierre de l’édifice actuel. On ignore jusqu’où la bâtisse parvint sous son règne (1122-1152) ; mais l’ancien chœur byzantin et le transept de même style, encore existant, sont les seules parties que l’on puisse attribuer à ses généreux efforts. Pendant qu’on y travaillait, saint Bernard visita Fribourg : il prêchait la croisade avec toute l’exaltation héroïque du moyen âge. Ses miracles éveillèrent, dit-on, les consciences endormies. Un grand nombre d’habitants allèrent expier leurs fautes sous l’ardent soleil de la Judée, près des citernes qui désaltéraient les patriarches. Berthold V, mort en 1218, fut enseveli dans la grande nef. On peut conclure de là qu’elle était au moins fort avancée. L’inscription circulaire de la grosse cloche atteste qu’on la fondit en 1256. Cette épigraphe nous indique d’une manière certaine l’époque vers laquelle l’église et la flèche atteignirent leurs dimensions voulues. La chronique prétend qu’elles furent terminées en 1272. Un bruit vague attribue à maître Erwin de Steinbach l’honneur d’avoir construit la magnifique pyramide. Aucune preuve positive ne confirme cette tradition, mais aussi rien n’empêche de l’admettre, vu surtout que le grand architecte est né dans le duché de Bade.

À peine Fribourg venait-il de se compléter, en achevant l’église Notre-Dame, que la bourgeoisie se révolta contre ses princes. Elle détruisit les châteaux de Zæhringen et de Burghalden. Leurs ruines fumantes attestèrent son courage et la tyrannie d’Égon, qui opprimait sans pitié ces dignes sujets. Dans une sortie vigoureuse, ils tuèrent Conrad de Lichtenberg, archevêque de Strasbourg et parent de leur suzerain. Les prodigues héritiers de celui-ci donnèrent à la haine publique de nouveaux aliments ; on rompit tous les traités, et la guerre dévasta les campagnes. Ce fut pendant ces jours sinistres que résonna pour la première fois sur la cathédrale ce que les habitants nommèrent la trompette de la terreur, c’est-à-dire le clairon d’alarme. Dans l’année 1366, la veille de l’Annonciation, minuit avait déjà sonné, lorsque le prince, entouré de sa noblesse, s’approcha silencieusement de la ville, pour la surprendre au milieu des ténèbres. Son dessein fut éventé, les cloches retentirent et les citoyens se précipitèrent en armes vers les murailles. Deux ans plus tard, ils se rachetèrent de leurs anciens maîtres et se donnèrent volontairement à l’Autriche.


Château de Hornberg, sur le Neckar. — Dessin de Stroobant d’après nature.

Quelque temps avant cette séparation définitive (1354), soit que l’ancien bysantin eût paru en désaccord avec le reste de l’édifice, ou qu’une ruine imminente forçât de le remplacer, on jeta les bases de celui qui subsiste encore. Il avança lentement et ne reçut la dernière main que pendant l’année 1513.

Comme la plus grande partie des églises, Notre-Dame a la figure d’une croix ; seulement la largeur de l’abside rend cette configuration presque insensible. À l’ouest, on voit le clocher se dresser au milieu des airs ; sa base, à travers laquelle on pénètre dans la cathédrale, forme une sorte de vestibule, entouré d’un triple gradin.

Alfred Michiels.

(La fin à la prochain livraison.)



Les châteaux du Neckarsteinach. — Dessin de Stroobant d’après nature.


LA FORÊT-NOIRE,


PAR M. ALFRED MICHIELS[1].


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VIII (suite).


Le porche de la cathédrale de Fribourg semble une réminiscence des atrium ou avant-salles, où les cathéchumènes se tenaient, pendant les cérémonies auxquelles ils n’avaient pas encore le droit d’assister. Les statues qui s’y pressent le mettent au nombre des plus belles constructions de l’art gothique ; une rangée de statues en fait le tour ; quatre gorges pleines de rois, de reines et de saints, décorent les voussoirs de la porte : trois bas-reliefs, subdivisés en cinq, se développent dans le tympan. Je ne veux ni les expliquer, ni les décrire : un volume ne suffirait pas, si l’on entreprenait le détail d’une aussi vaste église.

La portion la plus brillante de la tour est son immense flèche ; elle atteint la hauteur de 356 pieds. Lorsqu’on a dépassé l’étage où les cloches silencieuses attendent une légère commotion pour déchaîner leur tempête sur la ville, on arrive à une plate-forme octogone. Huit croisées gigantesques vous inondent de lumière. Directement au-dessus et sans que la moindre cloison le sépare des fenêtres, un cône prodigieux semble monter à perte de vue. Le dedans est tout à fait évidé ; on se trouve sous un obélisque diaphane de cent cinquante pieds de haut. Les parois sont festonnées de rosaces et d’autres ornements à jour. L’illusion de la perspective accroît l’étendue réelle de cette flèche merveilleuse. On dirait que l’aiguille traverse les nues et plonge au fond du ciel,

L’intérieur de l’église ne fait point honte à son admirable couronnement. Presque tous Les vitraux ayant été conservés, la lumière se teint de leurs nuances et forme sous les voûtes un crépuscule mélancolique. Ceux de la nef attestent la prospérité des anciennes confréries. Leurs bases portent les armes des divers métiers. On distingue les instruments dont se servaient les maçons, les boulangers, les cordonniers, les serruriers, les meuniers et les vignerons. Quelques fenêtres sont des présents individuels, une sorte d’épitaphe radieuse, qui garde le souvenir des donateurs. Si la commune a déployé ses emblèmes dans les nefs latérales, les nobles ont suspendu leurs armoiries autour du chœur. Parmi ces signes d’une vaniteuse piété, on remarque les blasons et les noms de Charles-Quint, de Ferdinand, son frère, et de Maximilien II. La cathédrale possède en outre de magnifiques tableaux dus à Baldung Grün et à Holbein le jeune. Les reliquaires, les ostensoirs, les calices, les statues des saints en or et en argent abondent dans le trésor.

Fribourg a 19 000 habitants ; elle possède une vieille et célèbre université, qui date de 1456, compte trente-cinq professeurs et quatre à cinq cents élèves. C’est là que réside l’archevêque du grand diocèse formé par le duché de Bade et le royaume de Würtemberg ; le séminaire catholique est entretenu aux frais des deux gouvernements. Le clergé orthodoxe de la Forêt-Noire n’est pas à plaindre, la domination autrichienne lui ayant fait sa part et employé tous les moyens pour exciter le zèle religieux des populations. Dans le duché seulement, il a gardé de son ancienne opulence, ou thésaurisé sous le nouveau régime, un capital de 30 426 000 fl. en biens-fonds et autres valeurs (65 415 900 francs), à quoi il faut ajouter les propriétés personnelles et les richesses inconnues : Dieu sait à quel chiffre elles peuvent monter ! L’église évangélique ne possède que 10 691 000 florins ou 22 985 650 francs, mais comme elle n’a pas plus de cinq cents ministres, cette fortune qui assure 1 800 francs de revenu à chacun d’eux, ne permet point de s’attendrir sur leur sort.

Dans la vallée dont Fribourg occupe et semble fermer l’entrée, chemine la Dreisam, rivière abondante, aux flots tumultueux et limpides. Quand on a suivi ses bords pendant quelques minutes, le détroit s’élargit et forme un bassin verdoyant, où des hauteurs boisées cernent de frais pâturages. On a trouvé si beau cet amphithéâtre naturel qu’on l’a surnommé le Paradis. Mais bientôt les éminences se rapprochent et ne laissent qu’un étroit défilé entre leurs murailles à pic. Debout à l’entrée de ce couloir, sur une immense roche perpendiculaire, le château ruiné de Falkenstein se dresse au milieu d’une sombre verdure, comme le fantôme des anciens jours. Il devait être construit de matériaux bien solides, car il fut pris et incendié par la population de Fribourg en 1390. Il servait alors de résidence à l’avide seigneur de Falkenstein, à ses frères et à ses fils. Du haut de leur manoir, ils guettaient les voyageurs pour les dépouiller. La châtelaine elle-même les épiait par la fenêtre d’une tourelle.

Du Paradis nous entrons maintenant dans la Vallée d’Enfer. On nomme ainsi la gorge étroite, où la route et la Dreisam peuvent à peine se glisser côte-à-côte. Les masses rocheuses qui les emprisonnent se dressent comme des murailles géantes. Çà et là un contre-fort semble les soutenir, un bloc saillant imite un bastion ou une tour engagée ; d’autres s’effilent en pyramides au sommet des parois. Le ciel ne forme qu’un mince ruban d’azur au-dessus de votre tête, et l’on dirait à chaque minute que les deux montagnes vont vous barrer le chemin. Toutes sortes de plantes, d’arbustes, de grands arbres même ont pris racines dans les anfractuosités de la pierre, en drapent les parois, ou couronnent fièrement les pinacles. On nomme le Saut du Cerf la partie la plus étroite du couloir, comme si un cerf avait bondi d’un escarpement à l’autre. La gorge ayant été baptisée le Val d’Enfer, pour continuer la métaphore on nomme en cet endroit le torrent Hœllenbach, c’est-à-dire Ruisseau d’Enfer. Malgré ces titres lugubres, le voyageur n’éprouve aucun effroi ; il admire tranquillement la sombre galerie, aux pittoresques effets, et en sort après une marche d’un quart d’heure.

à l’issue, il rencontre une maison de forme assez originale. Une sorte de perron, avec une balustrade en bois et un seul escalier, longe la façade, mène à la porte du logis, abritée contre les vents, la pluie et la neige par un agreste corridor. Sur l’estrade, un Christ en bois peint occupe toute la hauteur de la muraille ; à droite et à gauche, sur des tablettes, deux vases de fleurs attestent par surcroît la piété des habitants. C’est encore un souvenir de la domination autrichienne, un indice frappant de l’extrême dévotion importée, puis entretenue par les jésuites dans le midi de la Forêt-Noire. Beaucoup d’autres signes la manifestent. Le long des routes, on observe des piliers en pierre, où quelque tailleur d’images a sculpté une barbare figure de la Vierge ; au-dessous, on lit cette inscription : « Gott zu ehren, — durch Maria sein lob zu vermehren » (Pour honorer Dieu, pour accroître sa gloire par l’entremise de Marie) ; plus bas, dans un second encadrement, sont gravés les noms des personnes qui ont fait élever le stèle agreste et qui, presque toujours, formaient un couple superstitieux. Dans plusieurs villages se dressent de grandes croix, avec des statuettes, avec tous les emblèmes de la Passion.

Le col s’élargit ensuite, monte peu à peu, nous conduit en des parages que nous avons déjà visités. Nous revoyons le lac Titi, Saig, Lenzkirch, puis nous descendons vers Bonndorf et Stühlingen. De temps en temps, spectacle sublime, la chaîne des Alpes s’offre à nous par une échappée de vue. Nous atteignons enfin le canton de Schaffhouse, qui occupe les derniers gradins de la Forêt-Noire, et nous entrons dans la ville.

Ce territoire et cette commune, situés sur la rive droite du Rhin, eussent toujours dû suivre les destinées du Schwartzwald, former avec ses groupes montagneux un tout indissoluble : le pays entier n’a que six lieues de long et trois de large. Mais la politique en a décidé autrement. L’oppression autrichienne révolta les pasteurs et les mariniers, auxquels le voisinage de la Suisse affranchie inspirait un violent amour de la liberté. Profitant d’une occasion, ils échappèrent à la cour de Vienne, en payant la somme pour laquelle Louis de Bavière avait engagé le fief et la population. Ils se donnèrent en 1481 une constitution qui les a régis quatre siècle durant, s’allièrent aux belliqueux défenseurs des Alpes, luttèrent vaillamment contre la Ligue souabe avec la République et obtinrent d’y être admis en 1501 : ils formèrent le douzième canton.

La ville de Schaffhouse doit sa naissance à des huttes de bateliers, à des hangars construits pour abriter les marchandises que les rapides et la chute du Rhin forçaient de débarquer en cet endroit (Schif-hausen). Favorisé par cette circonstance, le hameau ne tarda point à se développer, à former un bourg. Vers le milieu du treizième siècle, Éberhard le Saint, comte de Nellenbourg, fonda tout auprès un vaste monastère, qu’il gratifia de revenus considérables, et qu’il nomma l’abbaye de Tous-les-Saints (Allerheiligen). Elle groupa sous ses murailles de nouvelles familles, et peu à peu le chef de la congrégation devint le seigneur temporel de la commune, qui s’éleva au rang de cité. Elle s’abrita derrière des remparts et des fossés, pendant le treizième siècle, et fut alors déclarée ville impériale, en même temps qu’elle obtenait de nombreux priviléges. Nous venons de conter le reste de son histoire : elle a maintenant près de 9 000 habitants, et se glorifie d’avoir donné le jour au célèbre écrivain Jean de Muller.

Elle intéresse le voyageur par son aspect gothique, par sa vieille enceinte bardée de hautes tours, par ses six portes en ogive, par la forme antique et l’élégance de ses maisons. Celles qui bordent le fleuve et trempent leurs pieds dans l’eau, produisent l’effet le plus pittoresque. On admire les bâtiments qui environnent la place du marché, qui projettent au dehors leurs tourelles et leurs cabinets suspendus. La fontaine que semble garder un chevalier debout, l’épée au côté, ayant près de lui son écu, date de la Renaissance. Les monuments les plus visités, les plus dignes de l’être, sont l’ancienne église abbatiale de Tous-les-Saints, bâtie de 1090 à 1104, dont les constructions primitives subsistent encore en partie, et le château de l’Unnoth, appelé quelquefois Munnoth, reste curieux de l’architecture militaire pendant le moyen âge. Son origine est très-ancienne : on prétend que la grosse tour fut élevée pendant le douzième siècle, à l’époque ou le comte Adalbert de Morsbourg était vidame du monastère. Une plainte adressée à l’empereur Conrad III, en 1145, déclare inutile de bâtir un pareil monument, Ohnenoth ; de là peut-être le nom qu’il porte. Presque toute la citadelle néanmoins ne remonte pas plus haut que le début du seizième siècle. De remarquables efforts y ont été faits pour la mettre en harmonie avec le nouvel art militaire. Comme elle est d’ailleurs très-bien conservée, que l’on n’a pas abattu un seul de ses ouvrages, elle mérite au plus haut point l’attention : il faudrait aller loin pour trouver dans le même état une forteresse de la même époque, et ce n’est pas en France qu’on la découvrirait.

  1. Suite et fin. — Voy. pages 209, 225 et 241.