La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 247-255).


VII


Avant d’aborder les montagnes groupées autour du Feldberg, le massif le plus important de la Forêt-Noire, il est indispensable d’étudier la race à laquelle le sort a fait don de cette opulente contrée.

Les habitants du Schwarztwald ont eu sur la manière dont la France a jugé les populations transrhénanes une action énorme et tout à fait inconnue. Le nom même par lequel nous désignons l’ancienne Germanie est emprunté aux pasteurs de cette région bucolique. Sauf pour les Français, il n’y a point de contrée en Europe qui s’appelle l’Allemagne. Nos voisins de l’est nomment Teutonie les provinces qu’ils habitent (Teutschland) et s’appellent eux-mêmes Teutons (Deutschen, Teutschen). Les mots Allemagne et Allemands viennent de la tribu des Allemænner (en latin Alemanni), cantonnée dans la Forêt-Noire. Pendant la seconde moitié du cinquième siècle, ils étendirent très-loin leur puissance, occupèrent la vallée du Rhin jusqu’aux plaines de Cologne, envahirent la Suisse, le Tyrol et la Bavière. Comme ils étaient les Teutons les plus voisins de la Gaule, comme ils en bordaient presque toutes les limites orientales, les Gaulois prirent cette peuplade, devenue grande comme une nation, pour la totalité de la race germanique. Et non-seulement ils appliquèrent à celle-ci le terme qui désignait la tribu, mais ils s’en formèrent une idée générale d’après le type, les aptitudes et les penchants qui distinguent la population particulière du Schwartzwald. Cette variété de l’espèce humaine a la taille haute, la poitrine forte, une constitution robuste, les yeux bleus, les cheveux blonds, le face charnue, le teint vermeil. Adonnés presque entièrement à la vie pastorale, ils ont la simplicité, le calme, la douceur, l’enjouement que produit ce mode d’existence paisible et solitaire. Bien autres sont les formes, les goûts, les propensions, le caractère de la race germanique, étudiée dans son ensemble et dans les provinces où n’ont pas pénétré les clans de la Forêt-Noire. Quand on sort, vers l’orient, du massif de hauteurs qu’ils habitent, ou qu’on fait dix lieues au delà du Rhin, après avoir dépassé Mannheim, on voit apparaître une population toute différente. Les hommes sont de taille moyenne, d’une corpulence très-modérée, ont les yeux bruns, les cheveux de même couleur et souvent tout à fait noirs. Et bien loin que leur nuance devienne moins sombre à mesure qu’on s’enfonce dans le nord, c’est le contraire qui a lieu. En Prusse, en Hanovre, au Mecklembourg, on ne trouve presque plus de têtes blondes ; partout dominent les teintes obscures. À Berlin, lorsque je promenais mes regards autour de moi, dans les restaurants et les conditoreien, espèces de cafés où l’on mange des gâteaux
Ancienne prison de Guetz. — Dessin de Stroobant d’après nature.
et des bonbons, sur soixante consommateurs, il n’y avait quelquefois pas deux personnes d’une nuance plus claire que le châtain. De sorte qu’en réalité les blonds Allemands ont presque toujours les cheveux noirs ; les Allemandes à l’œil bleu, la prunelle sombre comme des Espagnoles. Cet aspect donne raison aux savants qui font venir les Teutons de l’Inde et les nomment la race Indo-Germanique ; ils semblent, en effet, avoir apporté du sud les tons chauds des régions tropicales.

Poursuivons maintenant notre voyage.

On peut entrer par tous les points de l’horizon dans le massif de montagnes que domine le Feldberg. Je l’ai parcouru trois fois, et chaque fois j’ai suivi une route différente. La première, je choisis pour guide le cours de la Wiese, torrent qui livre ses flots au Rhin sur le territoire de Bâle et mène directement vers les plus hauts sommets. Le vallon où il coule est la patrie de Hebel, le gracieux, le charmant poëte, et Holbein a vu le jour près de l’endroit où il tombe dans le grand fleuve germanique. Ces circonstances, jointes à la beauté des paysages qui l’encadrent, l’ont rendu célèbre : les vallées de la Mourg, du Neckar et de la Wiese passent pour les trois plus belles de la Forêt-Noire.


Intérieur de ville dans le Simocswald. — Dessin de Stroobant d’après nature.

Le soleil inclinait vers l’horizon, quand je laissai derrière moi la ville de Bâle. C’était un soir à demi triste, à demi radieux. Une large nue couvrait l’extrémité de l’occident, et la pluie flottait au-dessous comme un long voile. Le dieu resplendissait à travers ce rideau mobile : les autres parties du ciel avaient un doux éclat, une sérénité limpide. Des milliers de vaches, de génisses et de bouvillons, disséminés dans les prairies, agitaient au loin leurs clochettes. Elles résonnaient sur tous les tons et formaient des gammes tantôt vives, tantôt mélancoliques. On ne pouvait mieux commencer une excursion dans un district pastoral, qui est une perpétuelle églogue.

Après une nuit passée à Schopfheim, petite ville industrieuse où prospèrent de grandes fabriques, je me trouvai en pleine idylle. Devenue plus étroite, la vallée était plus pittoresque. Mais, si riante la veille au soir, sa physionomie avait bien changé. Lorsque l’air est froid, les collines restent ordinairement voilées jusqu’à midi. Les nuages produisent alors de singuliers effets ; ils ne descendent point assez bas pour raser la terre, mais flottent dans une région moyenne, à cent cinquante pieds environ. L’œil distingue nettement ce qui ne dépasse point cette limite ; au delà, les objets deviennent confus. Leurs nuances pâlissent d’abord, leurs contours s’effacent ensuite ; il vous semble découvrir une magique apparition. Les forêts immobiles sous cette vapeur ont l’air du séjour qu’habitent les âmes, du royaume surnaturel que gouverne Odin. L’atmosphère, pressée entre le sol, les nuages et les montagnes, repose dans un lugubre silence. On n’entend que la chansonnette du bouvreuil et l’exclamation farouche des oiseaux de proie.

Deux jours de marche me conduisirent à la petite ville de Todtenau, ou Prairie des morts, qui était, il y a trente ans, une simple bourgade. Mais le commerce et l’industrie l’ont développée. Les mines d’argent que l’on découvrit dans le voisinage, au treizième siècle, y attirèrent d’abord une certaine population, malgré la rudesse du climat, le lieu étant élevé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer. Depuis lors, la fabrication des brosses, qui occupe maintenant trois mille personnes, a entretenu le prospérité de la ville. Deux filatures de laine, des forges, une manufacture de papier y pompent aussi l’argent des basses terres. À Todtenau, la vallée cesse, et des hauteurs escarpées entourent les maisons de toutes parts. Dans l’auberge de la Poste, où je m’arrêtai, je voyais de ma chambre des vaches qui paissaient une prairie en pente, à huit ou neuf cents pieds au-dessus de ma tête. Là, il me fallut demander un guide, pour me conduire, par des sentiers extrêmement rudes, au sommet du Feldberg, la plus haute montagne de la Forêt-Noire (4 650 pieds d’élévation, en mesures françaises). À six heures, nous quittions l’hôtel.

Qu’il était beau de voir les rochers, les précipices, les herbages et les flèches des sapins resplendir aux clartés de l’aurore ! Le silence du soir a toujours quelque chose de morne et de triste ; la paix du matin, au contraire, est si sereine et si douce, les idées se développent alors avec tant de liberté, qu’à voir les objets immobiles, pendant que la vie se réveille plus active en nous-mêmes, nous regardons parfois le monde extérieur comme une création de notre fantaisie. Un incident néanmoins troublait mon enthousiasme : les hautes montagnes avaient leur cime plongée dans des flots de vapeurs, qui, au sommet du Feldberg, formaient une couche plus large et plus épaisse. Le soleil ou le vent dissiperait-il ces nuages, qui menaçaient de me cacher entièrement la perspective, quand j’aurais atteint le but de ma course ? On m’assura que les colosses allaient bientôt dégager leur tête, et nous continuâmes de gravir par un chemin sinueux. Le montagnard eut la prévenance de me faire passer, près de Laubisfelsen, devant une cascade peu abondante, mais d’une hauteur prodigieuse, car elle tombe de 318 pieds : elle a perdu la moitié de son poids en humide poussière, quand elle frappe le sol. Nous traversâmes le petit village animé de Todtnauberg, un des plus élevés qu’il y ait dans la Forêt-Noire. Puis nous montâmes, nous montâmes, pendant je ne sais combien de temps. Le brouillard, qui enveloppait les hautes coupoles, bien loin de disparaître, descendait peu à peu vers nous : il finit par nous envelopper.

Après une heure et demie de marche, le guide m’arrêta et me dit :

« Nous sommes arrivés.

— Je vous crois sur parole ; mais le brouillard m’aveugle.

— Un peu de patience : vous allez voir dans un quart d’heure.

— Donnez-moi mon manteau : il fait un froid terrible. »

Je m’enveloppai le mieux que je pus, et j’attendis avec la résignation d’un voyageur. Une rosée d’une extrême abondance avait trempé notre chaussure et le bas de nos pantalons.

Au bout de dix minutes, il me sembla que le brouillard devenait plus diaphane et que le soleil commençait à le dorer.

« Faites attention, me dit le guide : le nuage va quitter la montagne. »

À peine avait-il fini de parler que la vapeur se détacha, pour ainsi dire, de la terre, avec une extrême lenteur. Je vis d’abord plus nettement mes pieds et le sol qui nous portait. Puis le voile, plus transparent, me laissa découvrir des pentes, des plateaux, d’immenses vallées toutes resplendissantes de soleil. La brume néanmoins continuait à former une barre, qui me cachait les cimes des montagnes. Mais le paysage, ainsi limité, avait une apparence plus magnifique. L’œil ne pouvant mesurer les hauteurs, l’imagination leur supposait une stature indéfinie. Un monde éclatant, prodigieux et vague, m’apparaissait à travers une brume d’or, sous un colossal velarium. Et le nuage montait, montait toujours, laissant le regard embrasser un horizon de plus en plus vaste. C’était exactement comme une toile de théâtre, qui se levait sur un magnifique décor. Nos jambes, notre buste, puis notre tête sortirent graduellement de la vapeur ; la tenture impalpable continua de s’élever, de s’amoindrir, et ne forma bientôt plus dans le ciel qu’un nuage insignifiant. Les cimes nues et les forêts, les lacs, les vallons, les rochers s’accusèrent par des lignes d’une précision admirable.

« Par ma foi ! c’est vraiment beau, dit le montagnard.

— J’aimais mieux le spectacle de tout à l’heure, dans son indécision merveilleuse, » lui répondis-je.

Et le dialogue en resta là, le paysage ayant plus d’intérêt que ce que nous aurions pu dire.

Non-seulement toutes les montagnes du Schwartzwald fourmillaient autour de nous, mais par delà cette prodigieuse armée, aux sombres costumes, se dressaient dans le lointain, comme de blanches apparitions, les cimes neigeuses des Alpes. On découvrait la chaîne éblouissante depuis le Glœrnisch, à l’est, jusqu’au massif de Mont-Blanc, à l’ouest. Entre ces deux points extrêmes, le Tœdi, Le Scherhorn, Le Titlis, les Triftenhœrner, le sombre Pic de l’Aar.les Pics de La Terreur, la Jungfrau, la Blumlisalp et une foule d’autres sommets moins élevés dentelaient le splendide bandeau. Plus près de nous, le Schauinslaud, le Belchen, large, sombre, morose, le Blauen, le Hochkopf, l’Herzogenhorn et le Hochfirst arrondissaient leurs coupoles, dessinaient leurs arêtes, leurs cônes obtus et leurs profondes cannelures ; dans l’intervalle se creusaient, ainsi que des tranchées immenses, les vallées de Münster, de la Wiese, de Saint-Blaise et de la Schwarzach, bigarrées par les teintes diverses des bois et des prairies. Les espaces situés à notre gauche semblaient former la région des lacs : on y voyait dans son encaissement de rocs le Feldsee, dans leurs bassins plus spacieux le lac Titi et le lac des Sanglots (Schuchsee), qui, sous les vapeurs traînant à leur surface, ressemblaient exactement à des nappes de plomb fondu ; puis, bien loin, bien loin, au dernier plan de la perspective, brillait faiblement le lac de Constance. Çà et là quelques restes de brouillard flottaient sur les pentes, ternissaient la verdure des bois, se condensaient peu à peu, quittaient enfin le sol et montaient dans les airs comme de glorieuses assomptions. À droite, on découvrait non-seulement la vallée du Rhin, mais la chaîne des Vosges et même celle du Jura. L’horizon qu’embrassait le regard avait soixante lieues de diamètre.

Comme j’étais absorbé dans la contemplation de cette vue et saisi d’enthousiasme, le guide me tira par le bras.

« Maintenant, me dit-il, regardez l’autre côté du paysage, nous descendrons quand vous aurez fini. »

Habitué aux spectacles des montagnes, le villageois comptait les minutes. Sans lui répondre un mot, je me tournai vers le nord. La perspective, quoique moins vaste et moins admirable, était encore de nature à fasciner les yeux et l’esprit. Juste au-dessous de nos pieds s’ouvrait, comme un abîme, le val d’Enfer. Par delà cette galerie profonde et ténébreuse, le Kandel, le Hornberg, le Hünensedel, d’innombrables hauteurs se pressaient ainsi qu’une population de géants. Et aux dernières limites de l’horizon, le Kniebis profilait sur le ciel son épais massif, amoindri et pâli par la distance.

« Nous pourrions descendre maintenant, si cela vous était agréable, marmotta le guide au bout de quelques minutes.

— Avez-vous une affaire qui vous presse ?

— Je dois aller voir une parente à Schœnau : ce n’est point une affaire, si vous voulez ; pourtant j’ai besoin de m’entendre avec elle, et me voilà bien détourné de ma route. Il faut d’ailleurs que je vous mette dans votre chemin. Vous ne connaissez pas du tout les sentiers ?

— Pas le moins du monde.

— Diable ! je serai obligé de vous conduire assez loin. Ne tardons pas davantage.

— Laissez-moi d’abord examiner le lieu où nous sommes ; après, je vous suivrai. »

Le Felberg a pour sommet une assez longue arête, complétement nue[1] ; mais à mesure que l’on descend, la surface se tapisse de plantes rares et de fleurs curieuses. Maint botaniste a entrepris le voyage de la Forêt-Noire pour les étudier. Dès qu’elles brodent la terre de folles arabesques, on entend résonner les clochettes des bestiaux. Les notes qu’elles donnent sont calculées de manière à ne jamais former de gammes discordantes. Les pâturages les plus élevés du Feldberg nourrissent deux mille têtes de bétail. Et comme les nuits sont très-froides, on a construit pour les bouviers des chalets rustiques, pour les troupeaux de vastes étables. Les pasteurs des Vosges n’emmènent sur les hautes prairies que des vaches ; il faut non-seulement les surveiller, mais les traire deux fois par jour, et avec leur lait confectionner tous les matins du fromage de Gruyère. Ce n’est pas un travail bien pénible, mais c’est un travail ; les pâtres de la Forêt-Noire vivent dans une complète indolence. Ils gardent seulement des bouvillons et des génisses, et pourvu qu’ils les écartent des endroits dangereux, qu’ils les fassent rentrer le soir, ils peuvent muser tout le jour. Les habitants du Schwartzwald ne fabriquent point de fromage : ils élèvent des bestiaux pour la vente, et le prix de cette denrée augmentant chaque hiver, ou peu s’en faut, ils sont riches. On laisse les vaches au bas de la montagne, dans les villes et les villages, leur lait ne servant qu’aux besoins de la population. Des troupeaux énormes de bœufs et de génisses traversent tous les ans le Rhin et ont l’honneur d’être dévorés par les Français.

Comme nous descendions, nous allions très-vite ; nous atteignîmes bientôt, en conséquence, le détroit sauvage où dort le Feldsee, petit lac circulaire, d’un aspect funèbre comme le Mummelsee. Des roches à pic l’environnent, le gardent, pour ainsi dire, et le rendent inabordable de plusieurs côtés. Cette rude enceinte, la profondeur des eaux, la sombre couleur des pins mugho, des sapins et des mélèzes qui hérissent les pentes voisines, donnent au bassin entier une expression lugubre. Une foule de végétaux ont des formes singulières qui excitent l’attention du voyageur. Le myrtille des marais porte élégamment ses fruits d’un bleu sombre, la bétoine des montagnes déploie sa large fleur d’or au sommet d’une tige velue, l’arbousier traînant couvre les rochers d’une verdure éternelle, la camarine à baies noires les enveloppe de ses rameaux touffus, la gentiane d’azur s’épanouit près de la bruyère rose, et l’arnica embaumé ouvre sa coupe d’argent près de la renoncule scélérate, dont les émanations suffisent pour provoquer l’éternument et les larmes. La nature montre là, comme ailleurs, l’inépuisable variété de ses combinaisons. Mais son luxe n’égaye pas la sombre nappe. Ces eaux, toujours immobiles, toujours silencieuses, que ne moire pas la plus faible ride, inspirent une idée de mort et comme un sentiment de désolation. Les bergers qui les ont vues en ont été frappés : suivant une tradition populaire, des esprits funestes sont enchaînés dans l’abîme par un sortilége, et on les entend gémir le soir ou pendant la nuit. Quelques villageois superstitieux font même encore des cérémonies magiques, pour emprisonner sous l’onde sépulcrale les mauvais génies dont ils se croient persécutés.

Le Gutach, ruisseau qu’épanche le Feldberg, entretient ce lac, situé à 3 710 pieds au-dessus du niveau de la mer ; il en sort un peu grossi et roule d’abord en silence, puis avec fracas, dans une gorge déserte. Nous cheminions sous de majestueuses forêts, depuis une heure et demie environ, lorsque nous aperçûmes au loin le second lac formé par le torrent. Ayant rencontré des éboulis de pierres, des fonds marécageux, qui avaient mis notre patience à l’épreuve, j’étais un peu fatigué. Comme le détroit s’élargissait, revêtait une physionomie moins austère, j’émis l’opinion que nous ferions bien de prendre quelque repos.

« Pas ici, me répliqua le guide ; nous allons rencontrer tout à l’heure une kneipe, où vous pourrez non-seulement vous reposer, mais boire un verre de vin blanc. Là, je vous ferai mes adieux. Vous ne pourrez plus vous tromper de route.

— Comme il vous plaira. »

Cinq ou six minutes après, nous atteignîmes effectivement un chalet des plus rustiques, devant lequel se dressait une longue perche, munie de bâtons transversaux, qui dessinaient la forme d’un if : ce signal, peint de couleurs diverses, annonce au loin, sur les croupes et les plateaux du Schwartzwald, une auberge isolée.

Je pris un peu de vin blanc, comme me l’avait conseillé mon guide ; pour lui, ce fut du schnaps qu’il demanda. L’hôte, d’un air flegmatique, lui en apporta le quart d’un grand verre.

« Vous n’allez pas boire cette quantité de liqueur, lui dis-je ; vous auriez bientôt perdu la raison, et je ne saurais plus comment me diriger.

— Pas difficile. Vous allez trouver tout à l’heure une route : elle mène au bord du lac, à Saig ; elle mène… vous le verrez bien.

— Sans doute, je le verrai bien ; mais me conduira-t-elle où je veux aller

— Exactement.

— Je puis me passer de vous ?

— Je ne vous serais utile à rien.

— Je vous quitte donc et vous laisse savourer votre schnaps. »

Ayant payé la dépense, je me mis en route.

L’antique forêt dont le montagnard avait détourné mon attention, et qui se déployait autour de l’auberge comme un temple immense, aux innombrables colonnes, m’eut bientôt fait oublier tous les incidents du jour. Il me fallut seulement quelques minutes de marche pour atteindre la route que m’avait signalée le guide : elle me conduisit au sommet d’un mamelon, d’où ma vue plongea sur le Titisee. Il forme une nappe ovale, large d’un kilomètre et longue de trois. Des hauteurs boisées ou d’un aspect sévère entourent ses bords. Moins sauvage, moins lugubre que le Feldsee, il produit encore une austère impression. Abritée par les hauteurs voisines contre les attaques des vents, son onde sommeille dans une immobilité léthargique. Ici l’homme n’a point laissé de traces : aucun bruit n’interrompt l’éternel silence, hors la plainte monotone de quelques sources. Les vallées lacustres des hautes terres sont vraiment le séjour de la réflexion, de la paix et de la mélancolie ; nul autre site ne convient mieux au penseur et au poëte, qui préfèrent communément la nature à la société. La nature ne leur offre que des images nobles et gracieuses, ne leur suggère que des idées fortes ou charmantes, ne les entretient que de vastes questions ou de problèmes délicats ; elle les met toujours en face de l’Être sans bornes, de l’immensité, de l’éternité. Quand ils regardent un brin d’herbe, la force de végétation qui l’anime, ses rapports avec l’ordre entier des choses, plongent immédiatement leur pensée dans l’infini. Les discours de presque tous les hommes rabaissent, au contraire, l’intelligence : ils ne trahissent le plus souvent que de grossiers besoins, de mesquines passions, de vils calculs ; ils montrent la force des préjugés, la faiblesse de la raison, l’empire de l’ignorance et la dépravation des cœurs. L’âme se dilate, comme la poitrine, dans l’air frais des campagnes, sous l’azur illimité du ciel.

À l’extrémité du lac Titi, la route monte vers le hameau de Saig, en passant près d’une ferme isolée qu’on nomme le Seebauern ; si l’on se retourne pendant qu’on gravit le chemin tortueux, on a une vue magnifique du lac, dominé non-seulement par les éminences voisines, mais par les plateaux et les crêtes du Feldberg. De Saig même, la perspective est plus belle encore, et le regard s’élance jusqu’aux profondes tranchées du Val d’Enfer.

À partir de Saig, je pressai le pas, afin d’arriver le soir même au village d’Oberlenzkirch. Ce ne fut pas sans effort que j’y réussis. Lorsque j’entrai dans l’hôtel de la Poste, j’étais excédé de fatigue.

Oberlenzkirch, où les hivers sont très-rudes, où il a fallu garnir les maisons de doubles fenêtres, car il est situé à huit cent quarante-deux mètres au-dessus du niveau de la mer, occupe un bassin agréable, mais peu pittoresque, aux versants déboisés. Ici, l’activité de l’homme a partout marqué son empreinte. Dans tous les endroits où le seigle peut pousser, on le cultive : la paille, qu’on abat longtemps avant la maturité du grain, sert à tresser des chapeaux, qui égalent les chapeaux d’Italie.


Le calvaire de Wimpfen. — Dessin de Stroobant d’après nature.

Longtemps on chercha en vain à lutter contre les produits fabriqués au delà des Alpes ; les tiges de céréales que fournissaient le pays et les pays voisins, étaient trop grossières. On les divisa d’abord, ce qui rendait le tissu infiniment moins beau ; on emploie encore cet expédient pour les coiffures à bas prix ; enfin on s’avisa du moyen qui a conduit au but. Afin d’avoir de meilleures ouvrières, les entrepreneurs ont poussé le zèle jusqu’à fonder des succursales, des espèces d’écoles, près de Florence et à Vallonara, près de Vicence. M. Tritscheller forma ainsi d’habiles travailleuses, qui exécutèrent des chapeaux d’une admirable finesse. On imita bientôt son exemple, et maintenant cette industrie occupe un grand nombre de personnes non-seulement à Lenzkirch et aux environs, mais à Triberg et dans les communes d’alentour.

Un autre métier non moins avantageux finit d’assurer le bien-être, la sécurité de l’esprit et les douceurs d’une vie laborieuse, mais tranquille, aux neuf cent cinquante habitants de ce village, sous un climat si rude que la neige menace de les engloutir, pendant quatre ou cinq mois de l’année. On y fabrique une énorme quantité de pendules et surtout de pendules à musique. Les diverses opérations du travail s’accomplissent sur les lieux mêmes, depuis le raffinement de l’acier jusqu’à la dorure par la galvanoplastie. Tous les mécanismes, toutes les matières vibrantes ont été employés pour varier les sons des horloges grandes et petites : les unes jouent de l’orgue, les autres du piano ; certaines frappent en cadence une rangée de cloches. Les mêmes ouvriers confectionnent non pas seulement des boîtes, mais des caisses à musique ; on m’a offert pour huit cents francs une armoire en acajou, qui renfermait tout un orchestre et exécutait une quarantaine de morceaux. On aurait pu augmenter le nombre des airs, au moyen de nouveaux cylindres. Nulle part, en conséquence, autant de voix mélodieuses n’indiquent les heures que dans le massif principal de la Forêt-Noire. Les moindres auberges, les moindres brasseries ont de ces harmonieuses conseillères, qui vous rappellent la fuite du temps. Lorsque le voyageur se repose et médite dans l’ombre des salles, il entend résonner tout à coup le chant de fête ; il tressaille aux premières notes, puis se laisse bercer par les joyeux accords.

Les pendules construites dans le Schwartzwald furent d’abord extrêmement simples : elles se composaient de trois roues auxquelles ua balancier donnait l’impulsion. Les outils, qui servaient à les faire, n’étaient pas moins grossiers : un compas, des forets, une petite scie et un couteau formaient tout le bagage de ces naïfs horlogers. Maintenant ils emploient un grand nombre d’instruments. Lorsque je visitai le plus célèbre ouvrier de Lenzkirch, cette abondance me frappa. La cabane était pleine de limes, de demi-cercles et de tarières : on en voyait sur les tables, sur les murailles, d’autres pendaient au plafond. Le maître du logis, vieillard encore très-leste, présidait ce régiment avec un air doux et grave. La lumière, brisée par une multitude de saillies, donnait à l’atelier poudreux une extrême variété de nuances et de tons. On aurait cru voir un de ces tableaux hollandais, où les moindres circonstances de la vie réelle acquièrent un charme poétique. Pour me souhaiter la bienvenue, le digne artisan me joua un morceau de grand style sur un vieux clavecin à touches de bois.

Mais ne nous arrêtons pas au milieu des ateliers et des manufactures. Les montagnards groupés autour du Feldberg sont les plus industrieux de la Forêt-Noire ; l’exemple et le voisinage de la Suisse les ont sans doute stimulés, en même temps que la rudesse du climat. Si nous voulions visiter chaque fabrique, notre voyage durerait des mois entiers. Aujourd’hui nous avons beaucoup de chemin à faire. Il s’agit de gagner, par Unterlenzkirch, le lac de Schluch, pour aller voir ensuite la fameuse abbaye de Saint-Blaise, ou du moins son emplacement et ses restes.

Le Schluchsee, qui déverse la Schwarzach par son extrémité inférieure, a juste la même étendue que le lac Titi ; mais, formé dans une région moins haute, il a un air plus riant, plus amical : il ne tient pas l’homme à distance. Un village, qui porte le même nom, a donc pu s’établir très-anciennement près de ses bords. D’anciennes chroniques rapportent que, dès l’année 1076, le comte Rodolphe de Rheinfelden en inféoda une partie au monastère de Saint-Blaise, et l’autre à la ville de Schaffouse. Ses eaux sont très-poissonneuses, dit-on, et plusieurs fois on y a pêché des brochets pesant dix livres.

Une barque, toujours prête dans la belle saison, transporte Les voyageurs sur la rive sud-ouest du lac, d’où l’on peut en deux heures atteindre le couronnement du vaste amphithéâtre, dans lequel un apôtre inconnu vint, au dixième siècle, chercher le recueillement et la solitude. Le premier monastère de Saint-Blaise passe en effet pour avoir été bâti en 940 ; la fondation, dans tous les cas, fut légalisée en 980 par l’empereur Othon II, qui octroya aux solitaires l’immense forêt déployée autour de leur couvent. Ce domaine s’agrandit ensuite au point de former une des principautés du Saint-Empire. Quand la congrégation fut supprimée en 1805, ses propriétés foncières dans le Schwartzwald, sans compter ses biens sur le territoire suisse, valaient cinq millions de florins (10 750 000 fr.).

Dès le onzième siècle, son école monastique était devenue fameuse : le chroniqueur Berthold y enseignait, l’évêque Gebhard, frère du duc de Zœhringen Berthold II, y trouva un refuge contre les partisans de l’empereur Henri IV. La prévôté de l’abbaye, charge qui consistait à protéger par les armes les droits et les biens des moines, auxquels leurs vœux interdisaient de guerroyer eux-mêmes, échut, en 1125, aux ducs de Zœhringen, famille depuis longtemps éteinte, mais célèbre encore dans le duché de Bade.

Le couvent de Saint-Blaise était regardé avec justice, pendant le dix-huitième siècle, comme un foyer d’érudition. Les cénobites fouillaient et éclairaient principalement l’histoire d’Autriche. Plusieurs d’entre eux se sont rendus célèbres par leurs travaux, et font encore autorité pour certaines questions : Herrgott, Usermaon, Eichhorn, Heer, Neugart, ont publié des ouvrages qu’il faut consulter. Martin Gerbert, supérieur de l’abbaye, les éclipsa tous : on lui doit l’histoire latine du pieux établissement[2]. Cette ruche de laborieux investigateurs jouissait à Vienne d’une faveur si grande, que divers princes de la famille impériale voulurent être ensevelis dans leur église. Le monastère ayant été incendié en 1745, ce fut seulement en 1786 que Martin Gerbert fit construire une nouvelle basilique. Peu de temps avant la suppression de l’abbaye, le titre de prince fut accordé au chef de la congrégation par l’empereur François II. La Révolution française ayant dépossédé l’Autriche du midi de la Forêt-Noire, et les immenses propriétés des moines ayant été sécularisées, comme nous l’avons dit, le même souverain leur offrit un asile en Carinthie, où il leur donna le couvent de Saint-Paul, dans la vallée de Lavanda. Ils y transportèrent leur bibliothèque, leurs manuscrits, leurs objets précieux et les dépouilles des Habsbourgs qu’abritait leur église.

Elle est encore debout et n’a point changé de destination. Saint-Pierre de Rome ayant été pris pour modèle, on aperçoit de très-loin son dôme spacieux. Des colonnes gigantesques en granit soutiennent l’entablement du vestibule ; la coupole est ornée de peintures à fresque. Le chœur s’élève comme une estrade au-dessus du pavé des nefs. Une dalle portant une épitaphe très-simple désigne la place où repose Martin Gerbert.

L’industrie moderne a pris possession des vastes bâtiments monastiques, formant un quadrilatère mal dessiné. Dans la salle capitulaire et dans les salles d’étude, dans le réfectoire, dans les dortoirs, dans la bibliothèque et la chambre des hôtes tournent et grondent les bobines d’une filature de coton. Les eaux de la montagne donnent l’impulsion aux deux turbines qui les mettent en mouvement. Les constructions accessoires de l’abbaye servent de magasins ou logent les ouvriers, qui ne sont pas moins de quatre cents. Avec le reste du personnel, ils égalent en nombre la population du village groupé autour des édifices conventuels. Les maisons adjacentes ne contiennent guère que leurs familles et les hommes de métier qui leur servent. Ainsi se transforment toutes choses ; ainsi la mobilité perpétuelle de la vie déjoue toutes les présomptions, comme elle brave tous les systèmes.

  1. Depuis ma première ascension au Feldberg, on a construit près de la cime un restaurant, et sur la crête même une tour qui a quarante pieds de haut ; la tour fut élevée en 1856, par les cantons de Fribourg, de Saint-Blaise et de Schœnau pour servir de monument commémoratif au mariage du grand-duc Frédéric avec la princesse Louise, fille du roi de Prusse qui règne encore.
  2. Historia Nigræ Sylvæ ordinis Sancti Bencdicti Coloniæ, opere et studio Martini Gerberti collecta et illustrata. Typis ejusdem monasterii, 1783.