La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 241-247).

Confluent de la Sulm et du Neckar. — Dessin de Stroobant d’après mature.


LA FORÊT-NOIRE,


PAR M. ALFRED MICHIELS[1],


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI


Au lieu de me diriger vers le bloc central du Kniebis, je descendis, comme la veille, le long des Sept-Cuves et j’entrai dans le vallon du Lierbach. À partir du couloir où grondent les chutes, il s’élargit, mais modérément et conserve l’aspect le plus sauvage. Aucune trace d’habitation humaine : on n’a autour de soi que de vieilles forêts, des hauteurs muettes et le torrent bavard dont la faconde ne s’arrête jamais. Ses deux rives forment deux bandes de verdure, qui ne sauraient être plus belles dans les jardins enchantés que décrivent toutes les mythologies. La reine des prés y agite son blanc panache, exhale son odeur d’amande amère ; la berle, aux grandes feuilles vigoureusement découpées, s’étale comme une autre reine des pâquis humides ; l’eupatoire y groupe ses bouquets lie de vin, et l’osmonde royale ou fougère fleurie, plante superbe, déploie magnifiquement ses hautes tiges à rameaux empennés. Je passe sous silence la foule des herbes vulgaires. Les sapins et les hêtres, la plupart du temps, se tiennent à une respectueuse distance du Lierbach ; mais çà et là, quand la gorge s’évase et forme un petit bassin, des arbres se sont postés sur les deux rives, comme un bataillon d’éclaireurs. L’éternelle humidité qui les baigne communique à leur verdure un frais éclat, dont le langage ne peut donner une idée : le soleil plonge avec peine quelques rayons d’or à travers leur épais feuillage. Mais rien ne frappe l’imagination comme les amphithéâtres déserts qu’on aperçoit, de loin en loin, par les interruptions de la double chaîne. Des végétaux séculaires peuplent tous les étages de ces grands cirques ; on dirait un sénat de géants. Graves, sombres, immobiles, les colosses paraissent méditer sur le sort du monde. Plus on considère ces majestueux vétérans, moins on peut croire qu’ils ne délibèrent pas dans la solitude, et l’on appréhende, jusqu’à un certain point, de troubler leurs méditations.

Pendant une lieue au moins, on ne rencontre pas un chalet, on ne voit aucune trace de culture. La route domine quelquefois de très-haut le torrent, à ciel nu, et serpente quelquefois à travers d’épais bocages, aux senteurs résineuses. Les sapins, en légions pressées, occupent toute la gorge, et alors c’est seulement au loin, derrière leurs colonnades, dans une ombre crépusculaire, qu’on voit le Lierbach entrelacer les mailles de ses guipures d’argent. La vallée cependant continue à s’élargir : une habitation isolée apparaît çà et là, ou quelque scierie mécanique. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un établissement considérable, où fonctionnent de nombreux employés. Deux hommes, le chef et un auxiliaire, suffisent au travail. Une roue et l’eau du torrent meuvent toute la machine. Sous un hangar spacieux se trouve logé ce qu’on nomme le chariot, espèce de camion sur lequel on attache un tronc d’arbre écorcé. L’impulsion qui élève et abaisse une grande scie, fait avancer en même temps le véhicule sous les dents métalliques. C’est une combinaison très-simple et très-puissante. L’arbre est saisi, fendu, réduit en planches avec une force et une régularité extraordinaires. Au hangar confine toujours une maison qu’habitent le scieur (sæger), sa femme et son acolyte.

Ces demeures occupent en général les situations les plus charmantes, les plus pittoresques. Bâties loin des villages et des hameaux, elles forment dans la solitude des ermitages industriels. Comme on le pense bien, elles animent toujours le fond d’une vallée, où serpente un abondant ruisseau. Les forêts et les montagnes dressent alentour leurs verdoyants étages. Le bruit de la roue, de la scie et de l’eau qui tombe en cascade éplorée, se mêle au murmure du vent, aux cris de l’émouchet, aux mélodieux accords des bois. L’usine fonctionne nuit et jour, car on ne veut pas laisser perdre la force d’impulsion que fournit le torrent. Les deux montagnards se succèdent en conséquence et veillent à tour de rôle sur la machine. Tant que l’obscurité enveloppe notre hémisphère, une lampe brille sous le hangar pour éclairer le travail, et ses rayons, qui s’allongent au dehors, produisent un effet mystérieux, quand on les aperçoit de loin à travers les ténèbres, au milieu d’un site original et désert.

Les voyageurs attardés, les habitants surpris par un orage n’ont souvent pas d’autres lieux de refuge que les constructions où la scie géante dépèce les vieux arbres. Je m’y suis abrité moi-même bien des fois, quand les nuages semblaient accourir de tous les points du ciel, comme des conjurés à un sinistre rendez-vous.

Enfin vous apercevons un village, le Buikenhof, situé de Ja façon la plus pittoresque. Niché dans une espèce de berceau latéral, fort élevé au-dessus du Lierbach, il inspire un profond sentiment de calme et de solitude. Le terrain séquestré du monde où il éparpille ses lourdes maisons, semble mieux approprié à une tribu de castors qu’à une phalange humaine. Cette espèce de corbeille, en s’inclinant, atteint un groupe de rochers, qui s’élève tout seul au milieu du vallon principal et offre quelque similitude avec un monument gothique. On a comparé ses formes pyramidales à une toiture environnée de clochetons, et, par suite, on l’a baptisé la Roche-Église. Au sommet, une grande croix domine un autel, où, le jour de la fête, on célèbre en plein air l’office divin. Une légende explique la figure de ce massif pierreux, car les légendes expliquent tout. Ce qu’il y a d’indubitable, c’est qu’il produit dans le paysage un excellent effet.

Un peu plus bas, les montagnes s’arrondissent, perdent de leur caractère, et l’on continuerait à descendre, comme les flots de la Lier, avec une certaine indifférence, si tout à coup, par-dessus la chaîne de droite, on ne voyait grandir dans le ciel les majestueux sommets du Rossbühl et du Kniebis. Leurs masses imposantes raniment soudain le paysage, comme au théâtre une scène imprévue ranime un drame. Il est presque impossible de ne pas attribuer à ces Titans une vie personnelle, de ne pas croire qu’ils vous regardent du haut de leur accablante supériorité. On dirait même que ces fils de la terre communiquent avec le ciel par un secret langage. Puis le Mosswald se dresse au bas du vallon, éminence solitaire, qui a exactement la forme d’un gigantesque amphithéâtre.

À ses pieds coule la Rench, où tombe le Lierbach, et s’étale Oppenau, que la rivière traverse. Oppenau est une petite ville d’une physionomie originale. La porte gothique sous laquelle on passe en arrivant de l’est, prouve qu’elle était jadis fortifiée. Elle doit effectivement sa naissance aux Romains, qui avaient établi en ce lieu une citadelle (oppidum), et conserva pendant tout le moyen âge l’importance d’une place militaire. Le titre de ville cependant ne lui fut pas octroyé avant le quatorzième siècle. Ayant appartenu d’abord aux seigneurs de Urach-Fürstenberg, elle devint la propriété des moines d’Allerheiligen, qui la cédèrent à l’évêque de Strasbourg. On n’y voit guère que des maisons à pignons communs ou à pignons en auvent, qui terminent si bien une façade et paraissent la coiffer d’un bonnet. Elle aurait sans contredit une bien autre tournure encore, si Louis XIV ne l’avait fait saccager en 1689. La grande rue est très-propre, mais d’autres rues, hélas ! soulèvent le cœur. M’étant par hasard engagé dans une voie latérale, où coule un ruisseau détourné de la Rench, mes yeux et mon nez furent saisis d’indignation. C’était un spectacle rebutant et une odeur affreuse. Les maisons qui donnent sur la grande rue, ont là des pièces ouvertes comme le sont beaucoup d’ateliers et d’entrepôts. Elles servent de cours, de laboratoires, de réceptacles pour les immondices. Les charcutiers, les bouchers, les mégissiers, les teinturiers y exécutent les opérations les plus sales de leur profession ; les latrines y coulent, des pourceaux y vivent dans l’ordure, on y entasse les rebuts et les fumiers. Ces cloaques forment la seule perspective des maisons situées en face ; les portes, les fenêtres basses ou hautes, ne montrent pas d’autre vue aux locataires. Et eux-mêmes croupissent dans une impureté presque aussi nauséabonde. La saleté de quelques-uns de ces citadins peut faire concurrence à la saleté bretonne et à la saleté des villageois qui grouillent dans les Alpes françaises. Quelle existence doivent mener les infectes populations que ne choquent point des miasmes révoltants, une malpropreté contre nature ? Quelles idées peuvent germer dans les esprits, quels sentiments dans les cœurs, au milieu d’une atmosphère pareille ? Et de vastes prairies, des plateaux, des montagnes, des terrains spacieux et incultes environnent les fétides repaires ! Ayant demandé s’ils abritaient des juifs, on me répondit que toutes ces demeures étaient habitées par des catholiques aussi dévots que crasseux.

Dégoûté, scandalisé, écœuré, je sortis de la ville en longeant le cours tumultueux de la Rench et aspirant à pleins poumons l’air embaumé de la campagne. Une marche rapide me fit atteindre en une heure le village de Lautenbach, où je m’arrêtai devant une église qui borde la grande rue et me promettait quelque plaisir d’amateur. On l’a nommée, je ne sais pourquoi, Notre-Dame de Bon Conseil (Maria zum guten Rath). Une porte ogivale, surmontée d’une fenêtre encadrée dans un pignon, y donne accès. L’extérieur du monument a quelque élégance, mais n’est pas d’un bon style. Au-dessus de l’entrée on lit l’inscription suivante : Anno Domini LXXI pridie kal. Augusti inceptum est hoc edificium 1471 (L’an du Seigneur 1471, la veille des calendes d’août, fut commencé cet édifice). Or, il faut savoir que les bâtiments d’Allerheiligen ayant été brûlés en 1470, le quatorzième prieur, Rorhard von Neuenstein, fit élever non-seulement l’église de Lautenbach, mais la construction monastique située auprès, pour y loger les cénobites : une partie de cette construction sert maintenant de presbytère. Le climat étant beaucoup plus doux à Lautenbach que sur le Sohlberg, le prieur Magistri, comme nous l’avons raconté, voulut y établir définitivement les religieux, et y serait parvenu sans leur ferme opposition.

L’église de Lautenbach a la forme le plus souvent répétée au delà du Rhin, c’est-à-dire qu’elle se compose d’une abside en ogive et d’une nef quadrilatérale. Un jubé sépare le chœur de l’enceinte réservée aux fidèles. Les vitraux portent les armoiries des bienfaiteurs du couvent ; les ducs de Bavière, les évêques de Strasbourg, les margraves de Bade, les seigneurs de Staufenberg, de Schauenstein, de Neuenstein, etc. Mais ce qu’on remarque d’abord, c’est une chapelle située à droite, petit monument tout à fait clos, bâti dans un plus grand et muni de vitrages, comme s’il se dressait en plein air. On y voit beaucoup de pieds, de mains, de bras, de mâchoires en cire et de tableaux votifs, car c’est un lieu célèbre de pèlerinage. L’architecture appartient au gothique de l’extrême décadence. Il paraît que l’église d’Einsiedeln, en Suisse, renferme une construction analogue.

Beaucoup plus curieux que ce petit monument sont les tableaux du seizième siècle, dont l’église est décorée au maître-autel et sur deux autels secondaires, qui flanquent la porte du jubé. Un des panneaux, que nous signalerons tout à l’heure, offre la date de 1523. Des sculptures dorées occupent le milieu du maître-autel et représentent la Vierge entre les deux saint Jean. Mais l’intérieur des vantaux est décoré de scènes peintes, divisant chaque panneau en deux compartiments : l’Adoration du Christ nouveau-né, la Circoncision, l’Épiphanie et la Présentation au temple. Ce ne sont pas des œuvres sans mérite, tant s’en faut, et même, comme productions allemandes, ce sont des travaux remarquables. Ici donc se reproduit un phénomène que j’ai signalé plusieurs fois dans mon Histoire de la Peinture flamande. Ce phénomène, c’est que les écoles d’Allemagne ont suivi lentement et de loin les écoles des Pays-Bas, en sorte que l’art germanique, relativement aux dernières, a toujours la physionomie d’un art provincial. Certains procédés attestent même, comme à Lautenbach, le goût suranné des peintres allemands. Ainsi, les personnages ont des nimbes d’or plein, auxquels les Flamands avaient renoncé depuis un siècle, et les baies des édifices, au lieu de laisser la vue planer sur la campagne ou sur une ville, sont obstruées par des plaques d’or. Saint Joseph, dans la Circoncision, tient le Christ enfant suspendu en l’air par les deux bras, et le Messie écarte les jambes au-dessus d’un bassin ; le grand prêtre, assis devant le jeune Dieu, lui fait l’opération avec un rasoir. Les artistes néerlandais, en 1523, n’auraient point si gauchement composé la scène. Le prince nègre, habillé tout en blanc, porte le manteau et les autres vêtements à la mode sous François Ier, ce qui produit le plus singulier effet.

L’extérieur des volets figure aussi quatre épisodes : L’Annonciation, la Nativité du Christ, la Visitation, la Mort de la Vierge. Sur ces quatre morceaux qui paraissent avoir été dessinés postérieurement aux images précédentes, il y a non-seulement des intérieurs d’édifices, mais des vues champêtres substituées au fond d’or. Si c’est un progrès comme méthode, la pauvreté de la facture lui enlève toute importance. Le paysage qui orne la Visitation est aussi incomplet, aussi primitif que ceux des miniatures enluminées au quatorzième siècle et ceux de Melchior Broederlin, conservés à Dijon. Les scènes extérieures offrent aussi quelques types heureux, comme la tête de la Vierge et celle de l’ange dans l’Annonciation. Elles révèlent, en fait de composition, la même inexpérience que les images intérieures. La Nativité de Jésus fait sourire : on y voit au lit la fille de Sion, qui vient d’accoucher ; à sa gauche, une femme tient un vase plein d’eau et une éponge ; à droite, une seconde femme porte sur ses bras le petit Emmanuel. À genoux, au pied du lit, saint Joseph semble émerveillé de posséder un fils ; il adore le mystère qu’il a vu s’accomplir. Un personnage de dimensions plus petites, également à genoux, doit être le portrait du donateur.



Sous le jubé, à droite et à gauche de l’ogive qui donne accès dans le chœur, deux autres retables décorent deux autels. Le centre aussi en est occupé par des sculptures. Les hauts-reliefs de gauche nous montrent la Vierge tenant le Christ mort sur ses genoux. L’extérieur des volets figure l’Annonciation : les deux personnages
Château de Unnoth, à Schaffouse. — Dessin de Stroobant d’après nature.
ont une physionomie sévère ; Gabriel surtout joint l’austérité à la beauté. C’est au-dessous de lui que se trouve la date de 1523. Le fond ne laisse pas d’être curieux ; il forme une espèce de compromis entre l’ancienne manière et le style nouveau ; car il offre en même temps au regard un paysage et une plaque d’or, qui, tenant lieu de ciel, couronne la campagne.

Les hauts-reliefs exposés sur l’autel de droite représentent saint Martin, l’évêque saint Wolfgang, saint Jacques de Compostelle et saint Antoine. Ce sont des sculptures très-bien faites, où abondent dans les chairs ces détails que les maîtres seuls ont l’art d’observer et le talent de reproduire. On ignore malheureusement quel statuaire les a fouillées de son habile ciseau ; personne, du moins, n’a pris la peine de chercher son nom dans les archives de l’abbaye. Par le même motif, on ignore celui du peintre. À l’extérieur des ailes, saint Martin, donnant la moitié de son manteau, et saint Wolfgang, portant une église d’une main, une hache de l’autre, ne dépassent point la zone du médiocre et n’égalent pas les autres sujets.

De Lautenbach, après avoir suivi pendant quarante minutes les bords de la Rench et le pied des collines, on atteint la petite ville commerçante et industrielle d’Oberkirch, où se tient chaque semaine un grand marché. Ses principales rues et ses belles places étaient encombrées d’échoppes, de denrées agricoles et de paysans, spectacle toujours agréable, car il inspire l’idée du bien-être, de l’aisance et de la gaieté. Quand on voit tant de légumes, de viandes, de fruits, de grains, de fromages et d’autres provisions accumulés autour de soi, on se persuade que l’abondance règne partout, qu’il y a là de quoi nourrir des populations entières. Pour les villageois aux costumes bariolés, qui sont venus des pays d’alentour, c’est d’ailleurs une espèce de fête qu’un jour de marché. On cause, on rit, on apprend les nouvelles, on mange mieux que d’habitude, on boit un coup de plus, et la bonne humeur empourpre tous les visages. L’hôtel de la Poste, avec son ample façade, avec ses beaux tilleuls, a un air engageant qui porte aussi aux idées joyeuses et donne envie de faire un bon repas. On demande alors du markgræfter et on s’anime un peu en le dégustant. C’est le vin du Margraviat, du territoire situé en face de Fribourg, et le meilleur que produise le grand duché de Bade. Ensuite, on rôde gaiement dans la ville, que l’on trouve beaucoup plus belle, dont on admire çà et là les antiques maisons avec leurs escaliers, leurs balcons, leurs galeries de bois. Mais, comme cet examen ne demande pas beaucoup de temps et qu’à l’extrémité de certaines rues on voit se dresser au loin, sur une colline, le manoir de Schauenbourg, on prend aussitôt le parti d’aller visiter ces ruines. Ce sont les plus fréquentées du pays de Bade peut-être : comme elles se trouvent juste en face de Strasbourg, nombre d’Alsaciens y viennent en partie de plaisir. Une route bien entretenue y conduit. Ce château avait jadis une assez grande importance, car il appartenait, avec son domaine, à la puissante famille princière des Zæringhen. Il fut apporté en dot par Luitgarde, fille de Berthold II, au comte palatin Gottfried de Calw, dont la fille, nommée Uta de Schauenbourg, le transmit au duc Welf VI. Cette noble dame nous intéresserait peu, si elle n’avait fait construire l’abbaye de Tous-les-Saints, comme on l’a vu plus haut, et confié à un âne le soin de choisir l’emplacement du monastère. Une ancienne famille, à laquelle ce manoir fut donné en fief par les comtes d’Eberstein, existe encore et a même emprunté son nom au château, puisque l’aîné s’intitule baron de Schauenbourg. L’antique demeure n’est plus qu’une ruine, auprès de laquelle un fermier a construit sa métairie, semant des choux et de l’orge, plantant de la vigne autour des murs jadis redoutés. L’adroit campagnard a mis sa cense à l’abri dans une sorte de tranchée ou de ravin, qui entoure, comme une fortification naturelle, la butte que couronne le vieux logis féodal. Son intention unique a été de protéger contre les vents son agreste demeure ; entouré d’une simple haie, il y dort plus paisible que les seigneurs de Schauenbourg dans leur sourcilleux donjon.

Les ruines ont encore une assez belle apparence. Deux hautes tours empanachées d’arbrisseaux, l’une ayant la vue du côté des montagnes, l’autre du côté de la plaine, d’anciens corps de logis, de vieilles murailles y forment une masse pittoresque. Ces débris appartiennent, je crois, à une société d’amateurs, qui ont fait tracer un jardin alentour et dans l’enceinte même que forment les restes délabrés. Des pelouses, des fleurs, des arbrisseaux de choix mêlent aux pierres noircies par le temps de fraîches couleurs, aux tragiques souvenirs de riantes idées. On peut là rêver à son aise, s’asseoir sur un banc, admirer comme du haut d’un observatoire l’immense paysage, et si la mature se met en colère, si l’on est surpris par une bourrasque, on trouve un asile tout près, dans quelque salle abandonnée. Une de ces violences subites me força justement de chercher un abri. Pendant les vingt premiers jours de mai, nous avions eu les chaleurs du mois de juin, un ciel resplendissant et un soleil inexorable. Mais, depuis le matin, l’atmosphère prenait des tons louches ; quelques nuages traînaient çà et là, comme des rôdeurs de mauvaise mine. Enfin, tandis que j’examinais le verdoyant manoir, l’orage qui couvait dans l’air parut décidé à faire une esclandre. À travers les rayons du soleil, une large nuée, de forme semi-circulaire, précédée par une sorte d’écharpe blanche, arrivait de l’Alsace, comme la moitié d’un immense disque. Quelques vapeurs éparses dessinaient une frange au devant. Derrière la bande de couleur claire, une masse épaisse, obscure, terrible à voir, flottait lourdement et apportait la nuit avec elle. Je n’eus que le temps de me réfugier dans une petite pièce voûtée en ogive et de m’asseoir dans l’embrasure d’une étroite fenêtre, sur un des bancs de pierre où les nobles dames cherchaient à tromper leur ennui, en regardant au dehors. Un vent furieux agita bientôt les arbres, qui se penchaient comme pour esquiver la tempête, s’inclinaient l’un vers l’autre et semblaient se tordre avec désespoir. L’ombre arrivait, noircissait la campagne : la lumière disparut si complétement qu’il aurait été impossible de lire. La pluie commença par de larges gouttes, augmenta de minute en minute, ne tarda point à former un vrai déluge. Chassée presque horizontalement, elle paraissait ne pouvoir tomber, et ne touchait le sol que pour rejaillir en humide poussière. Les troisièmes plans de la perspective, puis les seconds, s’étaient effacés : une sorte de brouillard mobile enveloppait même les objets les plus voisins. Les tonnerres en fureur parcouraient le ciel dans toute son étendue, semblaient se chercher, se provoquer, s’élancer l’un vers l’autre et se heurter au milieu de l’espace, comme de lourds escadrons. Des serpents, des zigzags, des rinceaux de feu sillonnaient les ténèbres. Ils montraient vaguement les routes métamorphosées en torrents bourbeux. Au fracas qui grondait sans relâche, à l’incessante fulguration des éclairs, on aurait pu croire qu’une immense batterie céleste foudroyait, comme dans le Paradis perdu, les bataillons des anges rebelles.

Tout cela me paraissait fort beau, mais ce qui m’intéressait moins, c’étaient les hurlements frénétiques de l’orage sous les voûtes du manoir désolé, le bruit des pierres que le vent arrachait aux murailles, qui tombaient par les étages entr’ouverts ou bondissaient sur les décombres. Ignorant jusqu’à quel point le temps avait ébranlé le monument séculaire, je ne savais pas non plus quelle force de résistance il pouvait opposer au déchaînement de la rafale. Sans être timide, on n’envisage pas avec plaisir la chance de recevoir sur la tête la moitié d’une tour, ni même le quart. Mais le château eut le bon esprit de se tenir ferme dans sa cuirasse de granit, et son adversaire, épuisé par ses efforts mêmes, cessa peu à peu la lutte. Le soleil reparut triomphant au bord des nuages disposés en sombre guirlande, comme ces figures de saints ou de divinités que les peintres groupent autour des coupoles.

En un pays de plaines, après une si terrible averse, j’aurais péniblement regagné mon logis, en piétinant dans la boue. Mais les montagnes égouttent vite leurs pentes. Il me suffit d’attendre un quart d’heure pour avoir à ma disposition des chemins qui ruisselaient modérément et pour retourner sans trop de gêne à Oberkirch, où les hôtels, les brasseries, les moindres bouchons regorgeaient de paysans, que l’orage avait contraints de s’y abriter. Ils n’étaient pas tristes, je vous jure ; après avoir mangé force veau et force bœuf, ils dégustaient force bière et force vin, pour opposer aux flots du ciel des liquides moins débilitants. Il était cinq heures et demie du soir ; je me divertis dans mon auberge à regarder ces joyeuses figures ; à écouter les propos enjoués qui bourdonnaient autour de moi. Les paysans du Schwartzwald sont gais, narquois et malins, en sorte qu’ils n’inspirent jamais la mélancolie. Ayant fait une bonne journée d’exploration, je remis au lendemain une promenade qu’on m’avait recommandée.

Il s’agissait d’aller voir dans un charmant district, sur le haut d’une petite montagne, près de Waldulm, une curiosité que les uns jugent naturelle, que les autres estiment produite par la main de l’homme. Quelques individus l’ont réputée un monument druidique. Ayant vu nombre de dolmens, de galgals, de barrows, de menhirs dans la Bretagne et près de Saumur, je comptais bien pouvoir émettre une opinion positive. En effet, lorsque j’eus gravi l’éminence, à travers une sombre forêt de sapins, et que du crépuscule des rameaux je sortis en pleine lumière devant les pitons énigmatiques, leur aspect me donna la certitude que ce n’était pas une œuvre des Gaëls. Je reconnus aussitôt les dents d’un rocher calcaire dénudé par les pluies. Aucune de leurs formes n’accuse le travail d’une population celtique. C’est un jeu, un caprice de la nature, qui a dressé des clochetons sur ce pinacle solitaire. Une assise tombée de la plus haute flèche s’est arrêtée à mi-chemin, entre le principal obélisque et l’aiguille voisine, imitant une porte avec son linteau, ou l’entrée d’un dolmen : il suffit néanmoins d’un coup d’œil pour se persuader que le hasard a tout fait, que le calcul n’est pour rien dans cette espièglerie lapidaire.

D’étape en étape, j’avais décrit un cercle et j’étais revenu presque à mon point de départ : entre Waldulm et Achern, il n’y a guère que cinq quarts de lieue. Le chemin de fer badois était peu éloigné, car je voyais flotter dans la plaine le panache de la locomotive. Je m’acheminai donc tranquillement vers la prochaine station, où je demandai un billet pour Emmendingen.

  1. Suite. — Voy. pages 209 et 225.