La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 235-240).


V


Pendant que la Mourg, sortie à l’est des flancs de la Hornisgrinde, se précipite vers le nord, le Lierbach, perçant à l’ouest l’autre déclivité de la montagne, tourne brusquement vers le sud. Il rencontre bientôt sur son passage, en un bassin verdoyant et désert, les ruines d’un vieux prieuré, l’abbaye d’Allerheiligen ou de Tous-les-Saints, monastère qui aurait dû être éternel, puisqu’il avait pour protecteurs tous les personnages les mieux vus dans l’autre monde et avait en outre été miraculeusement fondé. S’il devait sa naissance à la duchesse Uta de Schauenbourg, il devait effectivement sa situation à un âne. La duchesse était fille du riche comte palatin Gottfried de Kalw et de la belle Luitgarde de Zæringen, dont elle hérita le manoir de Schauenbourg, que nous visiterons bientôt. Épousée par le comte d’Eberstein, qui mourut très-jeune, elle fut ensuite unie au comte Welf d’Altdorf. Son premier mariage n’avait pas été heureux, puisqu’elle avait perdu prématurément le compagnon de ses beaux jours ; le second ne le fut pas davantage. Le seul enfant qu’elle avait eu de sa nouvelle union périt au bout de quelques années. Le père, pour se consoler, s’abandonna sans réserve au libertinage et à d’autres excès. La mère inconsolable se retira en Italie dans un monastère. Les humeurs chagrines, les infirmités, l’isolement de la vieillesse, que tout le monde abandonne pour rechercher de plus frais visages, purent seuls réunir les deux époux près de leur foyer longtemps désert. Mais bientôt un des fauteuils resta vide. La duchesse, qui survivait à son second mari, ne songea plus qu’aux œuvres de piété. Elle résolut de construire une abbaye, mais ne sachant au juste en quel lieu, elle ordonna de charger sur un âne les fonds nécessaires et de le laisser marcher sans contrainte : là où il ferait halte de lui-même, on bâtirait le monument. La bête partit donc de Schauenbourg, suivie de quelques domestiques, entra dans une vallée, puis dans une autre, et monta jusqu’au Sohlberg. Là, tourmenté par la soif, maître Aliboron frappa du pied la terre, et une source complaisante jaillit aussitôt pour le désaltérer, comme le prouve l’inscription gravée sur la margelle dont on a environné la fontaine miraculeuse :

L’AN 1191,
UN ÂNE FUT ICI CONDUIT
DONT LE PIED FIT JAILLIR CETTE SOURCE.

Rafraîchi par l’eau merveilleuse, le baudet reprit sa marche, pénétra dans une haute vallée en amphithéâtre, y jeta son fardeau et se roula sur l’herbe. Cette haute vallée, c’est le bassin où le monastère dressa bientôt ses pignons, ses toitures et la flèche de son église. Les travaux commencèrent en 1192 et furent terminés deux ans après. Le monument ne devait pas être considérable, puisqu’on y installa seulement un prieur et cinq moines appartenant à l’ordre des Prémontrés, celui de tous qui a le plus élégant costume ; ces religieux portent en effet une robe de laine blanche avec de nombreux boutons, une ceinture de soie blanche, une toque et des bas de même couleur. On dirait qu’ils forment parmi les cénobites une classe d’aristocrates. La libéralité des fidèles ne tarda point à augmenter les ressources et l’importance du couvent ; peu à peu il devint une des plus riches abbayes de la contrée. Dans cette profonde solitude, où les hivers sont rigoureux et durent sept mois, où, malgré la beauté du site, on aurait pu mourir d’ennui, les moines eurent le bon esprit de former une bibliothèque, de se livrer à l’étude : ils ouvrirent même une école supérieure, qui fut bientôt jugée excellente et qui pouvait recevoir une cinquantaine d’élèves, singulière destinée pour une abbaye dont un âne avait choisi l’emplacement.

Mais l’âpre climat des hautes terres semblait trop dur à quelques prieurs : ils trouvaient cruel de loger à 664 mètres au-dessus du niveau de l’océan et de promener leurs regards pendant six mois sur des montagnes blanchies par la neige. Un de ces délicats cénobites, nommé Jean Magistri, qui habitait déjà presque toute l’année Lautenbach, dans la tiède vallée de la Rench, voulut y transférer le siége de la communauté. Mais les religieux s’y opposèrent et, après avoir tenu chapitre, en 1484, émirent une décision régulière, qui interdisait au prieur de résider à Lautenbach, sauf transitoirement, parce qu’un plus long séjour « occasionnerait l’abandon du saint lieu, où étaient ensevelis les os de la fondatrice et de leurs bienfaiteurs, exciterait par suite contre les moines l’indignation générale et amènerait enfin la ruine complète du pieux établissement. » Ce fut leur volonté qui l’emporta.

En 1657, le couvent de Tous-les-Saints, qualifié depuis son origine de simple prieuré, obtint le rang d’abbaye. Son dernier supérieur, Guillaume Fischer, après la sécularisation du domaine ecclésiastique en 1802, alla vivre à Lautenbach, et mourut à Oberkirch, sa ville natale, en 1824. L’année qui suivit l’abolition du monastère, on délibérait encore sur l’usage que l’on ferait des édifices, quand un orage enveloppa, le 6 juin, le vallon circulaire où dormaient abandonnées leurs fortes murailles. Le tonnerre y mit le feu et réduisit en cendres les bâtiments. Il ne resta debout que des pans de murs. La partie la moins maltraitée du logis claustral fut depuis lors restaurée pour servir de maison de garde, les bois d’alentour ayant été réunis au domaine public. Cette maison est devenue peu à peu une excellente auberge, où l’on trouve dans un site désert tout le bien-être de la civilisation.

Pour aller d’Ottenhœfen à l’abbaye en ruines, on traverse des bois majestueux, une forêt de hêtres notamment, qui allongent leurs rameaux comme si chacun d’eux voulait embrasser toute la montagne, et dressent leurs troncs comme les piliers d’une église. On finit par atteindre un grand chemin, une route monumentale, dont les sinuosités vous mènent au but de votre course. Dès qu’on aperçoit les débris, on reconnaît le goût infaillible avec lequel les solitaires chrétiens choisissaient l’emplacement de leurs retraites, et l’on entend déjà gronder le torrent qui passe près des vieux murs. C’est un site admirable que cette corbeille spacieuse et verdoyante, exhaussée à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Quant au monument lui-même, les restes de l’église provoquent seuls l’attention comme œuvre d’art, et encore leur délabrement fait-il leur principale beauté. Une plus ancienne basilique


Maison dans le Val d’Enfer. — Dessin de Stroobant.

ayant été anéantie par le feu en 1470, celle-ci fut érigée à une mauvaise époque ; le style gothique de la décadence y règne sans partage. On ne trouve pas une moulure qui puisse flatter un connaisseur ; l’édifice tout entier devait être d’une architecture assez pauvre. Mais il a maintenant l’attrait du malheur ; comme ces familles royales qui n’intéressent qu’après leur chute, il est paré de son désastre. Les pans de murs, les escaliers, les tourelles, qu’on examinerait d’un œil indifférent, s’ils n’avaient pas souffert, ont le charme des lentes décadences et la poésie des ruines. Les bois et le ciel forment perspective à chacune de leurs blessures, et des nuages d’or passent devant les fenêtres vides, comme les chars des dieux mythologiques. Le silène aux fleurs roses, la campanule aux fleurs bleues, le seneçon, le géranium bec-de-grue tapissent les parois. Sur une tour du portail, restée debout, ont grandi quelques sapins et végètent quelques mélèzes, dont le feuillage


Le val d’Enfer. — Dessin de Stroobant d’après nature.

délabré murmure comme un lai plaintif au moindre

vent qui les effleure. Dans l’herbe, des tombes éparses, monuments commémoratifs oubliés, pieux souvenirs auxquels nul ne s’intéresse. Une de ces dalles fixa mon attention ; elle avait pour but de rappeler un nom et de constater une date :

CONDIDIT HAS ÆDES ABBAS EX ORDINE PRIMUS,
DICTUS ANASTASIUS, PRÆSUL IN ORBE PIUS.
MDCLXIX.

« Anastase, le premier supérieur qui eut le titre d’abbé, fameux dans tout l’univers par sa dévotion, a construit cet édifice en 1669. »

Il s’agit non pas de l’église, mais d’un autre bâtiment élevé par le digne prélat, célèbre jadis dans tout l’univers, inconnu maintenant du monde entier !

Un avis placardé sur les ruines me fit sourire : « MM. les voyageurs sont avertis de prendre garde aux pierres qui tombent et aux murs qui s’écroulent. »

Je voudrais bien savoir comment on peut se préserver d’un pan de mur qui vous tombe sur la tête.

D’après un dessin à la plume qui orne le salon de l’auberge, dessin fait par un successeur d’Anastase, l’abbé Félise, on voit que l’abbaye se composait de monuments nombreux et considérables. Outre l’église en forme de croix, il y avait un cloître avec un préau, une salle capitulaire, une résidence pour l’abbé, un collége pour les étudiants, une infirmerie, des ateliers pour tous les objets que les moines faisaient fabriquer sur place, un abattoir, de vastes cuisines, un bûcher, des étables, un moulin à planches et une hôtellerie pour les visiteurs ou pour les voyageurs attardés. Bref, c’était un monde en petit, une sorte de ville claustrale, qui se suffisait à elle-même. Les religieux pouvaient fermer leurs portes et dire : « Nous n’ayons besoin de personne. » La demeure de l’abbé se trouvait à part, en face de l’énorme pâté de constructions que formaient tous ces corps de logis, et entourée d’un petit jardin clos, avec une balustrade et une grille sur le devant, dont les restes subsistent encore. Plus loin, derrière les bâtiments d’exploitation, au midi et près du torrent, il y avait un potager garni de fleurs, où l’on descendait par un large escalier : un pavillon placé au bord de l’eau, qui fait une chute en cet endroit, permettait de rêver… ou de dormir, au bruit monotone de la cascade. Cette partie agreste de l’ancien établissement a été conservée.

Au-dessous du jardin, une magnifique avenue, qui longe le Grindenbach, servait de promenoir aux habitants de la colonie religieuse, car c’était une véritable colonie, dont les membres ne devaient pas monter à moins d’une centaine. On ne peut guère imaginer un lieu plus charmant de causerie et d’indolent exercice. Mais tout à coup le terrain leur manquait ; le flot limpide tombe dans une gorge escarpée, où il n’y avait plus moyen de le suivre, si l’on n’avait le pied leste et l’agilité d’un chasseur. Là, en effet, commencent les plus belles chutes de la Forêt-Noire, qu’on appelle les Cascades de Tous-les-Saints, où les Sept-Cuves. De nos jours seulement on les a rendues d’un accès facile, en creusant des gradins, en plaçant des escaliers, en pratiquant des terrasses sur les bords. Ce devait être jadis un endroit mystérieux, que presque personne ne connaissait : la plupart des curieux s’arrêtaient devant le gouffre, prêtant l’oreille au fracas prolongé des chutes, qui forment une guirlande écumante. À droite et à gauche se dressent des roches perpendiculaires de granit et de porphyre, qui ont la tournure la plus hardie et l’aspect le plus pittoresque. Sur leurs anfractuosités, dans leurs crevasses, des sapins ont pris racine contre toutes les vraisemblances. On dirait des assiégeants téméraires, escaladant une forteresse. Quelques-uns sortent du rocher dans le sens horizontal, puis se dressent tout à coup vers le ciel, en longeant la paroi et en s’effilant, comme tous les arbres malingres qui cherchent la lumière. D’étroites plates-formes, n’ayant qu’un pouce ou deux de terre végétale, déguisée sous le lichen et la mousse, ont reçu et fait germer des graines de conifères ; mais heurtant bientôt de leurs racines l’impénétrable roc, les jeunes plantes n’ont pu se développer ; elles qui seraient devenues des colosses, si la nourriture ne leur manquait pas, se trouvent réduites, faute d’aliment, à la taille la plus mesquine : elles atteignent deux ou trois pieds de haut, puis s’arrêtent. Peut-être grandissent-elles d’un pouce ou deux chaque année. Elles forment ainsi des bocages nains et parsemés de fleurs, qui ressemblent à des jardins d’enfants. Ailleurs, d’interminables ronces balancent contre la pierre obscure leurs verdoyants festons. Il y a un endroit où les deux murs se rapprochent tellement qu’on a baptisé cette partie de la gorge le Saut-du-Cavalier. On prétend qu’un reître suédois, poursuivi par les Impériaux, lança son cheval et d’un bond franchit le détroit. Ayant bien examiné le lieu, je déclare le fait impossible ; mais la foule a voulu exprimer au moyen de cette anecdote quelle faible distance sépare les rochers.

Les cascades d’Allerheiligen sont au nombre de dix ; on les appelle les Sept-Cuves, parce que les sept chutes les plus fortes ont creusé des bassins là où elles tombent, où elles recueillent un moment leurs flots, pour se lancer dans de nouvelles aventures. Tous les effets que nous avons admirés au couloir de Gottschlœg, nous les retrouvons ici, mais plus accentués, plus frappants : les colonnes d’eau ont quinze pieds de hauteur, au lieu de cinq ou six. Et comme le détroit serpente, elles prennent des allures diverses, forment des nappes ondoyantes ou des chevelures d’écume. La troisième, qui bouillonne ainsi dans toute sa longueur, est une des plus belles ; la cinquième se tord comme un flot diluvien ; la sixième projette avec audace ses ondes blanchissantes. La septième et la huitième se précipitent comme des furieuses dans le gouffre. La neuvième rencontre une espèce d’abside, partage d’abord ses eaux, puis les réunit gravement et les épanche dans un bassin presque régulier, qu’on appelle le Büttenloch. Çà et là une plate-forme permet de dominer une ou deux chutes. Le torrent fait un dernier bond, puis retrouve le calme, non pas un calme absolu, mais celui que permettent les pentes rapides des hautes terres.

Presque en haut de la gorge s’ouvre une espèce de caverne, dont les deux parois forment au sommet un angle aigu : on l’a baptisée la Grotte des Bohémiens, par suite d’une légende qui s’y rattache.

L’École d’Allerheiligen était devenue célèbre dans toute l’Allemagne et même à l’étranger, en sorte qu’on briguait l’honneur d’y achever ses études. Parmi les élèves qu’instruisaient les doctes moines, il y avait un jeune homme distingué de Strasbourg, qui aimait beaucoup la nature sauvage des environs et allait souvent rêver près des cascades. Un jour qu’il suivait les flots tumultueux, il vit sortir de la grotte une jeune fille d’une rare beauté. Elle faisait partie d’une troupe de Bohémiens, logés depuis peu dans ce rude asile. Pendant que Walther la contemplait comme fasciné, une voix, sortant de la grotte, l’appela par son nom : « Elmy ! Elmy ! »

Je vous laisse à penser si le lendemain et les jours suivants le jeune homme alla se promener du côté des chutes ! Comme c’était un beau garçon, il plut à la belle fille, et quand on se plaît mutuellement, on ne tarde pas à s’entendre. Walther n’avait point parlé de mariage, mais il était si ravi de son bonheur inattendu qu’il promit à la Bohémienne de l’épouser, et même confirma sa promesse, en lui donnant un anneau d’or. Elmy le garda non-seulement comme un témoignage d’amour, mais comme une sorte de talisman, car sa grand’mère, qui prédisait l’avenir selon l’usage de sa tribu, lui avait déclaré que tout son bonheur dépendait de ce bijou. Aussi ne pouvait-elle se lasser de le regarder. Un jour, par malheur, qu’elle l’avait ôté de son doigt et l’examinait au soleil, puis le baisait comme une relique, un corbeau fondit sur elle, enleva la bague et la porta dans une fente des roches inaccessibles qui dominent le torrent. Elmy désolée jetait des cris de désespoir, se tordait les mains et inondait de larmes ses belles joues, quand l’étudiant survint. Elle lui conta sa mésaventure, et le jeune homme tâcha de calmer sa douleur. Mais elle répétait toujours qu’elle ne pouvait plus espérer de bonheur sur la terre.

« N’est-ce que cela ? dit l’amant passionné. Avec l’aide de mes camarades, je saurai bien reprendre à l’insolent corbeau l’objet qu’il a volé. Calme-toi ! une seule de tes larmes est plus précieuse que tous les joyaux du monde. »

Effrayée de ce dessein, la Bohémienne se repentit alors d’avoir exprimé de si violents regrets. Par ses discours, ses regards suppliants et ses caresses, elle fit tous ses efforts pour dissuader Walther d’une si périlleuse tentative. Le jeune homme sembla effectivement y renoncer ; mais ce n’était qu’une feinte, car il voulait tranquilliser Elmy sur l’avenir et lui donner une nouvelle preuve de tendresse.

Le lendemain, elle se promenait devant la grotte, quand elle entendit une rumeur au-dessus de sa tête. Levant les yeux, elle vit avec effroi l’imprudent Walther, que ses camarades descendaient le long de la paroi, au moyen d’une corde. Elle garda le silence pour ne pas Le troubler, et, le cœur palpitant, le suivit du regard. Il était arrivé près du nid, allait reprendre l’anneau, quand soudain le corde se rompit. La Bohémienne poussa un cri d’horreur : le jeune homme tomba dans le précipice, où son corps fut brisé ; il n’eut pas même, avant de mourir, le temps d’adresser à Elmy un suprême adieu. La jeune fille perdit connaissance ; il fallut beaucoup de temps pour la tirer de cette mort passagère, mais quand on la ranima, hélas ! elle n’avait plus sa raison. « L’anneau, l’anneau ! la mort, la mort ! » disait-elle sans cesse, et elle regardait ses doigts, elle y cherchait la bague fatale. Puis, se levant tout à coup, elle penchait la tête en arrière, semblait chercher des yeux dans le ciel le malheureux étudiant ; et comme si elle voyait chaque fois se reproduire l’affreuse scène, elle jetait presque aussitôt un cri effroyable et tombait en syncope. Un jour, la crise fut si violente qu’elle termina son supplice en terminant sa vie.

Telle est la tradition par laquelle on explique le nom donné à la Grotte des Bohémiens.

Pour retourner à l’auberge d’Allerheiligen, je pris un sentier, sur la droite du torrent, qui grimpe parmi les roches et les vieilles forêts. Il me mena si haut que je n’entendais même plus le bruit des cascades. Mais le site majestueux, déployé autour de moi, m’empêchait d’y songer. Il y a un balcon naturel, d’où on aperçoit au loin, dans les profondeurs, toute la vallée du Lierbach. Il faut une heure pour parcourir ce chemin, avec l’allure d’un homme affairé ; mais pourquoi presser le pas, au milieu de sites charmants, où abondent les raretés végétales ? Ce fut là que je retrouvai enfin l’athamante, avec sa petite ombelle de fleurs argentées, son feuillage d’une délicatesse inouïe, aussi fin qu’un duvet, et son odeur embaumée. IL faisait déjà sombre que je marchais encore : bientôt la lune monta derrière les flèches obscures des sapins, et les nuages lui formèrent comme un trône de nacre et d’opale, d’où elle semblait présider au spectacle merveilleux de la nuit.

J’aurais pu, le lendemain, me diriger vers le Kniebis, mais c’est un massif compact et peu accidenté, dont une grande route suit la crête. Je le connaissais d’ailleurs, je l’avais vu dans les conditions les plus poétiques, dans toute la pompe lugubre de l’hiver. Par une triste nuit du mois de décembre, je marchais en toute hâte vers Freudenstadt. Une neige épaisse couvrait la terre, et de larges flocons tombaient silencieusement. Nulle étoile n’égayait la funèbre obscurité du ciel. Cette morne et pâle, et vague lueur, qui flotte encore dans l’air le plus ténébreux, me laissait à peine distinguer l’immense linceul de la campagne. Les bises chantaient l’hymne des morts sur la nature ensevelie. Ce ne fut pas sans un extrême plaisir que j’aperçus au loin les lumières clignotantes de la ville, et mon plaisir redoubla quand je fus assis devant un bon feu, dans une auberge convenable. Le lendemain, la couche glacée était devenue si profonde, que l’on me dissuade de continuer ma route à pied. L’hôte m’assura que je me mettrais en péril si je voulais traverser le Kniebis sans autre guide que ma carte, et sans pouvoir espérer de secours s’il m’arrivait malheur. Je pris donc un traîneau pour franchir les passages les plus rudes, et, quelques minutes après, je vis les maisons blanches et noires s’effacer derrière moi. Les grelots du cheval, le bruit de la neige froissée par le véhicule résonnaient dans l’immensité du désert. Pas un croassement, pas une plainte, pas un rayon de soleil, mais une atmosphère brumeuse sur des hauteurs livides ;
Place du marché, à Schaffhouse. — Dessin de Stroobant d’après nature.
çà et là des masses de rochers, dont les formes se dessinaient à peine, comme celles d’un cadavre sous les plis du drap mortuaire ; puis, sur toutes les crêtes, sur toutes les pentes, dans tous les abîmes, des forêts glacées, blanches, roides, immobiles, pareilles à la végétation d’une planète hyperboréenne. Le moindre vent, qui balançait les rameaux, leur donnait une physionomie plus singulière encore. La neige glissait de branche en branche, d’étage en étage ; chaque flèche pyramidale semblait une cascade, et l’on aurait cru voir des millions de fontaines ruisselantes.

Alfred Michiels.

(La suite à la prochaine livraison.)