La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 232-235).


IV


Deux ruisseaux qui jaillissent des flancs de la Hornisgrinde, la Mourg blanche et la Mourg noire, forment en se réunissant la Mourg proprement dite. Elle sillonne une vallée profonde et tortueuse, célèbre par la diversité de ses aspects et le charme de ses points de vue. Les torrents primitifs coulent dans des gorges moins sauvages que ne le sont d’habitude les défilés des hautes terres. Deux hameaux ont pu s’établir dans cette zone, à l’endroit même où les deux sources confondent leurs eaux limpides et un peu plus bas, Oberthal, Mittelthal. Bientôt on aperçoit Reichenbach et une série d’autres villages, qui augmentent d’importance, à mesure qu’on s’éloigne des hautes cimes. La vallée garde toujours un air calme, une expression de champêtre aménité, pour ainsi dire, avec le profond tapis de ses herbages, la splendide tenture de ses vieilles forêts. Au-dessous de Forbach seulement son caractère change : elle devient plus sinueuse, plus pittoresque et, en même temps, plus féconde. Pressée dans un lit de roches vivement dessinées, la Mourg écume, gémit et gronde. Partout on découvre des granges rustiques, en planches de sapin noircies par l’action de l’atmosphère, où l’on emmagasine le foin ; partout des ruisseaux qui murmurent et sautillent viennent rejoindre le courant central ; partout, sur les pentes de la vallée-mère et des vallées accessoires, tintent les clochettes des bouvillons et des génisses. Çà et là le paysage prend une physionomie sévère, farouche même ; les blocs de gneiss, de porphyre, de basalte ou de granit s’accumulent, forment des gradins, des corniches, des tribunes naturelles, se veloutent de pariétaires, de mousses, de lichens, se hérissent de noirs sapins. Quelques masses de rochers imitent un gigantesque château fort. Puis le travail de l’homme reparaît, des indices nombreux dénotent l’activité de la population. Tantôt le voyageur aperçoit un gracieux village, éparpillé sur un plateau, dans un couloir, dans un bassin que les deux chaînes de hauteurs décrivent en s’éloignant l’une de l’autre ; tantôt, c’est une petite ville, une ferme, une scierie mécanique, une vacherie autour de laquelle traînent les nuages. Ici, la Mourg ou quelqu’un de ses affluents tourne la rouse d’un moulin à huile ; là, en tordant de jeunes pins, les flots préparent dans une fabrique des câbles grossiers, pour unir l’une à l’autre les pièces de bois dont on compose les radeaux ; ailleurs, résonnent les marteaux d’une forge, les cheminées d’une verrerie vomissent des flammes et des étincelles. Plus loin, fument les cônes des charbonnières, les tuyaux des cabanes où l’on prépare la poix, où bouillonne le goudron, où cuit la résine. Mais ces vulgaires industries n’ôtent rien à la grâce, à la fraîcheur du vallon. La nature les enveloppe de sa magie et de son luxe. Elle drape de pariétaires, de saxifrages les bâtiments qui


Porche latéral de la cathédrale de Fribourg. — Dessin de Stroobant d’après nature.

les abritent ; elle les entoure d’eau, de fleurs et de

ramures. L’usine des plaines serait affreuse, l’atelier des montagnes est splendide et charmant : il pourrait presque toujours servir de modèle à un artiste. Je me rappelle une tannerie de l’aspect le plus frappant et le plus original : située au bord du torrent, à un endroit où il avait la physionomie placide d’une rivière, ses constructions de grès rose, de bois et de plâtre, bistrées par la poussière du tan, groupées par hasard, au fur et à mesure des besoins, formaient avec leurs étagères de mottes alignées un ensemble pittoresque, où abondaient les saillies, les vides, les angles capricieux. Derrière les bâtiments et sur le sol d’alentour, l’aune, le peuplier suisse, le noyer, le frêne, le pin larix déployaient et mêlaient leurs feuillages. Devant l’usine, l’onde protégée par ce rideau et calmée par un barrage, s’aplanissait comme un miroir aux teintes sombres. Plus près de moi, sur le barrage en diagonale, qui occupait un assez large espace, le torrent écumait, reprenait ses allures fougueuses ; quelques îlots empanachés de saules interrompaient la digue, et parmi les saules, des canards au plumage bigarré, des oies à la blanche robe, dormaient ou examinaient la nappe tranquille. La lumière inondait le premier plan du tableau, tombait en pluie de diamants à travers les branches. Vingt sortes de fleurs, comme la reine des bois (Hepatica stellata), le myosotis, l’anneau de Salomon, la potentille aux corolles d’or, étoilaient le gazon des deux rives. Ni Hobbéma, ni Everdingen, ni Ruysdael n’eussent mieux inventé.

Enfin l’on arrive au château d’Eberstein, restauré il y a soixante ans, où vivait jadis une famille belliqueuse, demeurée célèbre dans l’histoire et dans les chroniques du pays. Uhland a rimé une légende un peu vive sur un de ses chefs. Ses terrasses et une tour qui le domine laissent la vue embrasser un magnifique paysage. D’une hauteur extraordinaire et comme un oiseau qui plane, on découvre la plus belle partie de la vallée. Dans le fond se tord et blanchit la Mourg, dont le grondement parvient à peine jusqu’à la zone majestueuse que l’on occupe. À droite, on aperçoit le haut du labyrinthe, avec ses couleurs somptueuses et ses formes accidentées ; à gauche, le bassin s’évase, l’œil atteint la plaine, la traverse et distingue encore à l’horizon, dans une sorte de brume azurée, les pittoresques sommets des Vosges. Un parc entoure le château, un de ces parcs dont on ne saurait avoir aucune idée dans les plaines, jardins merveilleux, où tous les motifs que recherchent les peintres, que l’on essaie d’imiter dans les décorations de théâtre, se trouvent prodigués par la nature, grâce aux mouvements du terrain, aux échappées de vue naturelles, à la beauté des arbres et des fleurs, aux rochers, aux débris de tours, de fortifications, de chapelles, qui opposent leurs tons bruns aux nuances de la verdure et parlent des vieux âges, et font rêver le promeneur. Cette ancienne résidence gothique est maintenant la propriété du Grand-Duc. On a fait des efforts plus ou moins judicieux pour meubler et orner l’intérieur dans le goût du moyen âge. Le peintre Fohr y a même représenté sur les murs quelques scènes dramatiques de la vieille histoire d’Allemagne. La pièce la plus curieuse est celle que l’on nomme salle des chevaliers, dans laquelle on a réuni d’anciennes armures, les ustensiles, les verreries à la mode chez nos aïeux, et que l’on a décorée de vitraux.

Puissance des mœurs, des goûts, de l’esprit public ! Sur les pentes de la colline où se dresse vers le ciel ce château consacré au souvenir, on a étagé des vignobles dont le produit est recherché par les buveurs de la Forêt-Noire ! Des travaux utiles ont remplacé les funèbres préoccupations des hommes de guerre.

Quand on abandonne le vieil édifice et qu’on prend le sentier qui mène les piétons à Gernsbach, on arrive bientôt près d’une roche, dont la masse bizarre surplombe la Mourg. Elle est appelée le Saut du Comte, d’après une tradition populaire : on prétend qu’un seigneur d’Eberstein, pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis, s’élança du haut de cette roche dans la Mourg, d’où il sortit sain et sauf. Un poëte moderne, Auguste Kopisch, ayant versifié la légende, nous allons traduire en langue vulgaire ses phrases poétiques.

Le Saut du Comte.

« Le Wurtembergeois l’avait cerné : que fit le comte Wolf d’Eberstein ? Il s’élança hors du château vers la Mourg, jusqu’au mur de rochers, à l’endroit où il est le plus abrupt. Nul ennemi ne le guettait en bas : il éperonne son cheval, le précipite dans le torrent. Que Dieu te sauve, comte d’Eberstein ! Une si vaillante fuite ne peut que t’honorer ; tes ennemis eux-mêmes poussent des cris d’admiration. Le chevalier tomba dans les flots sans accident, gravit le bord sans dommage : il était libre ! Essayez si vous aurez la même chance. »

Quand on a dépassé ce roc fameux, le col jusque-là si pittoresque s’évase de plus en plus et prend la forme ordinaire des vallées. À Rothenfels, les montagnes sont déjà bien loin de la rivière ; à Gernsbach, nous entrons dans la plaine. Cette petite ville est le rendez-vous général des flotteurs et un centre de commerce pour la vente des bois, achetés presque tous par la Hollande. De nombreuses scieries mécaniques transforment en planches les sapins. Le joli hôtel de ville, dans le goût de la Renaissance, a été construit jadis par un membre de la corporation des flotteurs, devenu tellement riche, assure-t-on, que ses héritiers mesurèrent son argent au boisseau. La Mourg ne traversant que des districts forestiers, ses eaux ont servi de bonne heure au transport des coupes. Une cinquantaine de torrents secondaires augmentent ses flots, mais comme leur volume n’est pas assez considérable pour le flottage, pour celui des grosses pièces surtout, on a cherché à l’accroître et utilisé dans ce but le Raumünzach, un de ses principaux affluents, qui baigne un défilé sauvage et presque inaccessible. En barrant son cours, on a formé un réservoir d’un million cinq cent mille pieds cubes. On entasse là toutes les coupes de l’année, on ouvre les écluses, et l’onde furieuse charrie le bois jusqu’à la rivière. La Mourg se gonfle à son tour, enlève les troncs amoncelés sur ses bords, et les emporte vers le Rhin, où elle finit par se jeter, après avoir glissé sous les murs de Rastadt et fait une course de vingt lieues.