La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 227-232).


III


Celui qui termine un jour de voyage dans les montagnes est comme un homme qui, dans un beau volume, s’arrête à une belle page. Le lendemain, il reprend sa lecture avec une joie nouvelle. Je m’étais couché la tête pleine des images gracieuses du Gottschlœg ; le lendemain matin, je devais escalader la Hornisgrinde, en passant près du Mummelsee, ou lac de Mummel, qui ride ses flots à trois mille cent pieds au-dessus du niveau de la mer. Quoiqu’on fût au mois de mai, les journées étaient brûlantes ; je partis donc avec mon guide à quatre heures et demie du matin, prenant la route de Seebach. Il faisait une fraîcheur si grande que l’on aurait pu se plaindre du froid ; mais comme j’avais désiré cette fraîcheur, je n’osai rien dire, et me contentai de m’envelopper dans mon manteau. Une partie des habitants dormaient encore, mais les oiseaux chantaient sur les arbres fruitiers, les moineaux pépiaient au bord des toits, et la bergeronette sautait d’une pierre à l’autre dans le lit du torrent. Les teintes les plus délicates de la verdure égayaient le fond de la vallée, les pentes inférieures de la montagne, en bigarraient même la cime, dans tous les endroits où le hêtre mêlait aux noirs sapins ses guirlandes nouvelles. L’astre flamboyant ne dardait pas encore ses rayons dans le splendide amphithéâtre qui se déployait autour de nous, car il lui fallait gravir assez haut dans le ciel pour dépasser les crêtes orientales, mais un nuage rose, qui glissait lentement derrière la chaîne, était tout illuminé de sa gloire.

Au delà du village éparpillé de Seebach, nous atteignîmes la forêt, et le sentier devint plus rapide. Autrefois il n’y avait de sentier ni dans le Schwartzwald, ni dans les Vosges ; il fallait marcher à travers les broussailles et les grandes herbes, qui trempaient le bas de votre pantalon, quand elles ne le déchiraient pas, et emplissaient de rosée votre chaussure. La rosée est sans doute très-poétique, mais ailleurs que dans les souliers. On ne pouvait donc se passer de guêtres en cuir. Maintenant que l’on a ouvert partout des routes, à quoi servirait de calfeutrer ses jambes ? On se promène sur les montagnes comme dans un parc, avec cette différence qu’on a devant les yeux une nature libre et à demi sauvage.

Autour de nous se dressaient vers le ciel d’antiques sapins, dont les branches inférieures traînaient jusqu’à terre, et d’énormes hêtres, tantôt groupés, tantôt disséminés parmi les arbres résineux. Tous les conifères, au mois de mai, semblent mouchetés par un peintre, car leurs branches obscures ont pour extrémités de jeunes pousses du vert le plus délicat. Les bourgeons moins développés exhalent une faible et suave odeur de résine, qu’on aspire comme le parfum des fleurs. Quant au hêtre, nul arbre n’étale, après la longue mortification des hivers, une robe d’une teinte aussi charmante : ses feuilles pâles et lustrées, qui miroitent au soleil, forment avec le sombre manteau des espèces résineuses un violent contraste. Çà et là quelque bouleau, à la tige d’argent, berçait entre eux son ondoyant panache.

Et sous cette magnifique tenture, quelle décoration d’arbrisseaux et de plantes vivaces ! L’anagalis ou trèfle des montagnes formait des touffes de campanules aussi blanches que la neige ; le myrtille noir agitait au souffle du matin ses grelots roses et silencieux. Et la violette de Parme, aux tons lilas, quels bancs spacieux elle déployait sur le sol, comme des tapis de velours brodé ! Dans ces profondes solitudes, où ne passent que des bûcherons, des gardes forestiers et des promeneurs, comme rien ne trouble la végétation, les plantes ne s’éparpillent point ; on ne trouve pas ici un individu de l’espèce et là-bas un autre. Les graines qui doivent produire les générations nouvelles tombent au pied des vétérans et croissent à côté. Les jeunes plants se groupent donc en épais massifs, composent de véritables colonies, d’une prodigieuse opulence.

Nous montons cependant, et le soleil monte aussi, plongeant ses rayons à travers les branches, dorant les hauteurs qui nous font face. À mesure que nous gravissons la route sinueuse, nous traversons des gorges, des bassins, des vallées de plus en plus sauvages ; les bois s’exhaussent et leurs troncs s’élargissent. Enfin nous entendons les notes majestueuses d’un torrent qui bondit, gronde, écume, bondit et gronde encore dans un abrupt détroit, sur une pente indéfinie : sa rumeur se prolonge au loin, faiblit graduellement et passe des tons d’orgue à un sourd murmure, à des bruits vagues et fugitifs. C’est un simple ruisseau qui, en s’échappant du Mummelsee, produit cette grandiose harmonie, et après maint détour, après avoir recueilli des affluents, devient l’Acher, le premier cours d’eau que nous avons


Les rochers de Küssenstein. — Dessin de Stroobant d’après nature.

salué aux abords du Schwartzwald. Quelques minutes de marche, et nous allons découvrir le lac d’où il sort. En effet, voilà sa nappe immobile qui reluit à travers les colonnades de la forêt.

Sombre miroir des hauts lieux, coupe lugubre où la montagne épanche ses eaux souterraines, quel silence profond règne sur les bords ! Pas un chant d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte : le vent glacé, qui


La ville et La cathédrale de Fribourg. — Dessin de Stroobant d’après nature.

effleure ton onde stérile, passe lui-même sans faire

entendre un soupir. Encaissé dans un amphithéâtre dont les pentes ont mille pieds de haut, tu sembles préparé pour quelque œuvre mystérieuse, pour servir aux conciliabules de génies moroses et funestes. C’est la nuit qu’il faudrait te voir, dans le drame des ténèbres, quand de blanches vapeurs glissent comme des fantômes sur les noirs sapins, quand la lune, comme une déesse du Nord, apparaît sur un traîneau de nuages, baigne de sa pâle lumière ta face chagrine, enveloppe les hauteurs et argente les clairières de nuances boréales.

Même en plein jour, même sous un ardent soleil, le lac Mummel étonne par sa physionomie sinistre. Il a environ une demi-lieue de tour, une forme presque circulaire et passait jadis pour insondable ; mais on a fini par en mesurer la profondeur, qui varie de soixante à soixante-dix pieds. Son lit se compose de roches nues, couleur de rouille, qui donnent à ses flots, même très-près du bord, les teintes les plus sombres. Vers l’est et vers le nord seulement, un sable jaune dessine alentour une bande d’or. Nulle plante n’y végète, pas même la mousse aquatique ; nul poisson n’y peut vivre, pas même la truite, car elle ne trouverait point de nourriture. Le fretin qu’on y a jeté est mort de froid et d’inanition. Un seul animal remue dans ces eaux funèbres, un animal étrange, une bête à l’aspect fantastique : c’est une salamandre énorme, au corps noir, taché de larges plaques d’un jaune vif ; quelques individus ont sur le dos, non-seulement des plaques, mais deux bandes irrégulières de même couleur. Avec sa large tête, ses formes de crocodile, cette livrée sépulcrale aux dures oppositions, ses gros yeux proéminents, ce reptile amphibie semble une créature échappée du sabbat.

Les conifères, qui entourent le lac, n’ont point la robuste apparence de ceux que nous avions rencontrés d’abord. Un âpre climat sévit presque toute l’année en ces régions alpestres. Durant les premiers mois de la belle saison, comme pendant les derniers, les nues qui arrosent les plaines et les terres basses, ne jettent aux éminences et aux vallées supérieures que de la neige et de la grêle, sauf quand le vent souffle du midi. Même en plein été, il n’est pas rare de voir, le matin, le sol tout blanc de givre. Les arbres ont donc un air triste et maladif ; plus de branches traînantes, plus d’épais feuillages ; les rameaux inférieurs sèchent au fur et à mesure que le tronc grandit ; toute la force vitale paraît se concentrer dans la cime, et les bois, avec leurs troncs hérissés de pousses mortes, ressemblent à des groupes de convalescents, qu’une dernière crise doit abattre. On a dépassé la zone où prospèrent encore les végétaux résineux. Quelques sapins sont rongés tout vivants par la mousse et le lichen. Il n’est donc pas une image, dans ce bassin désert, qui n’éveille un sentiment de tristesse, qui n’en fasse un emblème de désolation.

Il y a quelques années, on a bâti sur la rive occidentale, aux frais d’une société d’amateurs, une rude et solide construction, en harmonie avec le site d’alentour. C’est une grande salle carrée, dont les épaisses murailles soutiennent une lourde toiture. Les rameaux qui l’environnent et de hautes croisées en plein cintre y laissent tomber une lumière mélancolique. Point de châssis, et conséquemment point de vitres aux fenêtres : des volets massifs et une porte analogue, sans aucune trace de peinture, servent à clore l’édifice pendant la nuit, ou quand la tempête se déchaîne. La couleur noirâtre de la pierre ajoute à la tristesse du monument. Il n’y a pour siéges que des bancs rustiques le long des parois. Juste en face de l’entrée, sous un large manteau, bâille une vaste cheminée qui dévorerait sans peine plusieurs stères de bois. Quand un bûcheron, quand des chasseurs, quand un garde sont surpris par l’obscurité ou le mauvais temps, par la neige ou par une pluie torrentielle, ils trouvent un asile sûr dans le robuste monument. On ferme, si l’on peut, toutes les ouvertures, on roule près de l’âtre un bloc de pierre et on allume un grand feu. Ainsi abrité, on n’a pas à craindre la mort par le froid ou les chutes dans les abîmes, sous l’impulsion de la rafale. On devise, on conte des histoires, on regarde palpiter la flamme au bruit du vent qui siffle à travers les cloisons. Bien qu’il fît un temps superbe, je fus moi-même forcé de me blottir dans un coin. La fatigue de l’ascension m’avait trempé de sueur, et une bise glaciale me gelait sous mon manteau.

Le lac de Mummel ou de la Nixe doit ce nom à une légende populaire. On prétend que plusieurs fées des eaux l’habitaient jadis et traitaient en bonnes voisines les campagnards d’alentour. Elles leur rendaient une foule de petits services, ne leur retirant leur protection que si leurs mœurs devenaient mauvaises. Une de ces douces créatures, qui s’était laissée voir à un jeune pâtre de bonne mine, lui inspira un violent amour. Elle était d’une beauté sans pareille ; son œil affectueux, ses manières engageantes bannissaient la contrainte, exerçaient une invincible attraction ; il n’en fallait pas moins pour tempérer l’effet de sa dignité naturelle. Les deux amants se réunissaient tous les jours dans un massif d’arbustes, où ils causaient familièrement, jusqu’à ce que l’étoile du soir élevât sa lampe au-dessus de l’horizon. Le pasteur jouait avec les beaux cheveux de la fée, qui lui apprenait les plus poétiques chansons et les plus ravissantes ballades. Lorsque le signal du départ brillait à travers les rameaux, elle lui recommandait de ne pas la suivre au bord du lac et de ne point l’y venir chercher, si elle était quelques jours sans paraître. Mais ses avis furent inutiles. Deux fois de suite le berger l’ayant en vain attendue au rendez-vous, son absence lui causa une vive douleur. Ne la voyant point arriver le troisième jour, il fut pris de désespoir et courut sur la grève. Une froide bise troublait la face de l’eau, qui avait l’air de frissonner. Le jeune homme appela d’une voix inquiète l’aimable nixe. Pour toute réponse, un gémissement sortit des profondeurs du lac et une tache de sang parut à la superficie. Que se passait-il sous les flots ? Le berger fut pris d’une sueur froide : un sentiment involontaire le força de retourner chez lui, où il mourut presque aussitôt.

Aloyse Schreiber, qui rapporte cette tradition, l’envisage comme un symbole. Le nénufar, dit-il, que l’on nomme en allemand la rose des lacs, abonde dans celui de Mummel. Le soir, cette fleur charmante ferme sa corolle et s’enfonce sous l’eau : on croirait qu’elle va dormir loin du bruit. Le matin, elle s’éveille, ouvre ses pétales, et vient à la surface recevoir la lumière du soleil. Ce double mouvement imite celui d’une nymphe qui plonge et reparaît. La légende, en conséquence, n’aurait fait que donner une forme surnaturelle à un accident de la nature. Le poëte Schnetzler, décrivant le lac, s’exprime ainsi : « Les joncs qui le couronnent murmurent à la dérobée. » Il se félicitait probablement d’avoir trouvé cette belle image. Elle prouve, comme la dissertation d’Aloyse Schreiber, que ni l’un ni l’autre n’avait vu le Mummelsee. Jamais fleur aquatique ne s’est épanouie sur ses eaux infécondes ; jamais ses bords n’ont entendu les soupirs des joncs et des roseaux. L’imagination ici demeure au-dessous de la réalité : dans son calme éternel et sa solitude infinie, le sombre lac, stérile comme la mer Morte, est bien plus frappant, bien plus original que toutes les inventions des poëtes.

Après avoir bu un coup de vin pour nous réchauffer, nous continuâmes notre ascension par un chemin assez rapide, qui longe ou plutôt domine la grève occidentale du lac. Le bassin où il dort semblait s’approfondir à mesure que nous montions. Çà et là je remarquais avec étonnement de grosses limaces d’un jaune orangé, qui me prouvaient que dans tous les pays de la terre on s’élève en rampant. Les sinuosités de la route et les contre-forts de la Hornisgrinde nous firent bientôt perdre de vue le Mummelsee. Un quart d’heure après, nous dépassions le zone arborescente ; quelques pins pumilio formaient encore des groupes rachitiques, de simples buissons à aiguilles, entremêlés de bruyères et de roches. Nous gravissions la dernière pente de la montagne, au sommet de laquelle nous fîmes une halte.

Devant nous s’étendait à perte de vue l’immense plaine du Rhin, que le lecteur connaît déjà. Une bleuâtre vapeur, malgré l’éclat du soleil, embrumait tout le paysage. Le fleuve y dessinait une ligne d’argent, non pas continue, mais brisée d’intervalle en intervalle par les accidents du terrain, qui cachaient la brillante surface. La chaîne des Vosges se dressait au loin, comme entrevue dans un songe. La cathédrale de Strasbourg, qu’on aperçoit à des distances prodigieuses, formait une masse d’un sombre azur. Mais le vent terrible des hauteurs nous glaçait le visage et ne nous laissait aucun répit. Nous traversâmes le plateau pour nous mettre à l’abri derrière la montagne, et admirer le spectacle qui devait s’offrir aux yeux de l’autre côté. Le sommet de la Hornisgrinde étant un peu convexe, on aperçoit malaisément les deux horizons à la fois, si l’on ne monte sur la tour construite au point le plus élevé. Mais comme la porte se trouvait close, le donjon bâti pour les curieux nous fut inutile. Je ne me souciais guère de l’escalader, au surplus ; ce qui me préoccupait, c’était le sol même que nous foulions : il était couvert d’une mousse grisâtre si profonde, que je n’en avais jamais vu de pareille. Je crois bien qu’on y aurait enfoncé d’un demi-mètre, si l’on n’avait pris garde où l’on marchait, et au-dessous on eût trouvé un terrain vaseux. Ce n’est pas cette triste végétation qui tapisse les sommets des Vosges ; les hautes terres, dans la région des plantes vivaces, composent habituellement une prairie embaumée, où le bétail broute une herbe fortifiante, où les clochettes des troupeaux tintent de vagues mélodies. Je ne sais pourquoi beaucoup de cimes, dans la Forêt-Noire, présentent un autre aspect[1]. Tout au plus y trouve-t-on quelques myrtilles à baies rouges, la bruyère des marais, l’andromède élégante, qui, de ses fleurs roses, égaye un peu la solitude, et la canneberge échevelée, qui rampe au sommet de la mousse.

Quand j’eus terminé mes observations botaniques, nous descendîmes de quelques mètres sur le versant oriental. Quel changement de spectacle ! Une fée, de sa baguette magique, n’aurait pu mettre en opposition des tableaux plus différents : si, à l’ouest, toutes les formes semblaient nager dans une brume aux tons pâles, vers l’orient le paysage n’offrait que sombres teintes, et les lignes s’accusaient avec une netteté admirable ; pas une nue dans le ciel, pas une traînée de brouillard sur les pentes et dans les vallons : un soleil éclatant illuminait la perspective. La montagne où je prenais du repos, son prolongement vers le nord, spacieuse arête qu’on nomme la Longue-Grinde, au midi les hauteurs du Rossbühl et la majestueuse épine dorsale du Kniebis dessinent un vaste amphithéâtre, un hémicycle immense et régulier, ouvert à l’est comme pour recevoir les premiers rayons lumineux. Des sommets moins élevés, mais encore d’une taille imposante, fourmillent dans le bassin qu’environne la chaîne semi-circulaire. Et toutes ces éminences, tous leurs plateaux, leurs caps, leurs versants, et le labyrinthe de vallons qui les sépare, sont couverts de sapins et de mélèzes au feuillage obscur. C’est un imposant et magnifique spectacle, une houle, une tempête de sombres flots. Elle ondule sans changer de couleur et d’aspect jusqu’aux dernières limites de l’horizon ; elle justifie complétement le terme de Forêt-Noire, appliqué depuis si longtemps au pays tout entier.

Le témoignage de mes yeux aurait pu me faire croire que c’était une forêt déserte. Aussi loin que portaient mes regards, je n’apercevais ni une ville, ni un bourg, ni un hameau, ni un chalet, ni une maison de garde. Il y avait assurément des habitations humaines, et en grand nombre, dans ce massif austère ; mais la disposition du terrain me les cachait absolument ; je ne voyais pas une toiture, pas même un jardin : les parages les moins fréquentés de l’Amérique septentrionale ne m’auraient pas offert l’image d’une plus complète solitude. Au fond d’une vallée, sur la gauche, près d’un herbage qui formait une longue bande de vert printanier, nous découvrîmes plusieurs bûcherons qui nous hélèrent d’une cadence tyrolienne, à laquelle nous répondîmes joyeusement. À côté de nous, des plaques de neige éblouissante formaient contraste avec le paysage et en relevaient les teintes foncées, qui n’avaient pas besoin de ce supplément. Pour achever le tableau, pour le couronner d’une poésie sublime, nos regards, dans la direction du midi, couraient librement sur toute la chaîne de la Forêt-Noire, jusqu’à la cime chauve du Feldberg, la plus haute du Schwartzwald, située juste à quinze lieues de nous. Elle était couverte de neige, et l’on distinguait parfaitement les arêtes dénudées de la montagne. Quelques géants voisins, comme le Belchen, avaient aussi la tête blanchie par les derniers frimas de l’hiver.

Admirez maintenant les combinaisons de la politique : cet amphithéâtre que la nature a si bien placé au cœur de la Forêt-Noire, qui n’aurait jamais dû être séparé du Kniebis et de la Hornisgrinde, on l’en a détaché ; l’hémicycle fait partie du grand-duché de Bade, l’encaissement se trouve dans le royaume de Wurtemberg. Jamais la confusion allemande n’a bravé d’une manière plus audacieuse les lois géographiques.

Cependant la marche, l’air pur des hautes régions, les alternatives du chaud et du froid nous avaient aiguisé l’appétit. Mon guide ouvrit le sac et en tira les provisions ; c’était un pauvre tailleur, aux formes grêles, au teint pâle, qui avait été charmé de faire une promenade avec moi, en gagnant plus que son travail ne lui eût rapporté pendant le même espace de temps. Il avait de très-bonnes manières et le regard expressif des hommes qui sont nés intelligents. Hélas ! ses facultés ne lui avaient pas servi à grand’chose dans un village ! Il cousait des redingotes de toile noire, doublées en toile écrue : la façon ne devait pas lui être payée bien cher, et il avait six enfants ! Comme ses cheveux grisonnaient, d’ailleurs, dame fortune, qui aime la jeunesse, ne pouvait plus l’enrichir par une de ses capricieuses lubies. Peu lui importait, au reste : il était habitué à son humble condition. Mais, ainsi que tout homme, il avait son infortune secrète, et, pendant que nous mangions, il me la confia. Son métier ne lui plaisait point : il aurait voulu être menuisier. Voyant sa frêle organisation, ses parents ne le lui avaient pas permis. À son âge, le pauvre montagnard le regrettait encore : il avait le cœur gros, me disait-il, chaque fois qu’il passait devant l’atelier où un homme plus heureux que lui sciait, rabotait, ajustait des planches. C’était là son rêve, son idéal : un autre en jouissait !

Pour le consoler, j’ouvris la seconde bouteille, que nous vidâmes jusqu’à la dernière goutte.

Du haut de la Hornisgrinde, on peut avec un bon conducteur descendre dans la vallée de la Mourg, une des plus belles de la Forêt-Noire, mais il vaut mieux passer par la vieille abbaye de Tous-les-Saints, monument en ruine qui achève de crouler pierre à pierre et où je comptais me rendre le lendemain. Il fallait d’abord retourner au village d’Ottenhœfen. Mon guide eut l’obligeance de me ramener par un autre chemin, où de nouveaux paysages me firent oublier la longueur de la route.

  1. Cela tient probablement à ce qu’un noyau de granit ou de porphyre empêche l’infiltration des eaux, quand vient la fonte des neiges.