La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 218-227).


II


Entre ces buts de promenade, le plus voisin est le district du Gottschlæg, où serpentent et mugissent les chutes d’Edelfrauengrabe. Une demi-heure suffit pour atteindre le bas de la gorge où elles commencent. La vallée se resserre tout à coup, et les flots deviennent plus retentissants. Ils murmuraient d’abord sur leur lit de cailloux, maintenant ils grondent, ils se fâchent ; tout à l’heure ils vont tonner et bondir, en écumant. Çà et là un chalet dominé par des cultures en gradins, où poussent quelques céréales et des pommes de terre, anime encore le détroit. Sous ses fenêtres, une langue de terre forme un pré luxuriant qu’ombragent le noyer, le prunier, le cerisier, que traverse un petit chemin tortueux, menant à un pont de bois. Dans l’herbe gloussent les poules, chantent les coqs, paissent les vaches ; dans le torrent barbote un jeune pourceau, propre et maigre, ou des canards font le plongeon. Ah ! si Bernardin de Saint-Pierre, quand il rêvait de la fabuleuse Arcadie, avait pu voir une de ces fraîches demeures, entourée d’eau, de verdure, de plantes balsamiques et de fleurs rares, comme il se serait enthousiasmé ! Comme il aurait emprunté à la nature même des couleurs pour la peindre !

Mais bientôt la gorge devient inhabitable : ce n’est plus qu’un étroit défilé. Des roches perpendiculaires montent à droite et à gauche, portant des hêtres rabougris, des sapins effilés, des guirlandes de ronces et de saxifrages. Le chemin suit tantôt la droite, tantôt la gauche du torrent, selon la forme et la disposition du terrain. Pour le coup, voici la première cascade, une chute de dix ou douze pieds ; l’eau ne bondit point en colonne pesante : elle roule en partie sur un escarpement, se fractionne aux aspérités, forme une chevelure d’écume. Jadis on était contraint de s’arrêter là, les différences de niveau formant des gradins trop difficiles à escalader. Mais on a creusé des marches dans la pierre, posé ailleurs des escaliers en bois, établi des garde-fous, nivelé le roc dans les endroits où il n’est pas nécessaire de monter. On peut longer de la sorte et admirer sans trouble, sans fatigue les dix-sept cascades. L’eau, en effet, ne tombe que pour rejaillir, avec mille accidents curieux, mille variétés d’allure. Il y a un rapide, où le flot transparent lave une surface de grès rouge, zébrée dans les creux de plantes fluviatiles ; les tons pourprés de la roche, la sombre nuance des mousses et des capillaires lustrées par le courant diaphane, le lumineux scintillement du liquide, la blancheur des filets d’écume forment des harmonies et des oppositions de couleur merveilleuses. Dans le bassin qui arrête la chute, les pierres du lit, blanchâtres et rousses, les sombres parois du rocher, l’ombre qu’elles projettent et l’onde qui tourbillonne, composent d’autres mélanges admirables.

La plus renommée de ces cascades est celle qui bondit en écharpe autour d’une petite grotte ; on peut s’asseoir dans la grotte, sur une pierre en forme de banc. Des gouttes d’eau tombent devant l’orifice comme une pluie de larmes. En face, le torrent frappe avec une éternelle fureur l’impassible rocher, où il a fini par creuser une baie, qui augmente les sinuosités de la chute. La disposition des lieux fait comprendre que la grotte aussi est l’œuvre des flots. Le roc autrefois intact les rejetait sur la paroi opposée, où ils se précipitaient avec rage. Combien leur a-t-il fallu de siècles pour entamer le bloc solide, qui paraissait les dédaigner ? C’est un mystère que nulle archive n’éclaircira. Ce travail a exigé sans doute plusieurs mille ans. Mais si l’une des parois, moins dure que l’autre, se creusait, la paroi opposée s’entamait aussi. La direction du flot en a été changée ; il passe maintenant devant l’abside creusée par sa violence. Les dix-sept chutes néanmoins doivent leur nom à l’entaille qu’il a faite et qu’une tradition a rendue célèbre.

À tous les sites curieux, à tous les monuments extraordinaires, le peuple veut attacher soit une légende, soit une anecdote, qui en explique l’origine ou la destination. La niche que nous venons de décrire et que pavoisent des plantes marécageuses, des touffes de cresson notamment, des mousses grenat d’un ton magnifique, entretenues par l’éternelle humidité des roches, où de fines gouttelettes roulent nuit et jour comme des perles transparentes, cette espèce de loge donc est appelée tantôt Edelfrauenloch (le trou de la noble dame), tantôt Edelfrauengrabe (le tombeau de la noble dame ou de la châtelaine). J’aime les récits populaires, mais quand ils sont bien inventés ; le conte relatif aux chutes ne me semble point mériter cet éloge. Aussi le rapporterai-je le plus brièvement possible.

Au château de Bœsenstein, dont les ruines subsistent encore près d’Ottenhœfen, habitaient jadis le chevalier Wolf de Bœsenstein et son épouse, une femme impérieuse, acariâtre, dure pour ses gens et pour le pauvre peuple.

Un jour qu’elle se promenait, une femme vêtue d’une robe en lambeaux et accompagnée de sept enfants lui demanda l’aumône. — « Gueuse effrontée, lui dit la noble dame, pourquoi as-tu mis sept enfants au monde, puisque tu ne pouvais pas les nourrir ? » — « Hélas ! répliqua la mendiante, tant que mon mari a vécu, ils n’ont manqué de rien, mais le malheur qui m’a rendue veuve leur a fait connaître le besoin. » — « Il fallait ensevelir tes louveteaux avec leur père, » s’écria la femme sans cœur. — « Impitoyable créature, dit la mère désolée, puisses-tu d’un seul coup donner le jour à sept enfants, qui deviendront la cause de ta ruine ! »

La noble dame éclata de rire, mais la malédiction de la mendiante s’accomplit. La châtelaine ne tarda pas à devenir enceinte, et neuf mois après, pendant que son mari était à la chasse, éprouva des douleurs soudaines. Quelle fut sa consternation, quand elle accoucha de sept enfants ! Elle appela une suivante discrète, lui remit six des nouveau-nés, en la priant d’aller les noyer dans un étang. La vassale obéit, mais comme elle approchait du vivier, elle rencontra le sire de Bœsenstein. — « Que portes-tu là d’un air mystérieux ? lui demanda-t-il.

— Six petits chiens que ma maîtresse m’a commandé d’aller jeter à l’eau, » balbutia la camériste.

Le seigneur voulut voir les animaux, et découvrit l’homicide qu’on préméditait. Ayant enjoint sévèrement à la camériste de garder le silence, il fit élever son abondante progéniture par un montagnard dévoué. Quelque temps se passa : la méchante femme croyait son ordre accompli et sa mauvaise action ignorée. Mais un jour le sire de Bœsenstein lui dit tout à coup : — « Une mère qui détruirait elle-même ses enfants, de quelle punition serait-elle digne ? » — Ayant oublié son coupable dessein, la châtelaine répondit : — « Elle mériterait d’être murée dans une niche, avec un pain et une cruche d’eau. » — « Vous venez de prononcer votre sentence, répliqua le chevalier, car vous avez voulu faire jeter à l’eau six de vos enfants. Mais ils vivent, et vous allez mourir. »

Le châtelain exécuta en effet sa menace. La dame de Bœsenstein fut murée dans la grotte des cascades, d’où bien longtemps après on tira son squelette. On prétend avoir vu, au clair de lune, son fantôme errer sur le bord des flots et parmi les rochers d’alentour ; mais je ne puis rien certifier à cet égard. Quoi qu’il en soit, la gorge déserte me paraît beaucoup plus intéressante que la tradition populaire.

Quand on a dépassé la dernière chute, on entre dans la vallée de Gottschlœg, une de ces vallées hautes, qui sont les plus poétiques et les plus charmantes de toutes. Elles inspirent un sentiment de profonde solitude, elles font croire à l’inaltérable paix que l’homme rêve toujours. On a longtemps gravi pour les atteindre, on a franchi des gorges, des pentes escarpées : il semble qu’on a mis un rempart entre soi et les tribulations de la vie. Les plantes des zones supérieures éveillent la curiosité, flattent les regards. Dès les premiers pas j’observe et j’admire une pulmonaire du plus beau carmin, substitué par la nature à la nuance rose pâle qui est sa couleur dans les plaines, des bancs entiers de véronique, au feuillage si délicat, aux fleurs d’un bleu si tendre, la stellaire aux blancs pétales élégamment irradiés, l’orchis aux girandoles violettes. Le myosotis abonde partout. Une mousse grenat veloute les rochers de son magnifique tissu, épinglé de baies vertes, portées sur un mince pédoncule. Le torrent, qui ne s’emporte
Église de Notre-Dame de Bon-Conseil, à Lautenbach. — Dessin de Stroobant d’après nature.
plus, a repris ses allures ordinaires et son récitatif habituel. Le tussilage blanc-de-neige commence à en pavoiser les bords ; la renoncule âcre les orne çà et là et orne aussi les îlots de ses touffes splendides, où luttent d’éclat ses belles feuilles lustrées, spacieuses, délicates, presque diaphanes, et ses corolles d’or, aux anthères de même couleur.

La vallée de Gottschlœg a le plus frappante similitude avec la Mer-de-Glace : la glace et la neige sont absentes, mais la forme est presque identique. Le bassin de la Forêt-Noire se termine également par une abside, à laquelle s’embranche, sur la droite, une gorge tournante. Mais au lieu d’une lugubre perspective, elle forme un attrayant spectacle. Ne vous imaginez point que ces hautes terres soient désolées, inhabitées ; des chalets épars, de vertes prairies, des bestiaux qui pâturent, des champs cultivés, des bois majestueux en font, au contraire, une vivante églogue. Les adolescents, qui gardent les vaches et les bouvillons de leur famille, s’amusent à jodeler[1], s’appellent et se répondent.

Les demeures ont une forme particulière : c’est la véritable maison de la Forêt-Noire, que j’avais déjà remarquée à Ottenhœfen et sur la route des cascades. Chose étrange ! elle n’a aucun rapport avec celle des
Vallée du Lierbach. — Dessin de Stroobant d’après nature.
Vosges, quoique les deux chaînes de montagnes soient parallèles, soient toutes deux peuplées d’Allemands.

Au lieu d’isoler les quatre faces de l’habitation, les paysans du Schwartzwald l’adossent toujours par un côté à la pente de la montagne. Le rez-de-chaussée est en pierre et abrite les bestiaux : une ou deux portes ouvertes sur la façade donnent accès dans l’endroit où on les loge. Devant les portes on ménage une petite esplanade, que borde, hélas ! un grand trou à fumier. C’est commode, parce qu’on peut de cette façon aisément tirer hors du logis la litière foulée, humectée par les animaux, mais ce n’est pas propre et c’est encore moins poétique. Les montagnards ont juste sous les yeux et sous le nez l’amas d’engrais, qui n’exhale point les odeurs les plus suaves. L’air embaumé de la montagne et ses vents rapides combattent heureusement ou dissipent les émanations déplaisantes.

Le premier étage est consacré aux pièces d’habitation : elles occupent le devant et sont tantôt construites en bois seul, tantôt en bois mêlé de plâtre et de briques. Derrière, contre le talus, dans l’espace qui reste, on bâtit en pierre soit une bergerie, soit une étable supplémentaire, ou on laisse un vide servant de hangar pour remiser les voitures, pour empiler le bois de chauffage. Sur une des parois latérales se trouve l’escalier en plein air, aboutissant à un pallier qui forme perron.

Sous les fenêtres de la façade, ou contre le flanc de la maison tourné vers le midi, bourdonnent invariablement deux lignes de ruches posées sur des tablettes, ou un rucher en armoire que l’on ferme pendant l’âpre saison.

L’édifice a pour couronnement un vaste grenier tout en planches, d’une forme très-curieuse. Au pignon antérieur, la clôture de sapin ou de hêtre surplombe la ligne de la façade, composant un premier abri pour les étages inférieurs et protégé lui-même par la saillie du toit. Cette saillie énorme protége aussi l’escalier, des échelles, de la filasse, des paquets d’ognons, tout un magasin suspendu sous l’auvent. Le pignon opposé, auquel aboutit un chemin, offre d’abord un espace libre, un vrai porche, où l’on peut travailler, où sont attachés aux pentes de la toiture la herse et les traîneaux. Une grande porte à deux battants s’ouvre au milieu de la clôture en retraite ; elle permet aux voitures pleines de foin et de paille d’entrer directement dans le grenier, où elles roulent au-dessus des pièces d’habitation ; le plancher est solide en conséquence. Ce mode singulier de construction épargne aux montagnards beaucoup de temps, puisqu’il les dispense de hisser le fourrage, soit à dos d’homme, soit avec des poulies, et même de le botteler, car ils Le lancent directement du véhicule à la place qu’on lui destine.

Les chalets de la Forêt-Noire sont couverts en chaume, en bardeaux ou en tuiles. Quelquefois les tuiles occupent seulement le faîte et la paille abrite les pentes, bizarre amalgame dont on s’étonne avec raison. Une mitre solide coiffe le haut de la cheminée, fermant le passage à la pluie, à la neige et à la grêle.

Ces rustiques édifices ont un aspect en même temps très-lourd et très-original. Ce sont évidemment des forteresses contre l’hiver. Son énorme capuchon de paille enfoncé jusqu’aux yeux, la chaumière semble accroupie et ramassée sur elle-même, semble presser autour d’elle son manteau pour se garantir de la bise. Ombragées par la saillie du pignon, les fenêtres ont l’air de regarder en dessous. L’attirail suspendu autour de la maison produit l’effet le plus pittoresque et eût charmé Ruysdael, fourni à Weirotter d’excellents motifs.

Pendant que j’examinais avec soin le dehors d’une cabane, en tournant alentour, on paraissait à l’intérieur fort préoccupé de mon attention. Et comme je désirais pénétrer dans la chaumière, au premier mouvement que je fis vers l’escalier, une jeune paysanne fraîche et potelée, aux grosses joues vermeilles, descendit rapidement, courut à une petite loge de bois, construite sur une auge où tombait l’eau d’une fontaine agreste, et l’ouvrit sans me rien dire. Le pavillon renfermait des cruches pleines de lait, que la source entourait de fraîcheur. La campagnarde remplit un verre et me l’offrit en souriant. Persuadé que c’était l’usage d’accueillir ainsi les voyageurs, pour leur souhaiter la bienvenue, je saluai la paysanne, en gardant comme elle le silence, et je fis honneur à la boisson, un lait délicieux, au surplus, dont un parfum d’ambre relevait encore la saveur.

« Merci, mademoiselle, dis-je enfin, il est exquis et ne pouvait venir plus à propos, car je mourais de soif ; vous voyez comme le soleil darde aujourd’hui ses rayons ; je voudrais même prendre un peu de repos chez vous, car je n’aperçois près d’ici aucun arbre qui puisse me protéger contre la chaleur. »

Ainsi je parlais, avec une arrière-pensée diplomatique.

« Entrez, monsieur, me dit la jeune fille ; vous allez trouver mon père et ma mère dans la maison. »

Le père se leva pour me recevoir et la mère fit un signe de tête. Le paysan avait la mine fleurie que l’air pur des montagnes, l’usage du lait sous toutes ses formes et d’autres aliments aussi sains donnent aux habitants de la Forêt-Noire, et sous ses cheveux qui commençaient à grisonner, il avait la chair rose d’un adolescent. Quelle solide mâchoire ! quelles joues épaisses ! une vraie tête carrée, expression que justifie pleinement la population du Schwartzwald, ou, pour mieux dire, une partie de la population ; car on distingue très-bien deux races différentes, dont l’une a, comme le maître du chalet, le bas de la figure aussi large que le front : le visage forme en réalité quatre angles adoucis. On ne peut pas dire que ce galbe soit élégant, mais il annonce la force. Le crâne a d’ailleurs un développement peu ordinaire. La poitrine, les bras, les hanches, tout le corps, en un mot, dénote aussi la vigueur. Comme il faisait chaud, le montagnard avait ôté sa veste de travail, et son gilet rouge, aux boutons de cuivre, étincelait dans un rayon de soleil, projetait même des reflets de pourpre sur les objets voisins.

La maîtresse de la maison appartenait à la seconde race de la Forêt-Noire, race aux traits fins, au visage ovale, au regard animé, aux cheveux bruns ou châtains, où tout forme contraste avec les têtes puissantes, l’œil placide et les cheveux blonds de la première. Elle avait dû être jolie, mais hélas ! la nature était occupée à détruire son propre ouvrage.

Après avoir échangé avec le couple mûrissant quelques phrases banales, suivant un usage consacré dans tous les pays, j’arrivai à mes fins.

« Vous allez peut-être me trouver bien indiscret et bien curieux, dis-je au montagnard, mais je vous avoue qu’il me serait fort agréable d’examiner l’intérieur de votre logis. Nous habitons en France, dans les grandes villes surtout, des bâtiments d’une forme très-différente.

— Comment sont-elles donc faites, vos maisons ?

— Ce serait bien long à vous expliquer, mais elles n’ont aucun rapport avec les vôtres.

— Je comprends : elles sont comme celles d’Achern et d’Oberkirch.

— Pas le moins du monde.

— En vérité ? me dit le paysan d’un air assez incrédule ; eh bien, venez. Si la nôtre vous plaît, vous pourrez vous en faire construire une pareille. »

Et il me conduisit dans le vestibule, petite pièce carrée où donnaient toutes les portes, y compris la porte extérieure : un escalier en bois permet de monter au grenier sans sortir de l’habitation, circonstance précieuse pendant l’hiver, surtout pendant les hautes neiges. À gauche, s’ouvrait la porte par laquelle j’étais entré, menant à la pièce où mange la famille, où cousent les femmes, où l’on se tient d’habitude. De grands vitrages l’éclairent, un énorme poêle de faïence la chauffe, des bancs, une table et des chaises de bois, comme ceux que j’ai décrits, en forment l’ameublement. Une cloison de bois l’environne. De cette chambre, on passe dans une chambre plus petite qui renferme les lits, simples couchettes en sapin ou en hêtre, dont les planches ont gardé leur couleur naturelle. Le poêle chauffe les deux pièces.

« Combien de degrés de froid avez-vous sur la montagne pendant l’hiver ? demandai-je au paysan.

— Je n’ai jamais cherché à le savoir ; mais pour sûr il ne fait pas chaud. Cela nous est égal, du reste, car nous avons du bois en abondance et pour rien. Les gens de la plaine et des vallées disent même que nous nous faisons cuire. Il y en a qui ne veulent pas entrer dans nos chalets, ou en sortent presque aussitôt. Ils prétendent que la chaleur les incommode,

— Vous avez du bois pour rien, m’avez-vous dit : est-ce qu’une fée vous l’apporte ?

— Une fée ? Ah bien oui ! La commune nous le distribue.

— C’est un usage qu’on devrait établir en France ; si la ville de Paris m’envoyait chaque année à domicile ma provision de bois, j’approuverais hautement cette coutume.

— Demandez-le ; on vous satisfera peut-être. Nous avons ici de grandes forêts communales, qui nous fournissent abondamment du combustible, et même nous dispensent de tout impôt local. Les ventes annuelles suffisent pour payer l’entretien des routes, les appointements des gardes, les autres frais municipaux, les honoraires de deux instituteurs et d’une institutrice.

— Vous avez deux maîtres et une maîtresse d’école ?

— Sans doute ; et ce n’est pas trop. Ils se partagent la besogne. Le plus jeune instituteur apprend à lire, à écrire aux gamins et aux gamines. Le maître le plus âgé enseigne le calcul, l’histoire, la géographie aux bambins qui commencent à grandir ; l’institutrice remplit les mêmes fonctions pour les petites filles dont la taille se développe.

— Vos enfants alors doivent être plus instruits que les nôtres.

— Je ne sais pas comment sont les vôtres ; mais vous ne trouverez pas dans tout notre pays un seul individu qui manque d’éducation première. »

Je gardai le silence pour ne pas humilier devant un Germain la grande nation, comme elle s’appelle modestement elle-même, en ajoutant que Paris est le cerveau du monde.

Nous rentrâmes dans le vestibule, derrière lequel se trouve la cuisine, adossée par conséquent à la chambre du sommeil. Cette pièce antédiluvienne réhabilita d’un seul coup à mes yeux le peuple français. Elle entraîna mon imagination vers les époques les plus lointaines, me fit rêver d’Odin et de Freya. Quatre murs l’entouraient, quatre parois qui s’effrayaient mutuellement de leur couleur sombre et de leur nudité mélancolique. Des lames irrégulières de serpentine en forment le pavé. Dans un coin de la première muraille, contiguë par une extrémité à la pièce d’habitation, s’ouvre la bouche du poêle, et au-dessus monte un large tuyau de cheminée, qui traverse tout le grenier pour aller aboutir en haut du toit. Un peu sur la droite de ce tuyau, contre le mur qui ferme la chambre à coucher, se dressait un bloc de maçonnerie grossière, haut environ d’un demi-mètre et ayant un mètre carré de surface, où traînaient un peu de cendre, des restes de branches mortes et un trépied.

« Où sont les fourneaux, et, en l’absence des fourneaux, demandai-je au montagnard, où donc est le foyer ?

— Ne le voyez-vous point, me répliqua-t-il, là devant vous ?

— Ce massif de pierre, cette espèce de soubassement ? lui répondis-je.

— Sans doute. Que voulez-vous de plus ?

— Ah ! c’est là que vous faites votre cuisine : elle ne doit pas être variée.

— Elle nous suffit.

— Et vos ustensiles ?

— Une marmite en fonte et la poêle suspendue au mur, n’est-ce pas assez ?

— Quand on s’en contente, c’est très-bien. Mais la fumée, par où sort-elle ?

— Par ce tuyau donc.

— Il se trouve bien loin du feu.

— Pas si loin. La fumée, il est vrai, tournoie un peu dans la pièce, hésite quelque temps ; mais elle finit toujours par monter dans le tuyau. Si la cuisinière étouffe, elle ouvre la moitié de cette porte brisée, comme je le fais en ce moment, et elle se donne de l’air. Il y a d’ailleurs devant la porte un petit terrassement et une sorte de guérite appuyée contre la maison, où elle dépose tout ce qui la gêne. Regardez. »

Ces naïfs détails m’expliquèrent la sombre teinte et la surface lustrée des parois, sous la suie résineuse qui les avait enduites. On aurait cru voir un antre noirci par la flamme plutôt qu’un lieu destiné à la préparation des aliments.

« Et pourquoi, demandai-je encore, n’a-t-on pas percé une fenêtre ou une lucarne dans le mur, afin d’éclairer le pièce ?

— Ce n’est pas l’habitude ; et puis le feu de branches éclaire assez. »

Le propriétaire du logis se montrant si satisfait, j’aurais eu mauvaise grâce de continuer mes observations critiques. Je supprimai donc toute réflexion, comme un homme convaincu par des arguments péremptoires.


Oberkiren. — Dessin de Stroobant d’après nature.

En sortant de la cuisine, le pasteur me montra des pièces supplémentaires, à droite du vestibule, qui servent pour coucher les enfants ou pour emmagasiner toutes sortes d’ustensiles et de provisions. La chaleur surabondante du poêle les a bientôt rendues tièdes, quand on ouvre les portes.

Telle est la forme générale des habitations dans le Schwartzwald ; elles sont plus ou moins grandes, mais diffèrent très-peu comme disposition architectonique. Lorsqu’on approche de la frontière méridionale seulement, les agrestes constructions imitent les chalets suisses ; la demeure est alors à quatre faces, un balcon règne autour du premier étage, les auvents de la toiture s’élargissent ; l’intérieur aussi devient plus élégant, des moulures ornent les plafonds et les parois. Mais ce n’est plus l’habitation indigène, produit du sol et de l’imagination populaire.

Alfred Michiels.

(La suite à la prochaine livraison.)



Le lac Till. — Dessin de M. Stroobant d’après nature.


LA FORÊT-NOIRE,


PAR M. ALFRED MICHIELS[2].


1667. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


II (suite).


Il y a une quarantaine d’années, lorsqu’un voyageur entrait dans une cabane du Schwartzwald, la couleur noire des parois l’étonnait, et il cherchait quelle en pouvait être la cause. Cette teinte obscure avait une origine toute primitive. Les chandelles n’étant point connues sur la montagne, les habitants s’éclairaient avec des baguettes de sapin, fixées au bout d’une tige de fer, que portait un socle de même métal : la fumée communiquait à la maison entière, aux meubles même, une sombre nuance. Mais trop de soleil envahissait la chambre pendant le jour, des oiseaux trop nombreux chantaient sur les rameaux voisins, pour que le montagnard éprouvât des sentiments mélancoliques. Il paraissait vivre dans un chalet de palissandre, au lieu d’habiter une maison de bois blanc ; voilà tout. Il y conservait la gaieté naturelle de l’homme qui n’est point fatigué de relations vaines ou obligatoires, qui laisse la paix du monde extérieur pénétrer jusqu’au fond de son âme, qui écoute, avant de s’endormir, non point de ridicules ou vulgaires propos, mais le majestueux roulement des feuillages et le bruit plus sonore des cascades pendant le silence de la nuit.

Maintenant que la civilisation introduit partout ses délicatesses, les paysans du Schwartzwald brûlent de la chandelle, et même, dans quelques habitations, je crois avoir vu de la bougie !

Le charme principal de ces demeures, c’est leur situation et les magnifiques paysages que l’on découvre par les fenêtres. M’étant assis près d’une table, où la fille de la maison m’apporta, sans rien dire, un second verre de lait, mon attention put se tourner au dehors, et je fus ravi. Non-seulement ma vue embrassait toute la vallée de Gottschlœg, mais elle passait par-dessus la gorge et le massif rocailleux des chutes, plongeait dans le bassin du Kapplerthal et voyageait plus loin encore, sur les plaines du Grand-Duché, sur les campagnes fertiles de l’Alsace. Retirés du monde et presque indifférents à ce qui l’agite, les pasteurs le découvrent, pour ainsi dire, comme un théâtre noyé dans la brume, où ils savent que l’on joue des pièces dramatiques, dont le bruit ne parvient même pas jusqu’à eux ! Là-bas on souffre, on lutte, on se déchire ; les maisons d’aliénés regorgent, des femmes se jettent à l’eau parce que leurs maris, accablés de dettes, ne peuvent leur acheter une parure nouvelle : ici l’on se contente de lait, de pommes de terre, de fromage et de pain bis ; on porte le costume en usage depuis des siècles ; on garde les vaches en sifflant un air monotone ; on écoute le vent gémir dans les sapins, la fauvette moduler sa douce chanson et le ruisseau gronder parmi les roches.

C’était précisément ce que faisaient deux jeunes garçons, à quelques pas du chalet, en soignant les bestiaux de la famille.

« Je vais vous quitter, dis-je enfin au maître du logis.

— Maintenant, me répliqua-t-il d’un air narquois, vous pourrez vous faire bâtir une maison comme la mienne. »

Et de sa large poitrine il laissa échapper un éclat de rire énorme, qui fit trembler les vitres et les cloisons de la chambre.

Voyant qu’il expliquait ainsi ma visite et persuadé que je ne changerais pas son opinion, je lui répondis :

« Comme cela ne paraît point vous chagriner, je vous avoue que c’est mon intention. Seulement, je ne mettrai point la porte de l’étable sur la façade, mais sur un des côtés.

— J’ai suivi la coutume : vous ferez comme il vous plaira.

— Cette disposition me sera plus commode.

— Très-bien, très-bien. À votre guise. »

Nous nous fîmes mutuellement nos adieux, et je quittai le chalet.

La manière dont les paysans vivent dans le Schwartzwald est en harmonie avec la forme et la position de leurs demeures. Qui n’a rêvé une existence indépendante, où l’on se suffirait presque à soi-même, où l’on n’aurait avec les hommes que des rapports très-peu nombreux et de la nature la plus simple ? Tous les poëtes ont chanté cette paix profonde et cette liberté absolue.

Mais si mon sang trop froid m’interdit ces travaux,
Eh bien ! vertes forêts, prés fleuris, clairs ruisseaux,
J’irai, je goûterai votre douceur secrète :
Adieu gloire, projets. Ô coteaux du Taygète,
Par les vierges de Sparte en cadence foulés,
Oh ! qui me portera dans vos bois reculés !
Où sont, ô Sperchius, tes fortunés rivages !
Laissez-moi de Tempé parcourir les bocages ;
Et vous, vallons d’Hémus, vallons sombres et frais,
Couvrez-moi tout entier de vos rameaux épais !

Le difficile problème a été résolu par les bergers de la Forêt-Noire. Le terrain qui environne chaque cabane appartient au propriétaire : ses aïeux ont à dessein fait bâtir le logis dans le centre du domaine. Un peu de terre cultivable fournit l’orge, l’avoine, le seigle, les pommes de terre, le chanvre même qui sert à fabriquer la toile ; les pacages nourrissent les vaches dont on consomme le lait sous diverses formes, les veaux, les génisses et les bouvillons destinés à la vente ; quelques pruniers portent des fruits pour l’automne ; les merisiers livrent fort tard les petites cerises avec lesquelles on distille le kirsch. Sauf les habits et les chaussures, la famille récolte ou prépare elle-même presque tout ce qu’il lui faut pour vivre. Le prix des bestiaux qu’on élève chaque année donne le reste et de quoi payer les impôts, qui ne sont pas lourds dans le duché de Bade. Le montagnard ne fait donc point de commerce, attendu qu’on ne peut baptiser de ce nom un seul marché conclu tous les douze mois ; il n’a pas de propriétaire, de suzerain financier, qui exige une redevance ; il n’a pas de domestiques, le père, la mère et les enfants se servent eux-mêmes et exécutent tous les travaux. Il n’a pas de voisins, car la chaumière la moins éloignée est à cinq cents mètres de la sienne. Qu’on imagine une situation plus favorable pour garantir des soucis, des luttes, des contestations et des haines mutuelles.

Ce qui achève de donner à ces habitations un charme peu commun, une physionomie presque idéale, c’est qu’elles sont à l’écart, sans être absolument isolées ou sequestrées du monde, comme les anciens ermitages. Çà et là, d’autres chaumières s’élèvent, et de chacune d’elles on en aperçoit plusieurs. Elles égayent les plateaux, les croupes modérément inclinées, l’orifice d’un vallon, la lisière d’un bois. On se tient compagnie à distance : on voit aller, venir, travailler des créatures de même espèce. On les salue, on leur parle, quand on les rencontre, et on les visite ou les reçoit à l’occasion.

Les mœurs des habitants de la Forêt-Noire sont, en conséquence, très-simples et même très-pures. Les voyages ne les corrompent pas. J’ai vu quelques-uns de ces montagnards, qui, délaissant pour plusieurs années leur pays, avaient été chercher fortune au loin, étaient venus travailler dans nos grandes villes. Rien de moins naïf, certes, que nos populations urbaines ; rien de moins propre que leur exemple à conserver aux âmes leur droiture première. Eh bien ! les chastes cultivateurs rougissent plus facilement que maintes demoiselles. Surpris, non loin de Todtenau, par une indisposition soudaine, je fus contraint de passer deux jours dans le chalet d’un berger. Il avait avec lui sa femme et trois grosses filles, qui l’aidaient à soigner les vaches. Jamais je n’ai rencontré de personnes aussi joyeuses et d’une humeur aussi égale. Seules sur le plateau d’une large colline, n’ayant pour les distraire que de rares visites, leur âme était toujours sereine comme les eaux limpides de leurs torrents. Une paix inaltérable environne leur séjour ; un immense horizon se déploie devant leurs yeux. Ils n’entendent que les clochettes variées du bétail, le gazouillement du chardonneret, l’expressive mélodie des bois et l’éternel gémissement des ruisseaux qui se plaignent d’abandonner leur patrie. Le calme au dedans, le calme au dehors, c’est une existence merveilleuse ! Près de la chaumière se dressait un long mât, dont la cime peinte, garnie de bâtons transversaux et de petits ornements en fer, annonçait aux pâtres attardés qu’ils trouveraient un gîte dans l’habitation. Du banc sur lequel j’étais assis, et pendant que mes hôtes poussaient de grands éclats de rire, je regardais avec une douce affliction l’enseigne hospitalière trembler au moindre vent, comme nos plus fermes espérances à la moindre menace du sort. Un petit oiseau, hochant la tête et la queue, venait y babiller par intervalles ; on eût dit qu’il faisait un appel aux voyageurs et présentait le salut du maître à toutes les créatures. Les bestiaux lui répondaient en mugissant, les poules gloussaient à qui mieux mieux, et les abeilles, s’agitant dans leurs ruches, paraissaient reconnaître sa politesse.

Pour regagner le village d’Ottenhœfen, je pris un chemin sur la droite, d’où je dominais les cascades. De cette route on ne peut les voir, mais j’entendais leur grondement sourd, et les formes abruptes, les couleurs magnifiques des rochers, les accidents de la végétation ne me laissaient point regretter leurs flots monotones et leurs rubans d’écume.

  1. J’ai déjà employé, dans un autre ouvrage, ce mot indispensable à la langue française (en allemand : jodeln) ; il exprime le chant heurté, les brusques oppositions de notes qui distinguent la musique tyrolienne et portent très-loin la voix sur les montagnes.
  2. Suite. — Voy. page 209.