La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 209-218).

Mason de paysan dans la Forêt-Noire. — Dessin de Stroobant d’après nature.


LA FORÊT-NOIRE,


PAR M. ALFRED MICHIELS.


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Elles étaient devant moi, dans leur majesté gracieuse et tranquille, ces montagnes pastorales, qui courent vers le nord comme un dernier prolongement des Alpes, ou, pour mieux dire, qui vont s’exhaussant du nord au sud comme les premières pentes de cette chaîne prodigieuse, comme les premiers gradins de ce gigantesque amphithéâtre ! Leurs lointaines vallées se creusaient sous le soleil, baignées de ses rayons d’or, estompées d’une brume légère, diaphane, presque imperceptible ; de grandes plaques de neige étoilaient encore les sommets, comme des couronnes de diamants ; et l’odeur embaumée des sapins, les aromes fortifiants des hautes prairies m’étaient apportés par la brise, salut amical, invitation bienveillante de la nature, dont les montagnes sont le dernier asile.

J’allais entrer dans la petite ville d’Achern. Une ville ! on m’aurait dit que c’était un bourg, un village, un hameau, je l’aurais cru. Pourquoi toutes les villes ne sont-elles pas ainsi faites, et pourquoi les hommes se parquent-ils à grands frais dans ces amas de pierres où l’on étouffe ? Quel silence ! quelle propreté ! Je ne vois d’abord que des hirondelles, qui poursuivent les cousins et les mouches. Elles vont, elles viennent, elles rasent la terre, elles effleurent Les vieux murs où logent les insectes, elles se croisent dans les carrefours. On dirait, quand elles se rencontrent, qu’elles se communiquent d’importants messages. Elles volent d’ailleurs d’un air empressé, comme si elles n’avaient pas de temps à perdre. Les maisons muettes, avec les vignes de leurs façades, avec les pots de fleurs qui ornent leurs croisées, semblent les demeures d’une population disparue ou endormie pour cent ans. Je pourrais me croire dans la cité des oiseaux.

Enfin je découvre au bout de la rue un passant qui marche vers moi. Il porte un chapeau de feutre noir, à larges bords, une rhingrave de toile bleue, doublée en toile écrue, un gilet rouge avec de nombreux boutons en cuivre, un pantalon gris et de forts souliers, mais sans boucle. Il a une bonne figure, large et massive, dont la saine carnation prouve qu’il boit beaucoup de lait et peu de liqueurs fermentées. C’est un habitant de la montagne ou des hauts vallons. Décidément je suis sur la lisière de la Forêt-Noire, et une heure de marche peut m’y conduire.

Des femmes, des enfants, un chariot, des citadins arrivent en sens divers ; la scène muette s’anime un peu ; il me paraît possible que je sois dans une ville.

Presque toutes les maisons pourtant sont précédées ou flanquées de jardins, ceux-ci entourés de palissades, les autres n’ayant pas même de haies. Les plants de choux, de laitues, de cresson alénois bordent la rue. Derrière les maisons, les vergers montrent leur cime ou la totalité de leurs rameaux, avancent même sur les potagers. Quant aux demeures, on y retrouve au premier coup d’œil l’invariable type de l’habitation allemande. Ce sont des cages de bois, où l’on a rempli les interstices de la charpente avec du plâtre, des briques, des pierres, suivant les localités. Comme les solives demeurent apparentes, ne sont même point badigeonnées ainsi que le reste du bâtiment, le système de la construction est manifeste. Ce genre d’architecture ne se recommande point par la solidité ; il rend les secours presque inutiles, quand le feu se déclare, et abandonne les maisons aux fureurs de l’incendie ; mais il ne laisse pas de produire bon effet dans la peinture et même dans la réalité ; il a quelque chose de simple et de primitif. Les chevrons qui bariolent les murs, les grands toits, les pignons tournés vers la rue, les fenêtres à la mode ancienne, aux vitres nombreuses encadrées d’un châssis métallique, semblent combinés exprès pour égayer et embellir une vignette. Afin de protéger le haut du pignon, souvent la toiture s’y déprime et forme un petit auvent ; bien mieux, un auvent réel où s’imbriquent plusieurs rangs de tuiles, abrite chaque étage, empêche la pluie et la neige de tomber sur les croisées, quand une rafale ne chasse pas obliquement les flocons ou les gouttes d’eau. Sur ces façades montent des vignes aux longues branches, et parfois des rosiers. Quand une fenêtre s’ouvre, qu’un vieillard, une jeune fille, une mère avec son nourrisson avance la tête pour regarder ce qui se passe au dehors, cette treille élégante leur forme un cadre naturel. La maison entière inspire l’idée d’une vie tranquille, douce, intime, sans agitations ambitieuses, sans rêves de vanité. Dans tous les lieux où se transporte la race germanique, voilà le modèle d’habitation qu’elle reproduit : elle se loge de la même manière au bord du Rhin, sur les sables du Brandebourg, sur les montagnes du Harz et de la Bavière, parmi les forêts vierges de l’Amérique septentrionale.

La ville d’Achern emprunte son nom au torrent qui sort du Kapplerthal et qui l’enveloppe de ses deux bras, ou, pour mieux dire, qui la limite d’un bras et la traverse de l’autre. Ses flots limpides baignent deux lits semés de galets, polis, arrondis comme ceux que ballotte la mer ; ces cailloux, suivant leur nuance, prennent dans l’eau des tons magnifiques d’or, de jaspe ou de rouille ; et sur les bords sont alignées des maisons comme celles que je viens de décrire : chaque riverain a pour traverser l’Acher un pont sans garde-fous, composé d’une planche épaisse ou d’une large dalle. L’onde clapote, et roule, et murmure devant l’habitation, qu’elle éclaire du reflet de ses petites vagues. Et comme la réalité ne perd jamais ses droits, comme la vie a ses nécessités de chaque jour, la rivière fournit abondamment aux besoins domestiques. C’est très-commode et c’est charmant. Pas un pied de salade ne languit faute d’eau, pas une fleur ne s’étiole sous l’ardente lumière du soleil.

Pendant que je suivais les bords du courant poétique, j’avisai un massif de grands arbres, qui dominaient de haut les toitures. Au milieu se dressait un peuplier d’Italie, usé, dépouillé à demi de ses branches et de son feuillage, surtout vers le faîte, où deux cicognes avaient bâti leur nid. Ce gîte spacieux, couronnant un tronc presque nu, imitait un chapiteau avec son abaque, au sommet d’une colonne. Les constructeurs nomades volaient alentour, s’y posaient, planaient de nouveau sur leurs grandes ailes blanches et noires, faisaient claquer leur bec par un mouvement rapide, produisant ce bruit singulier qui leur tient lieu de chant. Et j’avais quitté Paris la veille ! Et toutes ces images rustiques, ces traits d’une nature encore fraîche et, pour ainsi dire, naïve, succédaient sans transition au bruit, au luxe, à la monotone régularité, à la vie artificielle d’une capitale !

Achern se trouvant presque en face de Strasbourg, un grand nombre de voyageurs français entrent par ce côté dans la Forêt-Noire. Un souvenir historique, un monument commémoratif les y appelle d’ailleurs. C’est près de là que Turenne tomba mort, frappé d’un boulet en pleine poitrine, la veille d’une bataille qu’il croyait gagner. La France a fait construire un obélisque sur le lieu même et, tout près de là, une maison où loge un gardien. Si je n’avais peur de commettre une irrévérence, je hasarderais l’opinion que la beauté du chemin attire à Sasbach autant de curieux que l’enthousiasme pour la gloire militaire, ou l’attrait de l’érudition. La plupart des voyageurs connaissent peu Turenne et n’ont pas la moindre envie d’approfondir son histoire, mais la route les enchante. C’est une chaussée plus haute que le terrain d’alentour, qui se dirige vers le nord, entre deux rangs de pommiers, de noyers, de cerisiers. Les champs les plus fertiles déroulent à droite et à gauche leur vert tapis ; à l’ouest, la vue embrasse toute la plaine du Rhin, traverse le duché de Bade, traverse l’Alsace et irait plus loin encore, si elle ne se heurtait aux mamelons des Vosges, pâlis, abaissés par la distance ; à l’est monte la chaîne de la Forêt-Noire, avec ses lignes originales, ses sommets anguleux et ses plateaux. Elle est assez distante pour que la perspective aérienne en veloute les couleurs et en adoucisse les contours. L’œil y passe du vert tendre des prairies au vert sombre des forêts, tantôt par des nuances graduées, tantôt par un contraste subit. Le large massif de la Hornisgrinde, haute montagne en forme de pupitre, projette vers la plaine ses contre-forts, qui s’avancent comme des bastions, des caps, des arêtes, que les sapins hérissent de leurs noires pyramides. Plus loin, en regardant le nord, se dressent la Tête du géant (Riesenkopf), la Cime du Lac (Seekopf) et les hauteurs du Mercure. Çà et là quelques vapeurs traînent sur les pentes, y dessinent de frêles arabesques. Tout est splendeur, tout est calme et harmonie.

Voilà dans quel charmant paysage deux armées faisaient leurs préparatifs pour se mettre en pièces, lorsqu’un des généraux fut brisé par un projectile. Rien, au milieu de si douces images, n’éveille l’idée d’une lutte sanglante, et on a beau faire, on n’éprouve aucune inspiration belliqueuse. Ce qui me préoccupait surtout (j’ai honte de le dire), c’était une véritable armée de fleurs et de plantes sauvages, alignées sur les deux bords du chemin, le pissenlit avec son bourrelet diaphane, le mélilot ouvrant sa coupe d’or et la folle avoine balançant au souffle de la brise ses innocentes aigrettes.

Avant qu’on atteigne le village de Sasbach, une fraîche avenue, dessinée par une double haie et par un double rang de sorbiers, vous invite à quitter le grand chemin, et vous conduit au monument de Turenne. Les haies, les rangs d’arbres qui se prolongent, forment alentour une enceinte verdoyante. C’est un obélisque en granit, presque sans ornements. La pyramide porte d’un côté cette inscription : La France à Turenne ; de l’autre, ces mots et cette date : Érigé en 1829. Sur les quatre faces du piédestal, on voit d’abord un médaillon, où forme saillie la tête puissante et charnue de l’habile capitaine, puis son écusson armorié, puis les deux épigraphes suivantes : Ici Turenne fut tué le 27 juillet 1675. — Arras, les Dunes, Sinzheim, Entzheim, Türckheim. Cette liste, j’ai à peine besoin de le dire, contient les noms de ses principales victoires. Tout près de l’obélisque, une vieille pierre en forme de stèle marque l’endroit même que le grand homme rougit de son sang : on y peut lire encore cette phrase latine, dont le temps a déjà émoussé les lettres : Hic cecidit Turennus mense julii die 27 anno 1675. De cet endroit, si l’on se tourne vers le nord, un gros arbre qui couronne un petit exhaussement de terrain désigne la place où était dressée la batterie du margrave Hermann de Bade, devant laquelle Turenne, comme un homme invulnérable, examinait tranquillement les postes autrichiens.

Ici je pourrais faire sur ses exploits, sur son talent, sur ses chances bonnes et mauvaises, sur ses ennemis et ses partisans, sur son adversaire Montecuccoli, nommé par les Français Montécuculi, je ne sais pour quelle raison, sur la guerre qui les mit en présence et même sur tout le règne de Louis XIV une longue et savante dissertation. Mais plus elle serait approfondie, plus elle m’éloignerait de la Forêt-Noire, et comme nous allons y entrer, il me paraît plus opportun de jeter sur cette chaîne de montagnes un regard d’ensemble.

Le Rhin la porte, si l’on peut ainsi parler, dans le grand coude qu’il trace de Schaffhouse à Bâle et de Bâle à Mannheim ; dans cette double direction, la plaine qui longe le fleuve limite le Schwartzwald (c’est le nom germanique de la Forêt-Noire : Schwartz, noir, wald, forêt). Au nord, il est borné par le Neckar ; à l’est, par le cours supérieur de la même rivière et par une ligne tirée de sa source à Schaffhouse. Près de Pforzheim, les hauteurs s’abaissent et ne forment plus qu’une ondulation de collines, jusqu’à ce qu’elles approchent du Neckar, se relèvent brusquement, dessinent les mamelons et les crêtes de l’Odenwald. La Forêt-Noire a 45 lieues dans sa plus grande longueur, 16 lieues de largeur dans sa partie méridionale et 8 seulement vers le nord, ce qui lui donne la figure d’un trapèze. Sa superficie totale est de 320 milles carrés (trois milles allemands font cinq de nos lieues} ; 192 appartiennent au grand-duché de Bade et 128 au royaume de Wurtemberg.

Ses plus hautes cimes et ses pentes les plus roides sont groupées au midi et à l’est. Le Schwartzwald protége donc l’Allemagne du Sud comme une espèce de fortification naturelle. À l’est, il a des formes moins hardies et s’incline graduellement vers les plaines, comme s’il invitait la race germanique à pénétrer dans ses vallons. Les rivières et les nombreux affluents auxquels ces montagnes donnent naissance ont la même physionomie : à l’ouest, ils se précipitent avec impétuosité sur des versants rapides, en des gorges étroites et tourmentées, parmi des rocs sauvages ; à l’est, ils coulent mollement sur de vertes prairies, dans de larges bassins. Ils donnent presque tous leurs noms aux vallées qu’ils parcourent. Le plus grand nombre se jettent dans le Rhin ; le Danube seul prend une autre direction, s’éloigne fièrement du suzerain auquel ses frères vont rendre hommage, et bientôt, devenu prince lui-même, traverse l’Europe entière avec des allures de conquérant.

Le Schwartzwald doit son nom tragique au sombre aspect de ses hauteurs et de ses pentes, noircies par le feuillage des sapins. Sous la plus ardente lumière, elles gardent ces nuances obscures ; mais le ciel vient-il à se couvrir, elles prennent des teintes plus foncées encore ; elles paraissent positivement d’un noir bleuâtre, comme l’encre faite avec des noix de galle.

Une des plus frappantes singularités du Schwartzwald, c’est un massif isolé de hauteurs, qui se dresse abruptement au bord du Rhin, en face de Fribourg. On le nomme le Kaïserstuhl, c’est-à-dire le Trône de l’Empereur. Une plaine l’environne, le sépare tout à fait de la grande chaîne. Leurs éléments géologiques sont d’ailleurs d’une autre nature. Dans la Forêt-Noire dominent le gneiss qui, sur le Feldberg et le Belchen, parvient au sommet de la montagne ; le granit, qui atteint à Herrenwiese 2 400 pieds, à Hochfirst 3 714 ; le porphyre, prodigué par la nature aux environs de Baden, de Vœhrenbach et de Neustadt. Le grès rouge forme le noyau de toute la partie septentrionale. Çà et là on trouve des pierres calcaires, de la marne irisée, de la molasse. Les produits volcaniques sont ce qu’il y a de plus rare : le basalte se montre sur le Karlstein, près de Hornberg ; la diorite, la serpentine, le gabbron, le calcaire granulé dans certaines gorges étroites, au Val d’Enfer, près de Todtmoos, de Schonau et d’Eberstein. Mais si le feu a laissé peu de traces dans la grande chaîne, il a formé d’un seul coup le pâté du Kaiserstuhl. Là, son action se manifeste partout : le basalte, le trachyte, le phonolithe composent la substance même du groupe montagneux. Il a jailli du sol comme l’éruption d’une fièvre souterraine.

Le Kaiserstuhl a une longueur de quatre à cinq lieues, une largeur de deux ou trois. Ses points culminants sont le Todtenkopf, plateau circulaire, où l’on
Caverne et cascade d’Edelfrauengrabe (p. 219). — Dessin de Stroobant d’après nature.
prétend que Rodolphe de Habsbourg, quand il habitait Brisach, rendait publiquement la justice (1 863 pieds au-dessus du niveau de la mer) ; les Neuf-Tilleuls, crête ainsi nommée à cause des vieux arbres qui lui formaient une couronne et dont il ne reste que huit, la foudre ayant abattu l’un d’eux (1 800 pieds) ; enfin, le Chapelle-Sainte-Catherine, mamelon désigné d’après le monument qu’il porte, à 1 648 pieds de hauteur.

Le sol est tellement fertile, qu’un district si peu étendu nourrit au delà de vingt mille habitants, compte trois villes, Brisach, Endingen, Burckheim, et vingt bourgs ou villages, dont quelques-uns sont très-peuplés. Le ciel a des indulgences toutes paternelles pour ce canton privilégié. La température y est non-seulement plus douce que dans la Forêt-Noire proprement dite, mais plus douce que dans la vallée du Rhin. Les fruits en conséquence y prospèrent, y sont d’une beauté remarquable ; la vigne, qu’on a partout multipliée,


Un village de la Forêt-Noire. — Dessin de Siroobant d’après nature.

monte très-haut sur le flanc des collines et en atteint

presque le sommet ; le hêtre et le sapin ont reculé peu à peu jusqu’à la cime, où les rigueurs de l’hiver maintiennent leur position, où ils dessinent une coupole de sombres feuillages, dominés çà et là par une aiguille de basalte ou par les ruines d’un vieux donjon. Rien de charmant comme la vue dont on jouit sur les contre-forts et les promontoires. On embrasse d’un coup d’œil presque tout le massif, au pied duquel le large cours du Rhin serpente et brille comme un fleuve d’argent. Des îles nombreuses forment dans son lit des corbeilles de verdure. Et sur les bords s’effilent les clochers de Brisach, Les flèches de Burckheim et de cinq ou six villages. Le bruit de leurs cloches, affaibli par la distance, égale à peine le murmure des sapins, la douce et naïve chanson du rouge-gorge.

Nulle contrée de l’Allemagne, cependant, n’a été plus ravagée que cette fraîche et calme oasis. Dès que la guerre approchait du Rhin, les peuples ennemis cherchaient à envahir ou s’occupaient à défendre ce poste avancé.

Brisach-le-Vieux, situé entre deux éminences, le Schlossberg et l’Eckartsberg, était une ville naturellement très-forte : le fleuve roule devant ses murs toute la masse de ses flots, que ne divise aucune île. C’est probablement la plus vieille cité du Brisgau, qui lui doit son nom. Les Celtes, les premiers habitants du pays, avaient déjà choisi ce point comme lieu de résidence ; les Teutons et les Romains ne le négligèrent pas. Brisach était réputée jadis une place tellement forte, qu’on la nommait l’oreiller de l’Empire et la clef de l’Allemagne. Ce coussin et cette clef d’une si grande valeur, chacun aspirait à s’en rendre maître. Aussi, que d’épreuves, que d’infortunes la population a subies ! Un des incidents les plus cruels de son histoire, ce fut le siége qu’elle soutint contre le duc Bernard de Weimar, pendant la guerre de Trente-Ans. Comme ni la garnison, ni les bourgeois ne voulaient se rendre, la famine parvint aux plus horribles excès. Un capucin, que le manque de nourriture gêenait sans doute beaucoup, a transmis à la postérité le souvenir de ses angoisses.

« Tous les jours, dit-il, mouraient de faim un grand nombre d’habitants et de soldats. On ne distribuait plus aux derniers leur pain de munition ; il était remplacé par une livre de viande de cheval, qu’ils recevaient tous les jours et qui valait douze kreutzers. Le besoin et la souffrance exaspéraient tellement la population de la ville, que les enfants n’étaient plus en sûreté dans les rues. Enfin, il ne resta plus à manger que les peaux de cheval et de vache, dont chacune se vendait onze thalers (le thaler vaut trois francs soixante-quinze centimes). Un setier de blé coûtait quarante florins, une miche de pain un ducat, le quart d’un chien un florin et douze kreutzers, un œuf un florin, le quart d’un poulet quatorze batz, un chat trois florins, une souris trente kreutzers, un rat un thaler, et ainsi de suite. La grande auberge située près du château fut cédée par le propriétaire pour trois pains et un anneau d’or. En trois mois, on ensevelit cinq cents personnes qui étaient mortes de faim, sans compter celles qu’on enterrait par troupes dans les jardins et dans les cours. Plusieurs cadavres furent dévorés ! » Tant de douleurs stoïquement supportées demeurèrent inutiles ; après un an de blocus, la population décimée fut contrainte d’abaisser les ponts-levis, d’admettre dans la place les vainqueurs bien repus, dont les mines florissantes contrastaient avec les pâles figures des assiégés. La dernière catastrophe, dont la ville ait eu à souffrir, dépassa toutes les infortunes précédentes. Postés sur la rive gauche du Rhin, les Français la canonnèrent et la bombardèrent en 1793. Le feu dura si longtemps, fut si terrible, que la pauvre vieille cité n’y put tenir et s’écroula presque tout entière. On voit encore Les traces de cette cruelle exécution ; une partie de la ville haute, qu’on n’a jamais essayé de rebâtir, forme un amas de décombres. L’église principale est pourtant restée debout, soit que les artilleurs l’eussent épargnée, soit que les os de saint Gervais et de saint Protais, leurs véritables os, renfermés dans un cercueil d’argent depuis l’année 1692, l’aient protégée comme un talisman. Après avoir tenté de relever les fortifications au début de notre siècle, le gouvernement badois les a fait raser. La ville n’étant plus défendue, elle espère n’être plus attaquée.

Mais si agréable, si favorisé de la nature que soit le Kaiserstuhl, il n’est après tout qu’une dépendance, une image réduite de la Forêt-Noire. Celle-ci le domine de ses formes imposantes, de ses hautes vallées où grondent les torrents, et l’éclipse de ses magnifiques paysages.

Elle se compose de deux massifs principaux, l’un situé au nord, l’autre au sud, entre lesquels roule la Kinzig. Le premier, celui du Kniebis, forme une épaisse région, un immense plateau, d’où se détachent des ramifications presque aussi élevées ou plus élevées que le centre : le Kniebis proprement dit a 3 244 pieds ; son voisin et son feudataire, le Rossbühl, 3 221 ; mais un de ses prolongements, la Hornisgrinde, s’élève à 3 887, tandis que le Hundskopf s’abaisse jusqu’à 3 175, le Mosswald jusqu’à 2 810 ; le Hochstaufen, près de Bade, nommé aussi la montagne de Mercure, descend jusqu’à l’humble taille de 2 240[1].

Le groupe méridional, celui du Feldberg, a de plus majestueuses proportions. Le point culminant, le Feldberg même, atteint 4 982 pieds au-dessus du niveau de la mer ; il projette autour de lui le Hochfirst, à l’orient, colosse de 3 934 pieds ; vers le sud, le Hochkopf, qui monte à 4 367 ; le Belchen, haut de 4 718 ; le Blauen, qui ne dépasse point 3 889, mais allonge son échine jusqu’au bord du Rhin ; une autre branche, tournée vers l’est, le Schauinsland ou Erzkasten, mesure près de Fribourg 4 288 pieds ; au nord, le Kandel soulève son front à 4 144. La taille des géants diminue ensuite : le Hünensedel, près de la Kinzig, réduit sa stature à 2 487 pieds ; plus modeste encore, le Steinfirst baisse la tête jusqu’à 2 007.

Malgré leur pittoresque effet sur les bords du Neckar, malgré leur solide noyau de grès rouge, les éminences qui composent l’Odenwald sont si peu fières, ont de si humbles dimensions, qu’il serait inutile de les exprimer par des chiffres. La plus hardie, le Katzenbuckel, arrête son ambition à 2 000 pieds ; mais des buttes, des falaises, des coupoles de cinq et six cents mètres ont encore une tournure magnifique dans un paysage, quand leurs formes sont heureuses, comme dans l’Odenwald.

Dès le mois d’octobre, la neige commence à tomber sur les cimes de la Forêt-Noire : elle blanchit d’abord les crêtes, puis descend peu à peu, approfondit ses couches, élargit son bandeau, forme une zone continue, dentelée, à la fois radieuse et sinistre. Les vents s’y déchaînent avec une fureur dont les habitants des plaines n’ont aucune idée. Leurs courants sont si froids, qu’ils semblent geler la partie de votre corps sur laquelle ils soufflent. Les régions supérieures deviennent donc inaccessibles. Un pouvoir implacable et jaloux, l’hiver, le sombre hiver y domine sans partage. Malheur aux imprudents qui voudraient le braver ! Il s’en trouve : les uns affrontent l’âpre désert par un vain esprit de fanfaronnade ; d’autres, pour abréger leur chemin, après un ample repas, où les fumées du vin ont obscurci leur raison. Tous ne périssent point, mais il y a souvent des catastrophes. La nuit survient, ou le brouillard, ou une tempête imprévue fait tourbillonner la neige. Dernièrement, un oncle et son neveu, jeune garçon de quatorze ans, voulurent ainsi regagner leur village, après avoir passé à table une partie de la soirée. Tout alla bien pendant une demi-heure ; mais parvenus dans les gorges du Blauen, un ouragan soudain les enveloppe ; la neige qui les aveuglait leur fit perdre leur route, La violence du vent les sépara bientôt, lança chacun d’eux vers un point différent. L’oncle, avec des peines inouïes, parvint à redescendre, à gagner un chalet, dont la lumière brillait dans la nuit comme une étoile secourable ; il venait d’entrer, quand la pendule rustique sonna onze heures. Malgré la tempête, malgré son épuisement, il pria les robustes pasteurs d’allumer des lanternes, de venir avec lui chercher son neveu ; mais les perquisitions furent inutiles. La neige avait comblé les ravins, englouti le pauvre enfant sous un épais linceul ; quatre mois après seulement, on le retrouva au fond d’un précipice, quand le dégel eut mis à nu son cadavre.

Mais aussitôt que le printemps arrive, qu’une haleine du midi fond la pâle couronne des hauts sommets, tout change, tout s’anime sur la montagne ; la vie paralysée pendant sept mois semble vouloir rattraper le temps perdu. Les herbes poussent avec une abondance, les fleurs s’épanouissent avec une prodigalité qui enchantent, qui émerveillent le promeneur. Le fabuleux Éden n’aurait pu avoir ni de plus fraîches pelouses, ni des bancs plus serrés, des broderies plus élégantes de somptueuses corolles. Les troupeaux longtemps captifs sortent des étables et des bergeries. Les pasteurs les conduisent sur les prairies embaumées, où ils trouveront désormais de savoureux festins. Les oiseaux chantent, les fenêtres s’ouvrent, et les paroles de Gœthe, quand Faust décrit la promenade hors des murs, vous reviennent à la mémoire. « Hors des portes obscures et profondes se pousse une multitude bigarrée. Chacun aujourd’hui se chauffe si volontiers aux rayons du soleil ! Ils fêtent la résurrection du Seigneur et sont eux-mêmes ressuscités ; échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs métiers et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les écrasent, à leurs rues sales et étouffantes, aux ténèbres mystérieuses de leurs églises, tous ils renaissent à la lumière. »

Et alors, quand recommencent les fêtes de la nature, les voyageurs arrivent comme des oiseaux de passage. Les trois cantons de la Forêt-Noire sont très-visités ; mais c’est peut-être le massif du Kniebis que l’on fréquente le plus. Il renferme un grand nombre de sources minérales, qui servent de prétexte au beau monde pour s’attrouper, qui attirent aussi quelques malades. C’est là que, dans une vallée jadis sauvage, à Baden-Baden, se sont concentrées peu à peu toutes les recherches du luxe et de la civilisation. Placé presque en face de Strasbourg, d’ailleurs, le Kniebis s’offre le premier aux regards des Français ; il doit avoir un charme particulier pour les habitants de l’Alsace, puisqu’ils lui donnent la préférence sur les Vosges (sans doute à cause de ses lieux de rendez-vous). Ce fut aussi par là que je commençai mon dernier voyage, ayant pris jusqu’à la petite ville d’Achern le train qui partait. Entrons donc dans la montagne, où nous appellent des sites fameux.

Une question préalable toutefois : irons-nous à pied ou monterons-nous dans la voiture ? C’est un omnibus bien intéressant, avec un postillon tout jaune, des rideaux jaunes et des panneaux de même couleur. Il va tranquillement, lentement nous conduire à Ottenhœfen : les chevaux prendront l’allure qui leur conviendra, dormiront en marchant, si bon leur semble : le cocher ne se permettra point de troubler leur sommeil. Comme il fait très-chaud, laissons-nous bercer dans le véhicule : l’attelage en bonne humeur daigne partir au petit trot.

Nous suivons les bords de l’Acher, qui deviennent de plus en plus charmants, de plus en plus pittoresques.

On aperçoit à gauche les ruines de Sainte-Brigitte, vieux manoir qui se dresse sur une éminence, comme s’il voulait éterniser quelque sombre histoire des anciens jours ; nous traversons le bourg de Kappel, dominé par une autre forteresse gothique, mais celle-là restaurée et habitée, le château de Rodeck. Les montagnes vont s’exhaussant, des groupes de rochers se mêlent aux feuillages, le torrent élève la voix. Enfin, après avoir fait trois lieues en deux heures et demie, nous nous arrêtons devant l’auberge du Tilleul : nous sommes à Ottenhœfen.

Si Achern m’avait séduit par sa fraîcheur, par sa mine ingénue, en quelque sorte, le village d’Ottenhœfen me rapprochait bien plus encore de la nature. Ses maisons échelonnées le long du torrent, son église sur une butte, son amphithéâtre de montagnes semblent combinés pour réjouir les yeux. Aucune habitation ne touche l’habitation voisine ; toutes sont enveloppées de leurs jardins sans clôture, ou fermés seulement par une haie. À gauche, ils confinent aux premières pentes des coteaux, où ondoient en guirlandes, où s’étagent des vignobles ; à droite, ils ont pour borne l’impétueuse et innocente rivière, dont les eaux peu profondes tempêtent, menacent beaucoup, sans faire de mal. Et au-dessus des terres cultivées, des galeries de pampres verdoyants, montent les hauts talus, que drapent les pâturages inclinés, le manteau des bois résineux, le splendide brocard des genêts en fleur. La plante aux rameaux d’or abonde tellement qu’elle festonne des arpents entiers de ses broderies capricieuses. On la dirait semée avec intention pour quelque usage domestique. Et par instants, un nuage que la brise promène rampe sur les versants, ou coiffe un piton de sa ouate légère.

L’hôte du Tilleul et son auberge, sans exciter l’admiration comme le paysage, ne laissent pas d’éveiller l’intérêt, surtout quand on arrive en ligne droite de Paris. Et d’abord, c’est un établissement où l’on ne boit que du vin ; n’allez pas, au nom du ciel ! demander de la bière ! L’hôte, d’abord empressé, froncerait majestueusement le sourcil : vous auriez blessé en lui le sentiment des convenances hiérarchiques : l’homme qui vend du vin occupe en Allemagne un rang bien plus
Intérieur d’une auberge de la Forêt-Noire. — Dessin de Stroobant d’après nature.
élevé que le simple marchand de bière. Tel aubergiste se fâcherait tout rouge, au seul nom de la liqueur. Prenez garde, ménagez sa dignité ; plus tard, quand il vous connaîtra mieux, quand vous aurez fait de la dépense, il ne se formalisera point si vous lui demandez de la bière avec timidité ; il sourira même d’un air indulgent et amical ; par estime pour vous… et pour votre bourse, il fera le sacrifice de vous envoyer chercher la boisson vulgaire : il donnera ostensiblement à son fils aîné de l’argent et une bouteille, que le jeune homme fera emplir dans une brasserie et dont vous payerez deux ou trois fois la valeur. Toute complaisance mérite salaire. Là où le vin abonde et n’est pas cher, comme dans la Forêt-Noire, ces imposantes distinctions gênent peu le consommateur ; mais dans la triste et pauvre Allemagne du Nord, où luttent également l’aristocratie du vin et la démocratie de la bière, la morgue des hôteliers devient tyrannique. Ces marchands superbes vous forcent à demander du vin, qui coûte trois francs ou trois francs soixante-quinze centimes la bouteille ; le liquide est parfois bon, toujours très-ordinaire, souvent frelaté ; il n’y en a pas beaucoup, la bouteille en miniature ne renfermant que trois verres. Pour une boisson pareille, le mal n’est pas grand ; mais ce qui délecte peu le voyageur, c’est qu’elle double le prix de chaque repas.

Je demande donc une chope de vin et je m’assieds dans la grande salle, que j’examine pour me distraire. À la bonne heure ! voilà une pièce qui a de la tournure et qui forme tableau/ Elle a au moins dix mètres de côté, cent mètres de surface. Des piliers soutiennent les grosses poutres du plafond. Deux rangs de fenêtres divisées en quatre panneaux mobiles, souvenir
Ruines de l’abbaye d’Allerbeiligen. — Dessin de Stroobant d’après nature.
du moyen âge où les meneaux de pierre formaient une croix dans la baie, versent à flots la lumière : les rideaux blancs qui les pavoisent et le soleil qui les inonde leur donnent un air de fête. Des lambris en bois, ornés de moulures, couvrent le bas des parois, font le tour de la salle, pendant que le haut des murs est peint à la chaux. Le lambris sert de dossier à un banc de même étendue, devant lequel sont alignées les tables ; il n’y a que ce banc pour s’asseoir, et les fameux escabeaux en hêtre, usités dans toute l’Allemagne, avec planchette et dossier de même bois. Ceux-ci ont quatre pieds ; c’est un luxe, car beaucoup se tiennent sur trois. Nos siéges moelleux et splendides sont tout à fait ignorés au delà du Rhin. Et cette palissade, pleine dans le bas, à claire-voie dans le haut, occupant un angle, isolant une partie de la pièce, la remarquez-vous ? Savez-vous quelle en est la destination ? Elle renferme tout l’attirail du service, les chopes, les canettes, les verres, les tasses, le bureau du patron ; là, il règne en souverain, il commande à ses domestiques et guette les consommateurs. De cette fortification en planches, il sort avec une assiette ou une note à la main : elle représente pour lui le donjon du seigneur féodal. Non loin de là une vieille horloge à gaîne dandine son lourd balancier, répète à l’infini son tic-tac monotone. N’oublions point le large poêle en fonte qui se repose de ses luttes contre l’hiver. Quelquefois l’énorme appareil est en faïence verte ou bleue, et plusieurs crochets de fer soutiennent alentour des baguettes, où les voyageurs font sécher leurs manteaux, quand ils arrivent trempés par une averse. Ces poêles, toujours appuyés contre un mur, ont la porte de leur foyer dans la cuisine, de sorte que jamais un atome de fumée ne s’égare dans les pièces d’habitation. Un parquet en solides planches de sapin finit de les rendre chaudes et saines.

Et chaque fenêtre encadre un paysage très-bien exécuté, d’une couleur vraie, d’un bon dessin, où il n’y a pas une faute contre les lois de la perspective. Ô les charmants tableaux ! et quel succès de vogue ils obtiendraient au Louvre ! Derrière l’hôtel, dans un jardin qui précède une maison située à deux pas du torrent, une affaire insolite préoccupe deux villageois. Sur la façade de la maison, il y a un rucher, d’où un essaim a pris son vol. Par bonheur, il n’a pas fait un long trajet : toutes les abeilles sont venues se pendre, comme une grappe énorme, à la branche d’un prunier qui fléchit sous le poids. Un des paysans, la figure couverte d’un masque en toile métallique, s’approche de la colonie, tenant à la main une ruche renversée : l’autre s’approche aussi, une longue pipe à la bouche ; il en tire avec force deux ou trois bouffées qu’il lance au milieu de l’essaim. Le narcotique agit avec une rapidité foudroyante : deux ou trois secousses données à la branche par le premier montagnard font tomber dans la corbeille toute la peuplade fugitive ; le chasseur la retourne, glisse une planche dessous et va immédiatement la poser sur une tablette du rucher. L’opération est faite. Il n’a plus qu’à orner d’un bouquet de fleurs, pour exprimer sa joie et constater son triomphe, la petite hutte de paille, où toute une population va travailler pour lui.

Une singularité qu’on observe à Ottenhœfen et dans toute la Forêt-Noire, c’est l’abondance incroyable des fraisiers. En aucun lieu du monde peut-être la plante stoïque et robuste, qui n’exige rien pour elle-même, en portant pour les autres des fruits si délicats, ne prospère, ne se plaît comme sur le territoire du Schwartzwald. Non-seulement elle constelle de ses blanches fleurs ou de ses baies pourprées les croupes des montagnes et le sol des vallons, mais elle cerne les villes, les villages, les hameaux, les chaumières ; elle envahit les chemins, les rues, les cours, les jardins, les champs cultivés ; elle grimpe sur les roches, le long des murs, où elle se cramponne entre les pierres. Quiconque veut manger des fraises, n’a qu’à sortir de chez lui et à cueillir ; et notez qu’elles ont la saveur la plus délicate, le parfum le plus exquis. Souvent, lorsque je m’asseyais sur l’herbe pour prendre un peu de repos, ou contempler à mon aise un site admirable, j’ai pu glaner autour de moi, sans changer de place, trente ou quarante de ces friandises embaumées. La nature les prodigue aussi dans les Vosges, mais non point comme dans la Forêt-Noire, avec une libéralité presque inépuisable. On étonnerait bien les paysans, si on leur disait quelles peines se donnent nos campagnards pour en obtenir, pour approvisionner les marchés des villes. La plupart souriraient d’un air incrédule.

Dans les environs d’Ottenhœfen se trouvent quelques endroits justement fameux par leur beauté pittoresque et par les souvenirs ou les légendes qui s’y rattachent, le Mummelsee, la Hornisgrinde, les cascades d’Edelfrauengrabe, celles d’Allerheiligen et les ruines du monastère qui les dominait, la vallée du Lierbach, Oppenau, l’éplise de Lautenbach et la petite ville d’Oberkirch, avec l’ancien manoir de Schauenbourg.


II


Entre ces buts de promenade, le plus voisin est le district du Gottschlæg, où serpentent et mugissent les chutes d’Edelfrauengrabe. Une demi-heure suffit pour atteindre le bas de la gorge où elles commencent. La vallée se resserre tout à coup, et les flots deviennent plus retentissants. Ils murmuraient d’abord sur leur lit de cailloux, maintenant ils grondent, ils se fâchent ; tout à l’heure ils vont tonner et bondir, en écumant. Çà et là un chalet dominé par des cultures en gradins, où poussent quelques céréales et des pommes de terre, anime encore le détroit. Sous ses fenêtres, une langue de terre forme un pré luxuriant qu’ombragent le noyer, le prunier, le cerisier, que traverse un petit chemin tortueux, menant à un pont de bois. Dans l’herbe gloussent les poules, chantent les coqs, paissent les vaches ; dans le torrent barbote un jeune pourceau, propre et maigre, ou des canards font le plongeon. Ah ! si Bernardin de Saint-Pierre, quand il rêvait de la fabuleuse Arcadie, avait pu voir une de ces fraîches demeures, entourée d’eau, de verdure, de plantes balsamiques et de fleurs rares, comme il se serait enthousiasmé ! Comme il aurait emprunté à la nature même des couleurs pour la peindre !

Mais bientôt la gorge devient inhabitable : ce n’est plus qu’un étroit défilé. Des roches perpendiculaires montent à droite et à gauche, portant des hêtres rabougris, des sapins effilés, des guirlandes de ronces et

  1. Des ingénieurs badois ayant pris ces mesures, c’est le pied badois, plus petit que le pied français, qui s’y trouve désigné.