La Forêt-Noire
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 263-272).


X


Pour entrer à Heilbronn, on traverse le Neckar sur deux ponts, un vieux pont de bois couvert, formant galerie, et un pont de pierre sans toiture, comme ceux que l’on bâtit de nos jours. Quand je descendis du chemin de fer, il avait plu dans la montagne, et la rivière, ayant parcouru des districts où abonde le grès rose, semblait rouler des flots de chocolat au lait, genre de luxe que je croyais réservé au pays de Cocagne. C’était à s’y méprendre. La ville elle-même, avec ses flèches, ses tours, ses vieilles maisons sur le quai, me fit éprouver la commotion électrique dont certains lieux frappent le voyageur : il semble qu’on va entrer non pas dans une montagne, non pas dans une forêt, non pas dans une ville, mais dans un poëme, dans une œuvre mystérieuse, aux scènes imprévues. Heilbronn est une ancienne ville libre, qui a gardé presque tous ses édifices du moyen âge, presque toutes ses habitations gothiques, de sorte que la première rue où l’on s’engage transporte soudain l’imagination à quelques siècles en arrière. Je ne vois que maisons étroites, à pignons aigus, à nombreux vitrages, dont le haut surplombe le rez-de-chaussée. Bien mieux, chaque étage dépasse l’étage inférieur, et comme il y en a jusqu’à cinq, on dirait que la construction va vous tomber sur la tête. Un bourgeois en gonelle et en chaperon ouvrirait une fenêtre que je n’éprouverais aucun étonnement. Au bout de quelques minutes, j’arrive sur la grande place et je m’arrête devant l’hôtel de ville. Pour le coup, me voilà en plein moyen âge. Quel immense grenier ! comme il rappelle le temps où il fallait que toutes les denrées, toutes les provisions de bouche et autres fussent emmagasinées dans la ville, car de rudes seigneurs pillaient la campagne, et on aurait pu souffrir de la faim, on aurait pu se trouver subitement réduit à l’indigence, si on n’avait abrité derrière les murailles ses vivres et ses marchandises, surtout en cas de guerre ouverte et de siége ! Aux deux angles de la façade, des guivres assez pittoresques ; en bas, un lourd perron qui occupe toute la largeur du monument et porte sur une galerie très-simple : on aurait pu border le perron d’une élégante balustrade, on a mieux aimé une rampe massive. De grands murs nus, des fenêtres carrées, sans ornements, ne flattent pas les yeux. Cette horloge énorme, qui occupe deux étages, voilà l’honneur, la gloire, la vraie décoration de l’édifice. Au lieu d’un cadran, elle en a trois : ils indiquent non-seulement les heures et les minutes, mais le jour de la semaine, le mois et le quantième du mois, la saison, les phases de la lune ; bien mieux, on voit la lune elle-même, une lune en cuivre doré, qui passe au milieu de sombres nuages, s’échancre à leurs bords, montre son orbe entier ou disparaît. Sur le haut du grand cadran, au-dessous duquel sont groupés les deux autres, quand midi sonne, un coq fait entendre son chant, comme à Strasbourg, et deux anges sonnent de la trompette.

À vingt pas du grand marché, que l’hôtel domine de sa masse bizarre, se dresse la principale église de la ville, consacrée à saint Kilian. Bâtie en 1446, comme l’atteste
Château de Heidelberg ; vue prise de la terrasse. — Dessin de Stroobant d’après nature.
une inscription allemande taillée dans la pierre, à l’extérieur du mur septentrional, elle occupe l’emplacement d’un édifice plus ancien, et ne fut terminée que pendant le seizième siècle. On y trouve donc amalgamés les dernières formes de l’art ogival et le style de la Renaissance. Elle pourrait avoir les qualités de Notre-Dame


Château de Heidelberg : Le palais de Frédéric IV. — Dessin de Stroobant d’après nature.

de Brou, l’élégance de Saint-Eustache : elle ne les a

pas. Au dehors, le vaisseau gothique ne flatte les yeux ni par son aspect général, ni par la décoration de ses fenêtres, ni par ses moulures ; le clocher, où règne limitation de l’Italie, est d’une recherche sans effet, en sorte que les deux genres d’architecture n’ont pas mieux réussi l’un que l’autre.

L’édifice le plus coquet, le plus original de Heilbronn est une maison située derrière l’hôtel de ville, une maison dans le style Pompadour. Il n’y manque rien. Les fenêtres, la porte sont encadrées des motifs charmants de cet art délicat, dont la soudaine apparition en France a lieu d’étonner, car il semble avoir jailli tout à coup du sol, comme une herbe printannière ; bien mieux, les croisées basses et la porte sont protégées par des grilles en fer dans le même style, avec rinceaux, volutes, rocailles, œuvre précieuse de serrurerie et parfaitement conservée, que l’on trouverait curieuse même chez nous. Les propriétaires successifs de l’habitation doivent en avoir eu grand soin.

Les rues secondaires et les bas quartiers de Heilbronn sont un renseignement palpable et visible sur l’état de l’architecture domestique en Allemagne, pendant le moyen âge et pendant la période qui a suivi, jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Il n’y a guère de spectacles plus horribles. Qu’on se figure des maisons à pignons, chantournées, délabrées, qui n’ont pas été badigeonnées depuis des siècles : une lèpre de taches, de moisissures, de balafres produites par l’écoulement des eaux, par le suintement d’autres liquides, barbouille la façade. Devant les croisées, des tiges et des crampons de fer portent des bâtons transversaux, où pend le linge récemment lavé, chemises, jupons, couches, bas humides, toutes sortes de haillons qui s’égouttent sur les passants. Au rez-de-chaussée s’ouvrent des magasins obscurs, ayant les formes les plus hétéroclites, au fond desquels on aperçoit l’escalier ; de vieilles charrettes à bras, des tonneaux, des échelles, des meubles rompus, mille débris, mille impuretés y traînent, tenant compagnie à diverses marchandises grossières. Rembrandt, Piranèse, Callot, Adrien van Ostade, Pierre de Hooghe, Weirotter, malgré leur génie fantastique, n’auraient pu combiner d’aussi étranges réceptacles, avec des effets sans nombre de demi-jour. On y entend grogner les pourceaux dans des bauges infectes.

Un monument de Heilbronn, désigné, recommandé par tous les guides, c’est une vieille tour située près de Neckar et appelée la Tour de Gœtz. Il s’agit du célèbre Gœtz von Berlichingen, dit à la main de fer, que les paysans révoltés choisirent, malgré lui, pour leur chef, en 1526. Pendant une des nombreuses expéditions du chevalier, un biscaïen, lancé par une coulevrine, lui brisa le poignet gauche d’une si terrible manière, que sa main ne tenait plus qu’à un reste de peau et que la cheville disloquée tomba devant les pieds de sa monture. Gœtz néanmoins resta en selle et eut encore assez de force pour se tirer du combat, pour rentrer à Landshut. Pendant plusieurs mois il garda le lit, souffrant de telles douleurs qu’il suppliait Dieu de terminer ses jours. Mais sa blessure ayant fini par se guérir, l’idée lui vint que si on pouvait lui fabriquer une main d’acier, il ne serait pas réduit, comme un infirme, à languir désormais au coin du feu. Il causa donc avec un habile armurier, comme il y en avait alors, lui expliquant le mécanisme qu’il avait imaginé. L’artisan sut mettre en pratique ses indications, et Gœtz put remonter à cheval, continuer cette vie guerrière qui était alors l’idéal de la noblesse. Sa main supplémentaire existe encore dans les archives de Jaxthausen, petite ville située près du château de Berlichingen.

La tour de Heilbronn a réellement tenu en captivité le rude gentilhomme, non point à cause du rôle qu’on le força de jouer dans la Guerre des paysans, mais par suite d’une affaire antérieure. Gœtz, en 1519, avait pris parti pour le duc Ulrich de Wurtemberg, seigneur prodigue et méchant, détesté par ses sujets et déposé par la Ligue souabe. Fait prisonnier, Berlichingen fut amené dans la ville de Heilbronn, où il demeura interné trois ans et vécut chez l’hôtelier Diest, à l’auberge de la Couronne, sauf pendant vingt-quatre heures. Cette courte résidence sous les arceaux de la tour, est la cause véritable qui a rendu célèbre et fait conserver le donjon, vieux reste de fortifications gothiques. Comme presque tous les monuments d’architecture militaire, il n’a rien qui puisse flatter les yeux, soit par les lignes et la disposition générale, soit par la décoration. Ces sortes d’ouvrages ne sont que des massifs de pierre, où l’on cherche uniquement la solidité, la force de résistance.

Le lieu de promenade le plus fréquenté par les habitants de Heilbronn est une colline nommée la Wartberg. Du jardin qui la couronne, la vue se promène sur un magnifique paysage. Le Neckar le traverse dans toute son étendue, y serpente au loin entre deux rangs de hauteurs : on aperçoit jusqu’aux derniers sommets qui terminent, près du Rhin, la splendide vallée. C’était la route que je devais parcourir le lendemain, pour terminer mon voyage. À six heures du matin, en effet, je prenais place sur le bateau à vapeur. Le temps était admirable ; le soleil avait mis sa couronne de fête et son manteau des grands jours. Il étincelait derrière la ville, en dorait les fumées, illuminait la campagne. Un vent léger damassait la rivière et faisait palpiter le feuillage des aulnes qui la bordent. « Vorwaerts ! (en avant !) » s’écrie le capitaine, et le bâtiment quitte la grève, fait blanchir la rivière sous ses puissantes nageoires.

Nous sommes encore dans la plaine, le Neckar glisse entre des rives basses : le terrain ne s’exhausse qu’à distance ; la Wartberg domine la perspective sur la droite. Le premier lieu digne d’attention qui apparaît de ce côté dans le voisinage de la rivière, c’est Neckarsulm, petite ville située au confluent du Neckar et de la Sulm, dont les deux noms réunis ont formé le sien. Elle produit de loin, avec son château, ses vieux clochers, ses pignons à redans, avec les jardins qui l’entourent, un effet pittoresque. Elle appartenait autrefois, comme les environs, à l’archevêché de Mayence, devint en 1484 un fief de l’ordre teutonique, et fait partie du Wurtemberg depuis l’année 1806.

Mais elle fuit, la jolie ville, elle fuit avec le paysage qui l’encadre, et nous apercevons déjà l’embouchure du Kocher, puis l’embouchure de la Jaxt et l’élégant village de Jaxtfeld, situé auprès. La rive gauche prend bientôt des formes plus accentuées : elle élève dans l’air Wimpfen-du-Mont, qu’une petite vallée sépare du bas Wimpfen. Celui-ci est un village : celle-là était jadis une ville impériale, où fonctionnait un régime démocratique sous la haute protection du suzerain de l’Allemagne. Bien curieuse devait être l’existence des citoyens dans ces républiques murées : Wimpfen-du-Mont a de nos jours 2 700 habitants ! Elle occupe une longue crête de rochers calcaires, où ses tours, ses vieux murs, ses clochers, son église du XIVe siècle ont l’air d’avoir été dessinés par un artiste pour une décoration de théâtre. Quoiqu’ayant adopté les maximes de la Réforme, les citoyens ont épargné tous leurs monuments : il y a là-haut deux ou trois longues rues bordées de maisons gothiques, dans lesquelles on se promène comme dans un rêve. Les habitants avaient si peu la haine des images sculptées ou peintes, qu’ils ont ajouté à leur église, en 1551, une représentation du Calvaire, abritée par une espèce d’atrium ou de salle ouverte. C’est un monument plus conforme au goût des orthodoxes qu’au goût des schismatiques, et pourtant l’époque n’était pas éloignée où les iconoclastes allaient ravager les Pays-Bas. L’œuvre a un faible mérite comme objet d’art ; mais elle étonne, elle pique un moment la curiosité. On examine en souriant le mauvais larron habillé à la mode du seizième siècle, portant des manches bouffantes et une culotte pareille.

Voici le château d’Ehrenberg, à gauche, celui de Horneck à droite, qui appartenait depuis 1250 aux chevaliers teutoniques et fut démantelé, en 1525, par les milices agrestes, pendant la Guerre des paysans. On l’a restauré plus tard, mais pour y fabriquer de la bière. Si elle était bonne et que j’eusse le temps de la goûter, j’approuverais fort la dévastation du manoir, qui a donné lieu d’y fonder une brasserie. Mais d’autres constructions féodales apparaissent au loin : décidément c’est une galerie du moyen âge, une exposition de ruines crénelées. Le voyageur moderne les admire comme un accident heureux dans le paysage ; le navigateur d’autrefois ne devait pas les admirer du tout, quand leur masse imposante dominait orgueilleusement la rivière. Elles ne lui faisaient éprouver que des sentiments d’inquiétude et d’effroi.

Un voisin me signale le village de Neckarzimmern, bâti sur la rive droite, au pied d’une hauteur que couronne le château de Hornberg, séjour favori de Gœtz von Berlichingen, qui s’y maria en 1518 avec Dorothée Gailing : ce fut là qu’il écrivit ses mémoires et qu’il mourut en 1562, âgé de 82 ans. On transporta ses restes au monastère de Schœnthal, situé près du manoir dont le chevalier portait le nom : il y est enseveli, comme ses aïeux, dans le transept de l’église.

Pendant que la vapeur nous entraîne, des incidents curieux fixent de plus en plus mon attention. Dans tous les endroits où les coteaux qui bordent la rivière sont orientés de façon à recevoir une quantité suffisante de soleil, on a étagé des vignes, entre le quarante-neuvième et le cinquantième degré de lattitude. Et l’on a bien fait, puisque le raisin y mûrit, donne un vin agréable et que toute autre culture n’eût sans doute rien produit.

Mais quels sont ces oiseaux de large envergure, au plumage gris et noir, qui tantôt planent au-dessus de nos têtes, filent tantôt le long du la rivière et décrivent tantôt des cercles irréguliers, en battant l’air de leurs grandes ailes ? Ils plongent sur l’eau par intervalles et y pêchent quelque poisson. L’un d’eux même, que le passage du bateau effraye, se sauve en laissant tomber sa proie, une brême déjà morte. Ils ont pour compagnons des oiseaux plus petits, noirs de plumage, qui souvent paraissent les attaquer en folâtrant avec eux. Les premiers sont des hérons, échassiers qu’on voit rarement en France et qu’on n’y voit jamais en si grand nombre et avec tant d’aisance : les autres sont des choucas, petits corbeaux ayant la taille d’un pigeon ou d’une tourterelle, qui voltigent dans les plaines autour des cathédrales, en jetant un cri sonore et bref, ou se posent sans respect sur la tête des saints, des rois et des patriarches ; faute de vieilles églises, les choucas habitent les ruines des vieux donjons, les montagnes et les rochers. Ils nichent très-haut dans les Alpes. Le héron, lui, est un oiseau silencieux, qui ne paraît avoir ni chant, ni clameur. Il n’aime pas la solitude néanmoins : ces échassiers forment de grandes troupes et se bâtissent de larges nids au sommet des arbres. Comme on ne cesse d’en rencontrer sur le Neckar, on pourrait l’appeler avec beaucoup de justesse la rivière des hérons.

Le défilé des vieux châteaux recommence, et le paysage prend un caractère plus majestueux. Les bords du Neckar vont toujours s’exhaussant. Peu à peu les roches calcaires cèdent la place au grès rouge ; les vignes disparaissent, les cultures deviennent rares, le hêtre forme partout des nappes de verdure ; il semble par moments qu’on traverse un pays désert. L’onde resserrée coule en flots abondants. Aux agitations de la vie succèdent le calme et la poésie de la solitude. Mais là encore, il y avait des barons déprédateurs. Si vous en doutez, voyez à droite l’ancien fort de Zwingenberg. C’était autrefois le séjour d’une puissante famille, comme le prouvent son donjon, ses hautes tours, ses murs épais, d’une nuance rougeâtre. Mais d’où vient que le temps n’a pas suspendu aux créneaux ses guirlandes de viorne et ses festons de lierre ? On dirait qu’une cinquantaine d’hivers seulement les ont effleurés de leur haleine humide. C’est que l’édifice a été restauré en 1808 par le margrave de Bade, auquel il appartenait ; il le rendit habitable, et sa famille vient chaque année y passer quelque temps.

Et le bateau descend toujours, pendant que la chaleur augmente. Nous passons près d’Eberbach, que domine le Katzenbuckel, montagne de deux mille pieds, la plus haute de celles qui bordent le Neckar, et nous apercevons bientôt la petite ville de Hirschhorn (1 510 habitants). Au-dessus, l’inévitable château, menace perpétuelle dirigée autrefois contre les habitants. Ce nid de
Intérieur du château de Heidelberg. — Dessin de Stroobant d’après nature.
vautours est assez bien conservé ; les fortifications énormes descendent jusqu’au bord de la rivière. Que de sombres histoires pourraient conter ces ruines, si un magicien leur donnait la parole !

Les plus éloquentes seraient sans doute les quatre massifs délabrés devant lesquels nous arrivons maintenant, et qui se tiennent debout, à la file, sur des rochers


Château de Heidelberg : Le palais d’Othon-Henri. — Dessin de Stroobant d’après nature.

voisins, comme une bande de malfaiteurs guettant une

proie. Au sommet de leurs falaises à pic, voyez leur tragique attitude et leur expression morose. Une race puissante, surnommée le Fléau du pays (Landschaden), désignation injurieuse qu’elle accepta pour nom de famille, a perché là-haut ces tours maudites ; elle avait probablement formé quatre branches, qui voulurent toutes avoir leur lieu de refuge et leur centre de déprédation.

Le premier manoir s’appelle Vorderburg, c’est-à-dire le Château d’avant-garde, et semble avoir été construit tout d’abord. Dès le quatorzième siècle, il eut besoin de réparations. Au-dessus de la porte d’entrée, on voit la date de 1568 et l’emblème de la famille, une harpe. Ces brigands avaient pris pour symbole l’instrument mélodieux qui exprime si bien la tendresse et les vagues émotions d’un cœur poétique ! Il ne reste du vieux manoir abandonné que le donjon et une partie de la chapelle.

Tout auprès s’élève le Mittelburg, ou Château du milieu, le plus important des quatre. Ses tours et ses créneaux menaçaient les voyageurs dès la fin du treizième siècle. De ses étages supérieurs la vue embrasse un magnifique paysage : bien loin, dans la profondeur, le Neckar serpente comme un flot sombre. Le possesseur actuel du domaine, l’a fait restaurer et meubler dans le style du moyen âge.

Le troisième fort s’appelle le Château d’arrière-garde (Hinterburg). Vu de près, il est remarquable par son architecture et la majesté de ses ruines, où pousse toute la flore de l’Odenwald. Au-dessus de la porte se dessinent encore les armoiries des Landschaden. Du piton qu’il occupe, on domine non-seulement la vallée du Neckar, mais celle de Schœnau, où roule et gronde le torrent de Steinach.

Enfin se dresse devant nous la quatrième habitation féodale. Sa position l’a fait surnommer Schwalbennest ou le Nid d’hirondelles. Les hirondelles, en effet, l’ont choisi pour point de ralliement et pour séjour. Leurs escadrons agiles font alentour des rondes incessantes. Le nom réel du manoir c’est Schadeck (le coin fatal). Deux de ses tours sont encore debout, et le vent gémit dans les escaliers déserts, siffle en traversant les fenêtres vides. Bligger, le plus ancien de ses habitants que l’on connaisse, vivait entre les années 1286 et 1300 : la haine publique l’avait déjà baptisé le Fléau du pays. Du haut de son aire, il guettait les voyageurs pour les dépouiller, et ne se faisait pas scrupule de les tuer, quand ils voulaient défendre leur bien. Cette branche des Landschaden s’éteignit en 1653. Le château ne fut plus habité depuis lors et tomba peu à peu en ruines.

Presque toutes les résidences gothiques, dont nous avons parlé jusqu’ici, couronnent les hauteurs de la rive droite ; nous saluons maintenant à notre gauche Neckargemünd, petite ville industrieuse (2 400 habitants), puis tout le monde se remue sur le dampschiff. Nous approchons en effet du terme de notre course : on aperçoit déjà le Kœnigstuhl, montagne qui domine Heidelberg, et nous allons bientôt découvrir la cité elle-même. Chacun se prépare à descendre. Le Neckar s’élargit, devient plus rapide, et contre toutes les habitudes des rivières dans la partie inférieure de leur cours, son lit se hérisse de rochers ; au moment où elle devrait se calmer, l’onde tourbillonne, écume, prend des allures de torrent : il a fallu pratiquer des barrages. Nous arrivons enfin : il est midi et demi, chacun se dirige à grands pas vers son logis ou vers un hôtel, pour y dîner, le principal repas, en Allemagne, étant celui qu’on fait au milieu du jour.

À l’issue du long défilé que nous venons de parcourir, une ville importante devait naître de bonne heure et grandir très-vite : le commerce avait besoin d’établir là un entrepôt, comme à Heilbronn, pour les marchandises que l’on transportait en amont ou en aval. Mais Heidelberg, produit naturel du sol, aurait pu croître dans la plaine du Rhin, à quelque distance de la gorge et non pas à son embouchure même. Le puissant château construit sur un mamelon, au pied du Kænigstuhl, aura fixé l’emplacement de la commune : il ne fallait pas moins que le pouvoir des comtes palatins pour tenir en respect les bandits empanachés, qui fourmillaient dans le vallon du Neckar. Le lieu était mal choisi néanmoins : la configuration du sol a empêché Heidelberg de prendre une importance capitale ; de nos jours encore, après avoir été, cinq siècles durant, le séjour des Électeurs palatins, elle n’a que quinze mille habitants. C’est qu’elle occupe une étroite langue de terre entre la montagne et le Neckar.

Mais l’exiguïté de ses proportions a toujours été compensée par le charme de sa position. Dresde, Fribourg et Heidelberg sont assurément les trois villes de l’Allemagne qui ont la physionomie la plus attrayante et les environs les plus pittoresques : on y peut varier presque indéfiniment ses promenades. La grande curiosité de la ville, c’est le château fameux, qui occupe un plateau jusqu’où grimpent les dernières maisons. Le monument tombe en ruines, non point par l’effet de l’âge, mais par suite de dévastations que la France ne peut compter parmi ses titres de gloire, si la France est responsable des crimes de Louis XIV, fils d’un Italien et d’une Autrichienne (tous les enfants de Marie de Médicis ont eu exactement le caractère du maréchal d’Ancre). Le vivant fétiche ayant réclamé le Palatinat au nom de sa belle-sœur, la princesse palatine, le maréchal de Duras vint assiéger Heidelberg en 1688 : la ville capitula le 24 octobre, mais la capitulation ne fut pas observée, ou du moins ne le fut que transitoirement, le Hapsbourg de Versailles ayant expédié l’ordre de saccager le pays.

Le seul avantage qui reste au château, c’est d’être la plus belle ruine de l’Allemagne. Toutes les constructions ne datent pas de la même époque et n’ont pas été bâties par les mêmes souverains. Le style de la chapelle remonte au XIVe siècle ; la Tour ronde, qui contenait la bibliothèque, fut élevée en 1555, le palais d’Othon-Henri commencé l’année suivante ; le palais de Frédéric IV monta dans les airs de 1601 à 1607. La Tour tombée, due à Frédéric le Victorieux, avait été construite en 1455. Lorsque Mélac voulut la faire sauter, le ciment qui unissait les pierres était d’une solidité si grande, qu’elle se fendit en deux morceaux : une moitié resta debout, l’autre moitié tomba d’un seul bloc, ou, pour mieux dire, glissa et demeura couchée sur le flanc. Elle gît dans la même position depuis 1689, et, selon toute apparence, étonnera encore maintes générations.

Deux entrées donnent accès dans le château, l’une tournée vers le Neckar, l’autre vers la montagne. Quand on arrive par la première, qu’on a gravi un escalier monumental, d’un effet très-poétique, on débouche sur une plate-forme, d’où l’on aperçoit toute la ville, les hauteurs qui l’encadrent, puis la vaste plaine du Rhin. Si l’on se retourne, le palais de Frédéric IV déploie à vos yeux son élégante façade. Quoique bâtie au commencement du XVIIs siècle, on la prendrait pour une œuvre de la Renaissance : des meneaux en pierre divisent les fenêtres, et de spacieuses mansardes bordent la toiture ; entre les croisées s’ouvrent des niches, dont chacune renferme ou renfermait une statue. Au premier étage, les croisées ont pour amortissement deux arcades portant une rosace. Tout cela forme un ensemble qui ne laisse pas d’avoir bonne tournure. En traversant une galerie, on entre dans la cour et l’on aperçoit l’autre façade, exactement pareille à la première. Elle a gardé presque toutes ses statues, mais hélas ! dans quel état de dégradation !

À l’est du palais de Frédéric IV s’élève le palais d’Othon-Henri, formant avec le premier un angle droit. La violence des hommes, le feu du tonnerre, le sourd travail du temps, les averses et la neige l’ont bien plus dévasté que l’autre édifice. Les toitures, les planchers, toutes les constructions intérieures sont tombées ; les grands murs seuls n’ont pas fléchi sous la haine et les outrages du sort. Les fenêtres vides se découpent sur la tenture grise des nuages ou le velours bleu du ciel. Les statues n’ont point quitté leur poste : au quatrième étage se dressent encore Pluton et Jupiter, debout, isolés, sans les niches qui les protégeaient : tout le faîte du bâtiment s’est écroulé autour d’eux ; ils sont restés là immobiles, comme des justes soutenus par leurs convictions sur les ruines de leurs espérances. Malgré son délabrement, ce château produit encore un effet majestueux. Un accident de la nature en augmente le charme et le prestige. Des lierres se sont cramponnés à la façade, où ils grimpent plus haut chaque année ; ils encadrent Les fenêtres, les statues, les moulures : ils atteignent déjà la corniche du premier étage ; si on n’interrompt point leur marche ascendante, ils pavoiseront l’édifice tout entier, ou, pour mieux dire, l’envelopperont d’un frais linceul, et hâteront le moment qui doit coucher ses débris dans la poussière.

D’autres constructions, tellement dénudées qu’elles n’excitent même plus l’intérêt, environnent la cour, et l’on sort par une vieille porte jadis fortifiée, par un pont dormant, qui était autrefois un pont-levis. Le fossé profond, creusé au-dessous, est devenu un jardin superbe : de grands arbres y ont poussé, notamment des frênes, des hêtres et des sapins ; leurs clochers et leurs dômes de feuillage montent vers le spectateur, comme les faîtes d’une cité magique. On entend sous cette voûte humide chanter une petite source, qui tombe dans un bassin et passe pour avoir des propriétés curatives.

Le parc est planté d’arbres magnifiques, parvenus à ce degré de croissance qui donne seul aux végétaux leur port et leur physionomie. Presque tous les individus sont d’ailleurs d’espèces différentes, ou ombragent le promeneur sous les variétés d’une même espèce. Beaucoup d’essences viennent de l’Amérique du nord ; je remarque entre autres le pin embaumé (pinus balsamea), dont l’exhalaison aromatique justifie le nom.

Mais il faut quitter ces hauteurs, redescendre à la prose et parcourir la ville. Heidelberg, tant de fois ravagée, possède très-peu d’anciens monuments. Elle offrait jadis, au rapport des historiens, l’aspect le plus pittoresque. De tous les côtés on apercevait ses fortifications, avec leurs murs, leurs fossés, leurs tours, leurs bastions, leurs échauguettes ; dans l’intérieur se dressaient les pignons aigus des maisons, les clochers des églises et des monastères, les demeures crénelées des grandes familles. Le château électoral dominait toutes ces constructions de ses formes majestueuses. Maintenant le seul édifice original que l’on découvre en cheminant à travers les rues, c’est une ancienne maison qui fait face à l’église du Saint-Esprit, sur la place du Marché. Le style rappelle exactement celui du palais d’Othon-Henri. Elle se termine par un pignon et se compose de cinq étages, indépendamment du rez-de-chaussée.

Pas une seule église de Heidelberg ne mérite l’attention d’un connaisseur. La principale, construite sur la grande place et dédiée au Saint-Esprit, ne fait pas honneur à l’architecte. Quoique bâtie entre les années 1398 et 1408, les formes gothiques de la décadence y règnent sans partage et sans souvenirs d’une meilleure époque ; elle n’a même point les élégances recherchées du style flamboyant. Aucun tableau, d’ailleurs, pas la moindre sculpture. Une grande muraille qui sépare l’intérieur en deux moitiés, l’une où on célèbre l’office catholique, la seconde attribuée au culte protestant, est ce qu’elle renferme de plus curieux.

Sur la première pente de la montagne, on bâtit une église neuve, pour laquelle Notre-Dame de Fribourg sert de type : le modèle est charmant, à n’en pas douter ; mais si élégante qu’on la suppose, la copie n’aura jamais la valeur d’une production originale. Comme architecture nouvelle, ce qu’il y a de plus intéressant à Heidelberg, ce sont les demeures élégantes que l’on construit près de la station du chemin de fer : leurs formes coquettes, leurs grilles, leurs petits jardins font naître l’envie de s’y établir, avec un nombre suffisant de billets de banque. Pour ceux qui aiment l’étude, qui aiment la carrière infinie qu’elle ouvre à la pensée, la ville a un autre genre de séductions : la brillante université dont elle est fière, une bibliothèque publique, de nombreux
Château de Heidelberg : La tour tombée. — Dessin de Sroobant d’après nature.
établissements consacrés aux sciences et aux lettres. Ce coin de terre favorisé unit tous les avantages qui charment la vie réelle, tous ceux qui aident l’esprit à s’élever dans la zone idéale, où il trouve la force, la joie et la grandeur.

Alfred Michiels.