Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 158-165).



CHAPITRE XV.

perplexité.


Nous autres hommes du monde, quand nous voyons des amis et des parents qui ont perdu tout espoir de fortune, nous ne leur tendons point la main pour les secourir. Nous mettons le pied sur leur tête pour les enfoncer plus avant, ainsi que je l’ai fait envers vous. Mais maintenant que je vous vois en chemin de vous relever, je puis et je veux vous secourir.
Shakspeare. Nouveau moyen de payer ses dettes.


Le lord Keeper retrouva, sur un lit plus dur que celui auquel il était habitué, les pensées ambitieuses et les embarras politiques qui chassent le sommeil même du lit le plus moelleux. Il avait assez navigué au milieu des courants et des écueils de l’époque pour bien en connaître tous les dangers, et sentir le besoin de conduire sa barque selon le vent pour la sauver du naufrage. La nature de ses talents et la timidité de ses dispositions lui avaient fait prendre la souplesse du vieux comte de Northampton, dont le caractère était des plus flexibles, et qui expliquait l’art par lequel il se maintenait en place dans tous les changements de gouvernement, depuis Henri VIII jusqu’à Élisabeth, en avouant franchement qu’il était né de l’osier et non du chêne. Il était également dans la politique de sir William Ashton de veiller en tout temps aux changements qui s’opéraient sur l’horizon des cours, et avant que la querelle fût décidée, il avait soin de négocier son propre intérêt avec le parti qui paraissait devoir être victorieux. Sa complaisance variable était bien connue et excitait le mépris des chefs les plus hardis de l’une et de l’autre faction de l’état ; mais ses talents étaient d’un genre utile et commode, et ses connaissances en législation en grande renommée. Elles contre-balançaient ses défauts, au point que les hommes puissants étaient bien aises de se servir de lui et de le récompenser, sans cependant le respecter et lui accorder de confiance.

Le marquis d’Athol avait usé de toute son influence pour effectuer un changement dans le cabinet écossais, et ses projets avaient été si bien exposés et si bien soutenus, qu’il paraissait y avoir une grande chance d’un succès complet. Cependant il ne se sentait ni assez de force ni assez de confiance pour négliger tous les moyens possibles de faire des recrues. On jugea qu’il serait important de gagner le lord garde des sceaux, et un ami qui connaissait parfaitement sa position et son caractère se chargea de sa conversion politique.

Quand ce personnage arriva au château de Ravenswood, sous le prétexte d’une visite de politesse, il s’aperçut que la plus grande frayeur du lord était causée par l’idée que le Maître de Ravenswood en voulait à sa personne. Le langage dont s’était servie la sibylle aveugle, la vieille Alice ; l’apparition subite d’Edgar, armé, et dans son voisinage, au moment même où l’on venait de l’avertir qu’il devait se tenir sur ses gardes ; l’air froid et hautain avec lequel il avait reçu les remercîments dont il l’accablait pour le service qu’il lui avait rendu si à propos : toutes ces circonstances avaient fait une vive impression sur son esprit.

Dès que l’agent politique du marquis vit de quel côté venait le vent, il commença à insinuer des craintes et des doutes d’un autre genre, mais qui devaient également faire impression sur le lord Keeper. Il demanda, d’un air d’intérêt, si le procès compliqué qui existait entre sir William et la famille Ravenswood était hors de cour et jugé sans qu’il y eût possibilité d’en appeler ? Le lord répondit affirmativement. Mais le questionneur était trop bien instruit pour s’en laisser imposer. Il lui fit voir, par des arguments sans réplique, que quelques-uns des points les plus importants, qui avaient été décidés en sa faveur contre la maison de Ravenswood, étaient susceptibles d’être revus par les états du royaume, c’est à dire par le parlement écossais, d’après un appel de la partie lésée, ou, ainsi qu’on le disait techniquement, « d’après une protestation pour remédier à la loi. »

Le seigneur garde des sceaux, après avoir pendant quelque temps contesté la légalité d’une telle mesure, se montra d’ailleurs bien rassuré par l’espoir qu’il était peu probable que le jeune Maître de Ravenswood trouvât dans le parlement des amis capables de se mêler d’une affaire si compliquée.

« Que cette fausse espérance ne vous abuse pas, dit l’ami artificieux ; il est possible qu’à la prochaine session du parlement le jeune Ravenswood trouve plus d’amis et de faveur que Votre Seigneurie elle-même. — Ceci serait curieux à voir, » reprit avec dédain le garde des sceaux.

« Et cependant, dit son ami, on a déjà vu pareille chose ; et de nos jours il en est plus d’un qui se trouve maintenant à la tête des affaires, qui était obligé, il y a quelques années, de se cacher pour sauver sa vie ; et tel qui dire aujourd’hui sur un plat d’argent, était forcé de manger son pouding de farine d’avoine sans avoir même un bol de bois ; plus d’une tête haute est descendue bien bas depuis peu de temps. L’État chancelant des hommes d’état écossais, par Scott de Scotstarvet, mémoire curieux dont vous m’avez montré le manuscrit, a été plus d’une fois reconnu vrai de nos jours. »

Le lord Keeper répondit avec un profond soupir que de pareilles mutations n’étaient pas nouvelles en Écosse, et s’étaient vues long-temps avant le livre de l’auteur satirique dont il parlait. « Il y avait bien des années, dit-il, que Fordun avait cité, comme ancien proverbe : Neque dives, neque fortis, sed nec sapiens Scotus, prœdominante invidia, diu durabit in terra[1]. — Et soyez sûr, mon estimable ami, que vos longs services envers l’état et vos profondes connaissances du droit ne vous sauveront pas, et ne garantiront pas votre propriété, si le marquis d’Athol ouvre un parlement tel qu’il le désire. Tous savez que feu lord Ravenswood était son proche parent, car sa femme descendait en cinquième ligne du chevalier de Tillibardine ; et je suis bien certain qu’il embrassera les intérêts du jeune Ravenswood et se montrera à son égard bon seigneur et bon parent. Pourquoi ne le ferait-il pas ? c’est un jeune homme actif, capable de se défendre de la langue et des mains, et tel qu’il faut être pour trouver des amis parmi ses parents. Il n’est pas comme ces Mephiboshet désarmés et sans moyens, qui ne sont qu’un fardeau pour ceux qui s’en chargent ; et si ces procès de Ravenswood arrivent au parlement, vous verrez que le marquis vous donnera du fil à retordre. — Ce serait mal reconnaître mes longs services envers l’état et mon ancien respect pour l’honorable famille et la personne de Sa Seigneurie, » reprit le garde des sceaux.

« Oui ; mais, reprit l’agent du marquis, il est inutile de rechercher des services passés et un ancien respect, milord ; ce sont des services actuels et des preuves immédiates d’égards que, dans ces temps chanceux, il faut à un homme comme le marquis. »

Le garde des sceaux vit toute la portée des arguments de son ami, mais il était trop prudent pour donner une réponse positive.

« Il ne savait pas, dit-il, quel service son seigneur le marquis pouvait attendre de son faible pouvoir, qui était toujours prêt à lui obéir, sauf son devoir envers son roi et son pays. »

De cette manière il ne dit rien, tout en paraissant dire beaucoup ; l’exception devait couvrir tout ce qu’il pourrait avoir à refuser plus tard. Il changea aussitôt de conversation, et fit toujours en sorte qu’elle ne pût revenir sur ce sujet. Son hôte le quitta sans avoir pu amener le rusé vieillard à se compromettre, ni à s’engager dans un plan futur de conduite, mais bien certain qu’il avait éveillé ses craintes sur un point très-sensible et qu’il avait préparé la base d’un traité futur.

Quand il rendit compte de sa négociation au marquis, tous deux convinrent qu’il ne fallait pas lui donner le temps de se rassurer, surtout pendant que son épouse était absente. Ils savaient parfaitement qu’elle était fière, vindicative, et qu’elle exerçait assez d’influence sur lui pour lui fournir le courage qui lui manquerait ; qu’elle était irrévocablement attachée au parti maintenant dominant, avec lequel elle tenait une correspondance suivie, et qu’elle haïssait ouvertement la famille Ravenswood, dont la dignité plus ancienne jetait tant de défaveur sur la grandeur nouvellement acquise de son mari ; qu’elle aurait préféré hasarder la sûreté de sa propre maison, si elle avait pu écraser à ce prix celle de son ennemi.

Mais lady Ashton était alors absente. Les affaires qui l’avaient retenue long-temps à Édimbourg l’avaient aussi engagée à aller jusqu’à Londres, dans l’espoir de contribuer à déconcerter les intrigues du marquis à la cour ; car elle était en faveur auprès de la célèbre Sara, duchesse de Marlborough, avec laquelle elle avait une ressemblance frappante pour le caractère. Il était donc nécessaire de presser son mari avant son retour ; et, à cet effet, le marquis adressa au Maître de Ravenswood la lettre que nous avons rapportée dans un autre chapitre. Elle était écrite avec précaution, de manière à laisser à l’auteur la facilité de montrer à son parent un intérêt tout aussi grand ou tout aussi léger qu’il serait nécessaire à ses propres intérêts. Mais, quoiqu’en qualité d’homme d’état, le marquis n’eût aucune envie de se compromettre, ni de prendre le ton d’un protecteur quand il n’avait rien à donner, nous dirons à son honneur qu’il avait effectivement un vif désir d’être utile au Maître de Ravenswood, tout en se servant de son nom pour effrayer le garde des sceaux.

Comme le messager qui portait cette lettre devait passer devant la maison du lord Keeper, il lui avait été ordonné de faire en sorte que son cheval perdît un de ses fers dans le village, près du parc du château ; et, pendant que le maréchal le ferrerait, il devait exprimer le plus grand regret de perdre ainsi du temps, et, dans son impatience, il devait faire entendre qu’il portait un message du marquis d’Athol au Maître de Ravenswood, sur des affaires de la plus haute importance.

Ces nouvelles, bien amplifiées, arrivèrent par diverses bouches aux oreilles du garde des sceaux, et chacun appuyait sur l’impatience du courrier, et sur le peu de temps qu’il avait mis pour exécuter son voyage. L’homme d’état inquiet écouta en silence ; mais Lockhard reçut en secret l’ordre de guetter le retour du courrier, de l’arrêter dans le village, de l’étourdir de liqueur, et d’user de tous les moyens, bons ou mauvais, pour connaître le contenu de la lettre dont il était porteur. Cependant comme on avait prévu ce complot, le courrier revint par une route différente et éloignée, et échappa ainsi aux pièges qu’on lui tendait. Après avoir en vain attendu pendant quelque temps, on ordonna à Dingwall de s’informer, particulièrement à Wolf’s-Hope, si on avait vu un domestique appartenant au marquis d’Athol, arriver au château voisin. On en eut facilement la certitude, car Caleb était allé au village un matin à cinq heures, afin d’emprunter deux chopines d’ale et du saumon pour faire rafraîchir le messager ; et le pauvre garçon avait été malade pendant vingt-quatre heures chez Lucky Smallstrash pour avoir mangé à dîner de mauvais saumon fumé, et bu de la bière aigre ; en sorte que l’existence d’une correspondance entre le marquis et son malheureux parent, correspondance que sir William Ashton avait toujours prétendu être un conte en l’air, fut prouvée jusqu’à l’évidence.

Le garde des sceaux ne put alors se défendre de vives alarmes. La faculté d’appeler des décisions de la cour civile aux états de parlement, quoique regardé comme incompétent, pouvait s’exercer, et le parlement avait plusieurs fois reçu des réclamations de cette nature et même y avait fait droit. Le lord n’avait pas peu de sujet de craindre la décision, si le parlement écossais se disposait à accueillir l’appel du maître de Ravenswood pour modifier la première sentence. Il en pouvait résulter que l’on fît droit à sa demande, et qu’on décidât d’après les principes plus larges de l’équité ; il savait bien que ces derniers principes ne lui seraient pas aussi favorables que ceux d’une loi stricte. En attendant, tous les bruits qui parvenaient jusqu’à lui ne servaient qu’à rendre plus probable le succès des intrigues du marquis, et le lord Keeper commença à chercher autour de lui un abri contre l’orage : La timidité de son caractère l’engagea à adopter des moyens de conciliation. Il pensa que l’aventure du taureau furieux, s’il la conduisait bien, pourrait lui faciliter une entrevue personnelle et une réconciliation avec le Maître de Ravenswood. Il verrait par là ce qu’il pensait lui-même de l’étendue de ses droits et des moyens de les faire valoir, et peut-être pourrait-on arriver à un accommodement, puisque l’une des parties était riche et l’autre très-pauvre. Une réconciliation avec Ravenswood pouvait lui fournir l’occasion de déjouer les intrigues du marquis d’Athol ; » et d’ailleurs, » se dit-il en lui-même, » ce sera un acte de générosité que de relever l’héritier de cette malheureuse famille ; et s’il doit être réellement en faveur auprès du nouveau gouvernement, qui sait si ce noble procédé ne recevra pas sa récompense ? »

Ainsi pensait sir William Ashton ; il cherchait à couvrir ses vues intéressées du masque de la vertu, et, parvenu à ce point, son imagination alla plus loin encore. Il commença à penser que si Ravenswood devait obtenir quelque place de confiance et de dignité, et que si une union pouvait assurer la plus grande partie de ses droits peu valides, le jeune gentilhomme ne serait peut-être pas un des plus mauvais partis pour sa fille Lucy. Le Maître de Ravenswood pouvait faire annuler l’arrêt de dégradation ; son titre était ancien, et une alliance pouvait, en quelque sorte, légitimer la possession de la plus grande partie des dépouilles de cette maison ; enfin sir William aurait moins de regret, s’il était obligé de rendre le reste.

Tous ces projets l’occupant profondément, le lord Keeper profita des invitations fréquentes que lui avait faites milord Littlebrain d’aller le voir à sa terre, qui n’était qu’à quelques milles de Wolf’s-Crag. Il apprit que le lord était absent ; mais il fut fort bien reçu par son épouse, qui attendait incessamment le retour de son mari. Elle exprima sa vive satisfaction en voyant miss Ashton, et ordonna une partie de chasse pour le bon plaisir du seigneur garde des sceaux. Il accepta volontiers la proposition, d’autant plus qu’elle lui donnait l’occasion de reconnaître Wolf’s-Crag, et peut-être de rencontrer son propriétaire, si par hasard la chasse le faisait sortir de son triste manoir. Lockhard, de son côté, avait ordre de faire connaissance avec les habitants du château, et nous avons vu comment il s’était acquitté de sa commission.

L’orage qui survint favorisa le projet du lord Keeper, en lui fournissant l’occasion de se lier personnellement avec le Maître de Ravenswood plus qu’il ne pouvait l’espérer. Les craintes que lui causait le ressentiment du jeune noble diminuaient depuis qu’il réfléchissait aux droits incontestables que lui donnait son titre légal et aux moyens de les faire valoir ; mais, quoiqu’il pensât, non sans raison, que les circonstances désespérées entraînent seule les hommes à des actes de violence, ce ne fut pas sans une terreur secrète qui fit battre son cœur, qu’il se sentît pour la première fois enfermé dans la tour déserte de Wolf’s-Crag, si propre, par sa solitude et sa force, à une scène de vengeance. La sombre réception que lui fit d’abord le Maître de Ravenswood, qui fit naître l’embarras avec lequel il déclina à ce noble offensé les noms des hôtes qui venaient lui demander l’hospitalité, ne put calmer ses craintes ; de sorte que, lorsque sir William Ashton entendit la porte de la cour se fermer avec violence derrière lui, il se rappela les paroles d’Alice : « Qu’il avait poussé les choses trop loin avec une race aussi farouche que celle des Ravenswood, et qu’ils trouveraient le temps de la vengeance. »

La franchise de l’hospitalité du Maître, à mesure qu’ils firent connaissance, apaisa les craintes que ces souvenirs avaient excitées, et il n’échappa point à Sir William Ashton que c’était à la grâce et à la beauté de Lucy qu’il devait ce changement dans la conduite de leur hôte.

Toutes ces pensées se présentèrent en foule lorsqu’il prit possession de la chambre secrète. La lampe de fer, l’appartement non meublé, qui ressemblait plutôt à une prison qu’à un lieu destiné au repos, le bruit sourd et continuel des vagues qui venaient se briser à la base du rocher sur lequel était bâti le château, tout se réunissait pour attrister et inquiéter son âme. C’était le succès de ses intrigues qui avait en grande partie causé la ruine de cette famille ; mais il était fourbe et non cruel, de sorte que la vue de la désolation et du malheur dont il était cause lui était aussi pénible que le serait à une maîtresse de maison la vue de l’exécution des agneaux qu’elle aurait elle-même condamnés à la mort. Mais en même temps, quand il songea à l’alternative de rendre à Ravenswood la plus grande partie de ses dépouilles, ou d’adopter comme allié et membre de sa famille l’héritier d’une race appauvrie, il sentit ce qu’éprouve peut-être l’araignée, qui, après avoir déployé tout son art à préparer sa toile, la voit enlevée par le balai. Enfin, s’il s’avançait trop loin dans cette affaire, il rencontrait une question bien difficile à résoudre, et que plus d’un bon mari se fait sans pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante, lorsqu’il est tenté d’agir comme libre arbitre : « Que dira ma femme, que dira lady Ashton ? » Il prit la résolution que prennent souvent les âmes faibles ; il se décida à attendre les événements, à profiter des circonstances, quand elles se présenteraient, et à régler d’après elles sa conduite. Grâce à cette politique tempérée, il parvint à calmer son esprit et s’endormit.





  1. L’Écossais qui manquera d’argent, de crédit et de prudence, ne pourra triompher de ses ennemis et ne vivra pas long-temps. a. m.