La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/06

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 335-364).
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Deuxième époque — Marian Halcombe


VI


« 18 juin. » — Ces angoisses de conscience que je souffris, hier soir, en écoutant ce que Laura me disait dans la cabane du lac, me sont revenues dans l’isolement de la nuit, et, pendant des heures, m’ont tenue éveillée, en proie au chagrin.

J’ai fini par allumer un flambeau, par rechercher… dans mon ancien « Journal, » quelle a pu être au juste la part qui me revient dans la fatale erreur de son mariage, et ce que j’aurais pu faire autrefois pour la soustraire à cette union détestée. J’ai trouvé dans mes recherches quelque adoucissement à ma peine ; car elles m’ont prouvé que si j’ai manqué de perspicacité et de renseignements suffisants, au moins ai-je toujours agi pour le mieux. En général, je ne pleure guère sans en souffrir ; mais il n’en a pas été ainsi cette nuit. Je croirais plutôt que mes larmes m’ont soulagée. Je me suis levée ce matin, avec une résolution bien arrêtée et un esprit plus calme. Sir Percival, désormais, ne pourra rien faire ou rien dire qui m’exaspère ou me fasse oublier, ne fût-ce qu’un moment, que je dois rester ici, — en dépit de toutes mortifications, insultes, ou menaces, — pour l’amour ou le service de ma sœur.

Les conjectures auxquelles nous aurions pu nous livrer ce matin, sur cette figure entrevue près du lac et sur ces pas qui nous suivaient dans la plantation, se sont trouvées suspendues par un futile incident qui a laissé de vifs regrets à Laura. Elle a perdu la petite broche que je lui avais donnée, pour gage de souvenir, la veille de son mariage. Comme elle l’avait sur elle lorsque nous sommes sorties hier au soir, il est à croire que ce bijou se sera détaché de son vêtement, soit dans la hutte près du lac, soit sur les chemins, au retour. Les domestiques ont été envoyés aux recherches, et sont revenus sans avoir rien retrouvé. Maintenant, Laura elle-même est partie pour explorer la plantation. Qu’elle retrouve ou non le bijou perdu, ceci doit servir à excuser son absence du château, si par hasard sir Percival revenait avant que la lettre de l’associé de M. Gilmore eût été remise en mes mains.

Une heure vient de sonner. Je me demande s’il vaut mieux attendre ici l’arrivée du messager qu’on a dû m’expédier de Londres, ou me glisser tranquillement hors de la maison, et le guetter à l’extérieur de la grille pour qu’il n’ait pas affaire au concierge.

Mes soupçons, dans lesquels j’enveloppe hommes et choses, tout ce qui tient à ce château, me portent à préférer cette seconde alternative. Le comte est dans la salle à manger, je n’ai rien à craindre de lui. En montant l’escalier, il y a dix minutes, je l’entendais exercer ses canaris à leurs petits tours d’adresse : — Venez sur mon doigt, mes petits mignons ! venez et montez l’escalier !… Une, deux, trois ! — et en haut !… trois, deux, une, et en bas !… Une, deux, trois !… « touit-touit-touit-touit !… » — Les oiseaux s’abandonnaient, comme d’ordinaire, à leur extase chantante, et le comte gazouillait et sifflait pour eux, à son tour, comme si lui-même était un oiseau. La porte de ma chambre est ouverte, et, dans ce moment même, j’entends ces fredons, ces sifflotteries aiguës. Si je veux réellement me dérober sans qu’on m’aperçoive, — voici le moment propice.

« Quatre heures. » — Les trois heures écoulées depuis que j’ai tracé le précédent paragraphe, ont imprimé une nouvelle direction à la marche des événements qui s’accomplissent à Blackwater-Park. Si c’est pour notre bien ou pour notre mal, je ne puis et n’ose à décider encore.

Revenons d’abord au point où j’ai laissé mon « Journal, » sans quoi je vais me perdre dans le désordre de mes pensées.

Je sortis, comme je l’avais résolu, pour aller attendre, au delà des portes, le messager qui devait m’apporter une lettre de Londres. Sur l’escalier, je ne vis personne. Sous le vestibule, j’entendis le comte donnant leur leçon à ses oiseaux. Mais en traversant la grande cour carrée, je rencontrai madame Fosco se promenant seule dans son cercle favori, tout autour du grand bassin. Je ralentis aussitôt le pas pour éviter d’avoir l’air pressée, et, par surcroît de précaution, j’allai jusqu’à lui demander si elle pensait sortir avant le lunch. Elle m’adressa le sourire le plus amical, — dit qu’elle préférait demeurer aux environs du château, — me fit un beau petit signe de tête, — et rentra sous le vestibule. Je regardai par-dessus mon épaule, et vis qu’elle avait refermé la porte avant que j’eusse ouvert le guichet pratiqué auprès de la grande grille qui s’ouvre seulement pour livrer passage aux voitures.

En moins d’un quart d’heure, j’arrivai devant la loge du concierge, placée à la limite du parc.

Le petit chemin extérieur fait là un assez brusque détour sur la gauche, court ensuite tout droit pendant une centaine de mètres, et, tournant enfin une seconde fois, mais à droite, va rejoindre la grande route. Ce fut entre ces deux détours, — dont l’un me dérobait aux gens de la loge, et l’autre à ceux qui pourraient venir de la station, — ce fut là, dis-je, que je m’embusquai, me promenant de long en large. J’étais entre deux haies fort hautes, et pendant vingt minutes (à ma montre), je ne vis ou n’entendis quoi que ce fût. Au bout de ce temps, le bruit d’une voiture frappa mon oreille, et comme j’avançais vers le second détour de la route, je rencontrai un des cabriolets du chemin de fer. Je fis signe au cocher qu’il arrêtât. Comme il obéissait à cet ordre, un homme, convenablement vêtu, mit la tête à la portière pour voir de quoi il s’agissait.

— Excusez-moi, lui dis-je ; mais me tromperais-je en supposant que vous allez à Blackwater-Park.

— J’y vais, en effet, madame.

— Et vous êtes chargé d’une lettre ?

— D’une lettre pour miss Halcombe ; oui, madame.

— Vous pouvez me la donner ; c’est moi qui suis miss Halcombe…

Cet homme porta la main à son chapeau, descendit aussitôt du cabriolet et me donna la lettre.

Je la décachetai immédiatement, et pris connaissance des lignes suivantes. Je crois devoir les copier ici, ayant jugé plus prudent de détruire l’original.

« Chère Madame[1]. — Votre lettre reçue ce matin, m’a fait éprouver de vives inquiétudes. J’y répondrai en aussi peu de mots et aussi clairement que possible.

» En examinant avec soin l’exposé de faits que vous avez rédigé vous-même, et d’après ce que je sais de la position de lady Glyde, telle que la lui fait son contrat de mariage, j’arrive à cette triste conclusion, qu’on se prépare à disposer, par voie de prêt, de l’argent remis en garde à sir Percival (en d’autres termes, à prêter tout ou partie des vingt mille livres sterling qui constituent le capital disponible de lady Glyde), et qu’on la fait intervenir à l’acte, comme donnant son approbation à cette violation flagrante du dépôt confié à son mari, afin de lui opposer sa propre signature, si plus tard elle voulait réclamer contre ce manque de foi. Aucune autre supposition n’expliquerait, dans la situation qui lui est faite, le besoin qu’on paraît avoir de la faire participer à un acte quelconque.

» Lady Glyde venant à signer un document tel que doit être, selon moi, l’acte en question, ses « trustees », — en d’autres termes, les personnes chargées, sous leur responsabilité propre, d’assurer la conservation du capital mobilier dont l’administration seule est confiée à sir Percival, — ces « trustees », dis-je, seraient parfaitement libres d’avancer à sir Percival, à titre d’emprunt simple, tout ou partie des vingt mille livres sterling qui appartiennent à sa femme. Si la somme ainsi prêtée ne venait pas à remboursement, et si lady Glyde avait plus tard des enfants, la fortune de ceux-ci se trouverait amoindrie de la somme plus ou moins forte qui aurait ainsi été avancée. En termes plus clairs encore, cette transaction, quoique puisse en penser lady Glyde, constituerait d’ores et déjà une manœuvre préjudiciable à ses enfants à naître, si tant est que le ciel doive lui en envoyer quelque jour.

» En de si sérieuses circonstances, je conseillerais à lady Glyde d’assigner pour motif à son refus de signer, qu’elle veut d’abord me soumettre l’acte comme au « solicitor » de sa famille (en l’absence de M. Gilmore). On ne peut rien objecter de raisonnable à cette demande, car si la transaction est honorable et légitime, je ne verrai naturellement aucune difficulté à lui accorder mon approbation.

» En vous assurant, en toute sincérité, de la bonne volonté que je mettrais, le cas échéant, à vous donner toute aide ou tout conseil dont vous pourriez avoir besoin, je demeure, madame, votre très-humble serviteur.

» William Kyrle.

Je lus avec une vraie reconnaissance cette lettre si bonne et si sensée. Elle fournissait à Laura, pour refuser ou ajourner sa signature, une raison irréfutable et que nous pouvions comprendre toutes les deux. Le messager attendait près de moi, pendant cette lecture, pour recevoir mes ordres quand elle serait terminée.

— Serez-vous assez bon pour dire que j’ai fort bien compris ce que l’on m’écrit, et que je suis très-obligée à la personne qui vous envoie. Il n’est besoin, quant à présent, d’aucune autre réponse…

Juste au moment où je prononçais ces mots, tenant encore à la main ma lettre ouverte, le comte Fosco débouchait à l’angle du petit chemin, le plus proche de la grande route, et il parut devant moi tout à coup, comme s’il était sorti de terre.

La soudaineté de sa venue, dans le dernier endroit du monde où je me fusse attendue à le voir, me prit complètement au dépourvu. Le messager me souhaita le bonjour et remonta dans son cabriolet. Je ne trouvai pas un mot à lui dire, — je ne pus même lui rendre son salut. La conviction que j’étais déjà découverte, — et par cet homme, encore, — m’avait littéralement pétrifiée.

— Est-ce que vous retournez au château, miss Halcombe ? me demanda-t-il sans témoigner de son côté la moindre surprise, et sans même regarder le cabriolet qui s’éloigna tandis que le comte m’adressait la parole.

Je me remis assez pour lui répondre par un signe affirmatif.

— Eh bien ! j’y retourne aussi, me dit-il, accordez-moi, je vous prie, la faveur de vous accompagner… Voulez-vous accepter mon bras ?… Vous semblez émerveillée de me voir ?

Je pris le bras qu’il m’offrait ainsi. Parmi les idées que son apparition avait mises en fuite, la première qui me revint fut celle qui m’avertissait de ne jamais, à aucun prix, encourir la haine de cet homme.

— Vous semblez surprise de me voir ? répéta-t-il, avec la calme obstination qui lui était propre.

— Je croyais, comte, vous avoir entendu, dans la salle à manger, jouant avec vos oiseaux, lui répondis-je aussi tranquillement, aussi posément que je pus le faire.

— C’est vrai. Mais, voyez-vous, chère lady, mes petits enfants emplumés ne ressemblent que trop à leurs collègues d’une autre race. Ils ont leurs jours de perversité, et ce matin en commençait un. Ma femme est entrée au moment où je les remettais dans leur cage et m’a conté qu’elle venait de vous quitter, partant seule pour la promenade. Vous le lui aviez dit, n’est-il pas vrai ?

— Certainement.

— Eh bien ! miss Halcombe, le plaisir de vous accompagner s’est trouvé pour moi une tentation irrésistible… À mon âge, n’est-ce pas, les aveux de cette espèce doivent être permis ?… J’ai donc pris mon chapeau et suis venu m’offrir à vous pour escorte. On a beau être vieux et pesant comme Fosco, cette escorte-là vaut encore mieux que rien, n’est-il pas vrai ? Je me suis trompé de route ; — je m’en revenais, au désespoir ; — et me voici (puis-je m’exprimer de la sorte ?) parvenu au comble de mes vœux…

Il continua sur le même ton, surabondamment fleuri, de manière à ne m’imposer aucun autre effort que celui de ne pas lui rire au nez. Du reste, pas la moindre allusion, même la plus éloignée, à ce qu’il venait de voir sur le petit chemin, ou à la lettre que je tenais encore. Cette discrétion, de mauvais augure, servit à me convaincre qu’il devait avoir surpris, par les moyens les moins avouables, le secret de la démarche que j’avais tentée, dans l’intérêt de Laura, auprès du « solicitor » de la famille, et qu’après s’être assuré de la voie par laquelle j’avais secrètement reçu la réponse de ce dernier, sachant désormais tout ce qu’il voulait savoir, il ne travaillait plus qu’à dissiper les soupçons que sa conduite, il le sentait bien, n’avait pu manquer de faire naître dans mon esprit. Je fus assez sage, en de telles circonstances, pour ne pas essayer de le tromper par des explications plus ou moins plausibles, — et assez femme, — nonobstant la peur qu’il me faisait, — pour sentir comme souillée la main que j’appuyais à son bras.

Sur la grande allée sablée qui passait devant la maison nous rencontrâmes le « dog-cart », en route déjà du côté des remises. Sir Percival venait d’arriver. Il nous accueillit à la porte du château. Quels que fussent les autres résultats de son voyage, il ne me parut pas en avoir rapporté une humeur moins farouche.

— Oh ! oh !… en voici toujours deux, dit-il d’un air renfrogné. Que veut dire cet abandon où reste le château ? Qu’est donc devenue lady Glyde ?…

Je lui racontai la perte de la broche, ajoutant que Laura était allée la chercher dans les plantations.

— Broche ou non, — grommela-t-il, toujours maussade, — je la prierai de ne pas oublier le rendez-vous que je lui ai donné dans la bibliothèque pour cette après-midi. Je compte l’y trouver d’ici à une demi-heure…

Je retirai ma main passée au bras du comte, et montai lentement les degrés du perron. Il m’honora d’une de ses plus magnifiques révérences, et s’adressant ensuite gaiement au maître de la maison, qui continuait à faire la moue :

— Eh bien, Percival ? dit-il, la tournée a-t-elle été bonne ? Et votre jolie « Brown-Molly », cette bête si luisante, nous revient-elle très-fatiguée ?

— Au diable Brown-Molly, et au diable la tournée !… C’est mon lunch dont j’ai besoin.

— Et moi, Percival, répondit le comte, j’ai besoin d’avoir avec vous, tout d’abord, cinq minutes d’entretien. Cinq minutes d’entretien, mon bon ami, sur le gazon que voilà.

— Et à propos ?…

— À propos d’affaires qui vous concernent particulièrement.

J’avais assez ralenti le pas, en traversant la double entrée du vestibule, pour entendre cet échange de paroles, et pour voir sir Percival fourrer ses mains dans ses poches avec un air d’hésitation malveillante.

— Si vous voulez m’assommer encore de vos infernaux scrupules, dit-il à son ami, ne comptez pas sur moi pour m’amuser à vous les entendre développer… C’est mon lunch dont j’ai affaire !

— Venez par ici causer avec moi, répéta le comte, toujours parfaitement impassible, et dont les plus grossières paroles ne pouvaient déranger le sang-froid.

Sir Percival descendit le perron. Le comte le prit par-dessous le bras, et l’entraîna doucement. Je ne doutais pas que l’affaire dont il était question n’eût trait à la signature demandée. Ils parlaient certainement de Laura et de moi. Je me sentais faiblir sous l’inquiétude, et j’avais le cœur serré. Peut-être était-il fort essentiel, pour toutes deux, que nous vinssions à savoir ce que, dans ce moment-là même, ils se disaient l’un à l’autre. Or, de leur conversation, il était bien impossible que je saisisse un seul mot.

J’errai par la maison, de chambre en chambre, portant sur moi, bien cachée, la lettre de l’avocat (je ne l’aurais pas crue en sûreté, dans un moment pareil, même sous une triple serrure), et cela jusqu’à ce que le doute qui m’écrasait m’eût à moitié rendue folle. Rien n’annonçait que Laura fût rentrée, et je pensais à sortir pour voir ce qu’elle devenait. Mais j’étais tellement épuisée par les épreuves et les anxiétés du matin, que la chaleur du jour se trouva trop forte pour moi ; et, après un vain essai pour gagner la porte du château, je me vis contrainte de retourner au salon, et de m’étendre sur le premier sofa venu, pour tâcher de me remettre un peu.

Je commençais à me calmer quand la porte s’ouvrit doucement, et le comte y passa la tête.

— Mille pardons, miss Halcombe ! disait-il, je ne me permettrais pas de vous déranger, si je n’étais porteur de bonnes nouvelles. Percival, — qui met du caprice en toutes choses, comme vous savez, — a jugé bon de changer d’avis au dernier moment ; et, jusqu’à nouvel ordre, l’affaire de la signature est mise de côté. Grand soulagement pour nous tous, miss Halcombe, ainsi que je m’en assure avec plaisir en vous regardant. Veuillez, quand vous mentionnerez à lady Glyde ce changement si heureux, lui offrir, en même temps, mes félicitations et mes respects…

Là-dessus, il me quitta, non remise encore de mon étonnement. On ne pouvait douter que cette modification extraordinaire dans les volontés de sir Percival au sujet de la signature, ne fût due à l’influence de cet homme ; et que la double découverte qu’il avait faite, — tant de ma lettre d’hier que de la réponse reçue par moi, aujourd’hui, — ne lui eût fourni les moyens d’intervenir avec un succès assuré.

Tout ceci, je le sentais ; mais mon esprit semblait participer à l’épuisement de mon corps, et je n’étais nullement en état de réfléchir assez sur ces vagues impressions pour en tirer quelque chose d’utile, soit au présent si rempli d’incertitudes, soit à l’avenir chargé de menaces.

J’essayai, une seconde fois, de sortir pour aller chercher Laura ; mais j’avais des étourdissements et mes genoux tremblaient sous moi. Il fallut donc y renoncer encore, et me laisser retomber sur le sofa, nonobstant les révoltes de ma volonté.

Le repos qui avait envahi la maison, et le bourdonnement en sourdine des insectes d’été qui m’arrivait par la fenêtre ouverte, apportèrent quelque adoucissement à la fièvre qui m’agitait. Mes yeux se fermaient d’eux-mêmes, et je passai par degrés dans un état bizarre, qui n’était pas la veille, — car je ne savais rien de ce qui se passait autour de moi, — et qui n’était pas le sommeil car j’avais conscience du repos ou je demeurais plongée. En cette condition, mon intelligence enfiévrée prit, pour ainsi dire, la clé des champs, tandis que la lassitude de mon pauvre corps le tenait forcément au repos, et, par une sorte d’hallucination, de rêve tout éveillé, de chimère, — je ne sais vraiment quel nom donner à ceci, — je vis apparaître devant moi Walter Hartright. Depuis mon réveil, ce jour-là, je n’avais pas songé à lui ; Laura ne m’avait pas dit un seul mot qui, directement ou indirectement, eût pu me le rappeler, — et pourtant, je le voyais là, devant moi, aussi distinctement que si les jours passés fussent revenus, et que si nous étions encore réunis, tous les deux, à Limmeridge-House.

Il m’apparut parmi un grand nombre d’autres hommes dont je ne pouvais clairement discerner les traits. Tous étaient étendus sur les degrés d’un vaste temple en ruines. La végétation colossale des tropiques, — troncs énormes, chargés de lianes infinies, et parmi leurs feuillages, leurs tiges mêlées, de hideuses idoles de pierre, faisant briller au soleil leurs masques grimaçants, — enveloppait le temple, dérobait l’azur du ciel, et jetait une ombre sinistre sur ces groupes d’hommes perdus dans le désert et entassés sur les marches de granit.

Du sol échauffé s’élevaient, en déroulant silencieusement leurs anneaux entrelacés, de blanches exhalaisons ; pareilles à des nuages de fumée, elles se glissaient en muettes guirlandes vers ces hommes endormis ; à mesure que l’un d’eux en était effleuré, on le voyait se raidir et demeurer sans vie à la place même où il s’était couché. Un élan de terreur et de pitié pour Walter délia subitement ma langue, et je le suppliai d’éviter ce destin : — Revenez, revenez ! disais-je. Rappelez-vous « qu’elle » a, que « j’ai » aussi votre promesse ! Revenez-nous avant que la peste ne vous frappe et ne vous étende mort comme les autres !

Il me regarda, la physionomie empreinte d’un calme surhumain : — Attendez, disait-il. Je reviendrai. Cette nuit où je rencontrai sur le grand chemin la femme égarée, cette nuit a marqué ma vie comme devant être l’instrument d’un dessein encore voilé. Perdu, ici, dans le désert, ou bien revenu, là-bas, sur la terre natale, je n’en suivrai pas moins la route sombre qui me conduit, ainsi que vous, ainsi que la sœur de votre amour et du mien, à la rétribution inconnue, au but inévitable. Attendez et voyez ! La peste qui touche les autres ne « me » touchera pas.

Je le revis. Il était encore dans la forêt, et ses compagnons de périls étaient réduits à un fort petit nombre. Le temple, les idoles, avaient disparu. À leur place, parmi les arbres, on voyait tapis, comme pour un meurtre, je ne sais quels nains à peau brune, l’arc en main, la flèche sur la corde. Une fois encore je craignis pour Walter, et criai, le mettant sur ses gardes. Une fois encore, il tourna vers moi sa figure empreinte d’un immuable calme : — C’est, disait-il, un pas de plus sur la route sombre. Attendez et voyez ! Les flèches qui frappent les autres passeront à côté de « moi. »

Pour la troisième fois, je le vis sur un vaisseau naufragé dont la quille était prise dans les sables d’un récif désert. Les chaloupes chargées de monde s’éloignaient de lui, ramant vers la côte ; lui seul restait à bord, destiné à périr avec le vaisseau submergé. Je lui criai de héler la barque la moins éloignée, et de faire un dernier effort pour sauver sa vie. Le calme visage me jeta un regard, et la voix, que nulle émotion ne troublait, me renvoya cette réponse, toujours la même : — Encore un pas en avant. Attendez et voyez ! La mer, qui va noyer les autres, m’épargnera, « moi. »

Je le vis pour la dernière fois. Il était agenouillé près d’un tombeau de marbre blanc, et l’ombre d’une femme voilée, s’élevant de dessous la pierre funèbre, était venue se placer près de lui. Le calme surhumain de son visage s’était changé en une douleur surhumaine. Mais l’assurance effrayante de ses paroles restait la même : — De plus en plus sombre, disait-il ; en avant, toujours en avant ! La mort enlève les braves, les belles, les jeunes, — et la mort m’épargne. La peste qui corrompt, la flèche qui frappe, la mer qui noie, la tombe qui se referme sur l’amour et l’espérance sont autant de pas de plus, et me rapprochent du but.

Mon cœur s’affaissait sous une crainte inexprimable, sous une douleur qu’aucunes larmes n’auraient pu soulager. L’obscurité enveloppa le pèlerin agenouillé près du tombeau de marbre ; elle enveloppa la femme voilée que la terre avait laissée sortir ; elle enveloppa l’être livré aux chimères qui les contemplait l’un et l’autre. Je ne vis, je n’entendis plus rien…

Une main qui se posait sur mon épaule vint me réveiller. C’était celle de Laura.

Elle s’était laissée tomber à genoux près du sofa. Son visage, plus animé que d’ordinaire, trahissait une vive agitation, et ses yeux hagards venant à rencontrer les miens, leur expression égarée me fit tressaillir :

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je. Qui a pu vous effrayer ainsi ?…

Elle regarda par-dessus son épaule, du côté de la porte entr’ouverte, — approcha ses lèvres de mon oreille, — et répondit, murmurant à peine :

— Marian ! — la figure près du lac, — vous savez bien ?… les pas que nous entendions hier soir, — je viens de la voir !… je viens de lui parler !

— Qui donc, pour l’amour du ciel ?

— Anne Catherick !…

J’étais si troublée par l’agitation peinte sur le visage et dans les gestes de Laura, et tellement absorbée par les impressions du rêve que je venais de faire, que lorsque ce nom franchit les lèvres de ma sœur, je demeurai sous le coup de cette révélation subite, les pieds cloués au sol et la contemplant dans un silence effaré.

Laura elle-même était trop complètement perdue dans le souvenir de ce qui venait de lui arriver pour prendre garde à l’effet que sa réponse avait produit sur moi : — J’ai vu Anne Catherick ; j’ai parlé à Anne Catherick, répéta-t-elle, comme si je n’avais pas dû l’entendre. Oh ! Marian, j’ai tant de choses à vous dire. Venez, — nous pourrions être dérangées, ici. Venez sans retard, dans ma chambre…

Tout en me pressant ainsi, elle m’avait prise par la main, et, me faisant traverser la bibliothèque, elle me conduisit dans la pièce, à l’extrémité du rez-de-chaussée, qui avait été disposée, je l’ai déjà dit, pour son usage spécial. Là, sauf sa femme de chambre, aucun tiers indiscret n’avait le moindre prétexte pour venir nous surprendre. Elle me fit passer devant elle, ferma la porte au verrou, et tira les rideaux de perse qui la masquaient à l’intérieur.

La bizarre sensation d’étourdissement qui s’était emparée de moi persistait encore. Cependant une conviction sans cesse croissante que les difficultés contre lesquelles j’avais toujours pensé que nous aurions à lutter, elle et moi, se pressait tout à coup autour de nous, commençait à pénétrer dans mon esprit. Je n’aurais pu l’exprimer par des paroles ; — c’est à peine si j’en avais en moi la perception encore obscure : — Anne Catherick, murmurais-je intérieurement, sans que ce nom, répété en vain, m’offrît une idée plus distincte… Anne Catherick !…

Laura m’avait attirée sur le siège le plus proche, une ottomane qui occupait le milieu de la pièce : — Voyez ! voyez ceci !… et du doigt elle me montrait le corsage de sa robe.

Je vis alors (je ne m’en étais pas encore aperçue) que la broche perdue était de nouveau fixée à son ancienne place. Il y avait là quelque chose de réel, de tangible, qui sembla fixer, arrêter le tourbillon confus de mes idées, et servit à me calmer un peu.

— Où avez-vous retrouvé votre broche ?… Les premières paroles qui me vinrent aux lèvres, en ce moment critique, furent celles qui formulaient cette question si insignifiante.

— C’est elle qui l’a trouvée, Marian.

— Où ?

— Sur le plancher du vieil embarcadère… Oh ! par où commencer ? Comment vous raconter tout cela ?… Elle m’a tenu un langage si singulier… elle avait l’air si malade… elle m’a quittée si brusquement !…

À mesure que ses souvenirs lui revenaient en tumulte sa voix s’élevait à son insu. La méfiance invétérée qui, nuit et jour, dans ce château, pèse sur mon esprit assiégé de soupçons, me poussa tout à coup à l’en prévenir, — tout comme, le moment d’avant, l’aspect de sa broche m’avait suggéré la question que j’ai dite.

— Parlez bas ! interrompis-je. La croisée est ouverte, et l’allée du jardin passe au-dessous. Commencez par le commencement, Laura ! Dites-moi, mot pour mot, ce qui s’est passé entre cette femme et vous.

— Faut-il auparavant fermer la fenêtre ?

— Non ; seulement, parlez bas ! Rappelez-vous, sans plus, qu’il est dangereux, sous le toit de votre mari, de prononcer le nom d’Anne Catherick… Où l’avez-vous rencontrée d’abord ?

— À l’embarcadère, Marian. J’étais sortie, vous le savez, pour chercher ma broche, et j’ai d’abord suivi le sentier qui traverse les plantations, pas à pas, regardant à terre avec soin. Je suis arrivée ainsi, après un long trajet, jusqu’à la vieille hutte au bord du lac ; et dès que j’y fus entrée, je me mis à genoux pour explorer le plancher. J’y cherchais encore, le dos tourné vers la porte, lorsque j’entendis derrière moi une voie inconnue, d’une extrême douceur : — Miss Fairlie ! disait cette voix.

— Miss Fairlie ?

— Oui, mon ancien nom, ce nom cher et familier que je croyais ne devoir plus m’être jamais donné. Je me relevai en sursaut, non pas effrayée, — car cette voix était trop douce et trop bonne pour faire peur à qui que ce soit, — mais véritablement très-surprise. Là, debout, sur le seuil d’où elle me contemplait, je vis une femme dont le visage m’était complètement inconnu.

— Quel vêtement avait-elle ?

— Elle portait une robe blanche, propre et bien faite, et, par-dessus, un misérable châle de couleur foncée, presque transparent à force d’être usé. Son chapeau était de paille brune, aussi misérable, aussi fatigué que le châle. Je fus frappée de cette différence de sa robe avec le reste de son ajustement ; elle vit sans doute que j’y avais pris garde. — Ne regardez pas mon chapeau et mon châle, dit-elle, parlant à mots pressés, saccadés, comme hors d’haleine ; lorsque je ne puis porter du blanc, peu m’importe ce que je mets sur moi. Regardez ma robe tant que vous voudrez. D’elle, au moins, je n’ai pas honte… Singulier langage, n’est-il pas vrai ? Avant que j’eusse pu dire quoi que ce fût pour m’excuser, elle me tendit une de ses mains, et cette main tenait ma broche perdue. Reconnaissante et charmée, je me rapprochai d’elle pour lui dire à quel point je l’étais : — Me savez-vous assez de gré, me demanda-t-elle, pour m’accorder une petite faveur ? — Oui, vraiment, lui répondis-je. Je serai heureuse de vous complaire en tout ce qui dépendra de moi. — Eh bien ! puisque c’est moi qui l’ai retrouvée, permettez que je rattache moi-même cette broche sur votre poitrine… Sa demande était si imprévue pour moi, Marian, de plus elle y mettait une ardeur si extraordinaire, que je reculai d’un pas ou deux, ne sachant trop que décider : — Ah ! dit-elle, votre mère m’aurait laissée rattacher cette broche !… Dans sa voix, dans sa physionomie, aussi bien que dans cet appel à ma mère, fait avec l’accent du reproche, il y avait quelque chose qui me rendit honteuse de ma méfiance.

— Vous avez connu ma mère ? lui dis-je. Y a-t-il bien longtemps de cela ? Vous ai-je, moi, jamais vue avant aujourd’hui ?… Ses mains étaient occupées à fixer la broche ; elle s’arrêta, et les laissant sur ma poitrine : — Vous ne vous rappelez pas, me dit-elle, par une belle journée de printemps, à Limmeridge, votre mère descendant le petit chemin qui mène à l’école, avec une petite fille à chacune de ses mains ? Depuis lors, je n’ai guère eu autre chose à penser, et je me rappelle bien cette journée. Vous étiez une des deux petites filles, et j’étais l’autre. La jolie, la spirituelle miss Fairlie, et Anne Catherick, la pauvre idiote, étaient plus près l’une de l’autre, alors, qu’elles ne le sont aujourd’hui !…

— Vous l’êtes-vous rappelée, Laura, quand elle vous a dit son nom ?

— Oui ; … je me suis rappelé qu’à Limmeridge, vous m’aviez questionnée au sujet d’Anne Catherick, en me disant qu’autrefois on lui trouvait une grande ressemblance avec moi.

— Et dites-moi, Laura, qui vous a rappelé tout ceci ?

— C’est elle-même qui me l’a rappelé. Pendant que je la regardais, tandis qu’elle était si proche de moi, il m’est tout à coup venu à l’esprit que nous nous ressemblions l’une à l’autre. Son visage était pâle, amaigri, fatigué, — mais la vue de ce visage me causait une sorte de tressaillement : c’était comme si je me fusse regardée au miroir en relevant d’une longue maladie. Cette découverte, — je ne sais pourquoi, — me donna une telle secousse, que pendant un moment il me devint impossible de lui parler.

— Parut-elle blessée de votre silence ?

— Je crains bien qu’elle ne l’ait été quelque peu : — Vous n’avez, me dit-elle, ni le visage ni le cœur de votre mère. Le visage de votre mère était d’une couleur sombre ; mais son cœur, miss Fairlie, était le cœur d’un ange. — Croyez, répondis-je, que je suis très-favorablement disposée pour vous, quoique hors d’état, en ce moment-ci, de vous exprimer ce que je sens. Mais pourquoi m’appelez-vous miss Fairlie ?… — Parce que j’aime le nom de Fairlie, tandis que j’abhorre le nom de Glyde, s’écria-t-elle avec une violence subite. Jusqu’alors je n’avais rien vu en elle qui donnât l’idée de la folie ; mais, à l’expression de ses yeux, il me sembla qu’elle était en ce moment sous le coup de quelque accès. — Je me figurais, lui dis-je, — me rappelant l’étrange lettre qu’elle m’avait écrite à Limmeridge, et tâchant de l’apaiser, — je me figurais que vous ignoriez peut-être mon mariage… Avec un amer soupir et se détournant de moi : — Ignorer votre mariage ? répéta-t-elle. Je suis ici parce que vous êtes mariée. Je suis ici pour vous servir de victime expiatoire, avant de me retrouver avec votre mère dans les régions au-delà du tombeau… Tout en parlant ainsi, elle reculait et reculait encore, s’écartant de moi, jusqu’à ce qu’elle se trouvât à l’extérieur de la hutte, et là promenant ses regards de tous côtés, elle semblait écouter avec attention. Lorsque après un instant de silence, elle voulut de nouveau m’adresser la parole, au lieu de revenir près de moi, elle demeura sur le seuil de la porte, s’appuyant des mains aux deux montants : — Hier au soir, dit-elle, me vîtes-vous près du lac ? m’entendîtes-vous quand je vous suivais dans le bois ? J’ai attendu bien des jours l’occasion de vous parler seule à seule ; — j’ai quitté, la laissant inquiète, effrayée sur mon compte, l’unique amie que j’aie ici-bas ; — j’ai couru le risque d’être reconduite dans cet hôpital de fous ; — et tout cela, pour l’amour de vous, miss Fairlie, pour l’amour de vous !… Ces paroles m’alarmaient, Marian ; et pourtant il y avait dans leur accent quelque chose qui m’allait au cœur. C’était de la pitié, une pitié sincère à coup sûr, car elle me donna le courage de demander à cette malheureuse créature si elle voulait bien rentrer dans la hutte et s’asseoir à côté de moi.

— Le fit-elle ?

— Non, Elle secoua la tête, disant qu’il lui fallait rester où elle était, faire le guet, prêter l’oreille, afin qu’aucun tiers ne pût venir nous surprendre. Et, jusqu’à la fin de l’entrevue, elle est restée là, sur le seuil de la cabane, une main appuyée sur chaque montant de la porte ; parfois, se penchant tout à coup pour me parler ; parfois se retirant tout à coup pour jeter autour d’elle un regard inquiet : — J’étais hier ici, me dit-elle, avant que les ténèbres ne se fissent ; j’ai entendu votre conversation avec la dame qui vous accompagnait. Je vous ai entendue dire que vous ne pouviez vous faire croire de lui, ni le forcer à se taire. Ah ! je savais bien ce que ces mots voulaient dire ! Ma conscience me les expliquait à mesure qu’ils tombaient dans mon oreille. Pourquoi ai-je donc jamais souffert qu’il vous épousât ? Oh ! mes craintes, — ces craintes mauvaises, misérables, folles !… Elle enfouit, à ces mots, son visage dans les plis usés de son châle, et là, murmurait encore contre elle-même. Je commençais à craindre quelque terrible éclat de désespoir que ni moi ni elle ne pourrions maîtriser : — Tâchez de vous calmer, lui dis-je ; tâchez de m’expliquer comment vous auriez pu empêcher mon mariage. Elle retira le châle qui voilait sa figure, et promenant sur moi un regard vague : — J’aurais dû, répondit-elle, avoir assez de cœur pour rester à Limmeridge. Je n’aurais pas dû me laisser effrayer ainsi par la nouvelle de son arrivée. J’aurais dû vous avertir, et vous préserver avant qu’il fût trop tard. Pourquoi me suis-je à peine trouvé le courage de vous écrire cette lettre ? Pourquoi n’ai-je fait que du mal, quand je ne désirais et ne voulais faire que le bien ? Oh ! mes craintes… mes craintes insensées, misérables, criminelles !… Pour la seconde fois, elle répéta ces paroles, et, pour la seconde fois, ramena sur son visage les plis de son pauvre petit châle. Elle était effrayante à voir, effrayante à entendre.

— Vous lui aurez sûrement demandé, Laura, quelles étaient ces craintes sur lesquelles elle revenait avec tant d’insistance ?

— Oui, je lui ai fait cette question.

— Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle m’a demandé, par manière de réplique, si je n’aurais pas peur, « moi », d’un homme qui, après m’avoir fait renfermer dans une maison de fous, serait encore disposé, en ayant le pouvoir, à m’y emprisonner de nouveau ? — Le craignez-vous encore ? lui dis-je. Vous ne seriez pas ici, bien certainement, si vous aviez cette appréhension ? — Non, dit-elle ; maintenant, je n’ai plus peur… — Je lui demandai ce qui la rassurait. Elle se pencha tout à coup en avant, et me dit : — Ne sauriez-vous le deviner ?… Je lui fis signe que non : — Regardez-moi, continua-t-elle. Je lui dis alors que j’étais peinée de lui voir l’air si triste et l’aspect si souffrant. Pour la première fois, elle sourit : — Souffrant répéta-t-elle, oh ! c’est mieux que cela… Vous savez maintenant pourquoi je n’ai plus peur de lui… Et, dites-moi, croyez-vous que je trouverai votre mère dans le ciel ?… S’il en est ainsi, me pardonnera-t-elle ?… J’étais si émue, si étonnée, que je ne pus répondre. — J’ai pensé à cela, continua-t-elle, durant tout le temps où je me dérobais à votre mari, tout le temps où je suis restée malade. Mes pensées m’ont conduite ici de force… Je veux expier ma faute ;… je veux annuler autant que possible le mal que j’ai fait autrefois… — Je la suppliais, avec toute l’ardeur imaginable, de me dire ce qu’elle entendait par là. Elle me couvrait toujours de son regard distrait et fixe. — Est-ce moi, se disait-elle avec l’accent du doute ; est-ce moi qui annulerai ce mal ? Vous avez des amis qui prendront votre défense. Si vous connaissez son secret, il aura peur de vous ; il n’osera pas vous traiter comme il m’a traitée. Il vous ménagera dans son propre intérêt, s’il a peur de vous et de vos amis. Que s’il vous ménage, et si c’est à moi que vous le devez… — J’attendais impatiemment la fin de sa phrase ; mais, sur ces mots elle s’arrêta.

— Vous avez sans doute essayé d’obtenir qu’elle continuât.

— Sans doute ; mais elle s’écarta de nouveau, et alla s’appuyer, de la figure et des bras, contre une des parois de la hutte : — Oh ! l’entendais-je dire avec un attendrissement insensé qui m’effrayait, que seulement je puisse reposer dans la même fosse à côté de votre mère ! que je puisse m’éveiller près d’elle, lorsque sonnera la trompette des anges, et lorsqu’à ce signal de résurrection, la tombe rendra ses morts !… Marian ! je tremblais de la tête aux pieds,… il était horrible de l’entendre parler ainsi : — Mais ceci n’est point à espérer, reprit-elle, se détournant un peu comme pour me regarder encore ; une pauvre étrangère comme moi n’a pas droit à un si beau privilège. Je ne reposerai pas sous la croix de marbre que j’ai lavée de mes propres mains, et que, pour l’amour d’elle, j’ai faite si blanche et si pure… Oh ! non… oh ! non ! La pitié de Dieu, non celle de l’homme, me conduira vers elle, là où les méchants cessent de poursuivre, là où les fatigués trouvent du repos… Elle prononça ces derniers mots tranquillement, tristement, avec un pénible soupir, symptôme d’un inconsolable désespoir ; puis elle se tut un instant. Un grand trouble se lisait sur son visage ; elle semblait penser, ou du moins essayer de penser : — Que disais-je donc tout à l’heure ? demanda-t-elle après une pause. Quand votre mère me vient à l’esprit, elle en chasse toute autre idée. Que disais-je donc ? que disais-je ?… Avec autant d’égards et de douceur que je pus, je remis la pauvre fille sur la voie de ses propres pensées : — Ah ! oui, oui, reprit-elle, toujours perdue en ses vagues perplexités. Vous êtes sans secours, en face de votre méchant mari… Oui, c’est bien cela… et il me faut accomplir ce pourquoi je suis venue ici ; il faut que je répare le tort que je vous ai fait en reculant, jadis, devant les révélations qui vous eussent sauvée. — Quelle est cette chose que vous avez à me dire ? lui demandai-je. — C’est, répondit-elle, le secret dont votre cruel mari a si grand’peur. Je l’ai jadis menacé du « secret », et je l’ai fait trembler ; vous l’en menacerez à votre tour, et il tremblera devant vous, comme il a tremblé devant moi… Je la vis alors prendre une physionomie plus sombre, et une sorte d’effarement irrité se peignit dans ses yeux. Elle étendit sa main vers mois par un geste distrait, inintelligible : — Ma mère connaît le secret, disait-elle ; il a pesé sur elle, il a flétri la moitié de sa vie… Un jour, quand je fus grande, elle m’en dit quelque chose, à « moi », et, le lendemain, votre mari…

— C’est cela, c’est cela… poursuivez m’écriai-je involontairement, que vous a-t-elle dit de votre mari ?…

— Arrivée là, Marian, elle s’arrêta de nouveau…

— Et ne dit rien de plus ?

— Elle se mit à écouter avec avidité : — Chut ! murmura-t-elle, dirigeant vers moi sa main par ce même geste vague et flottant, chut !… — Elle s’écarta obliquement de la porte, lentement, à petit bruit, pas à pas, jusqu’à ce que l’angle du mur l’eût dérobée à mes yeux.

— À coup sûr, vous l’avez suivie ?

— Oui, mes anxiétés me donnèrent le courage de me lever et de la suivre. Juste au moment où j’arrivais sur le seuil, elle reparut tout à coup, du côté opposé à celui par lequel je l’avais perdue de vue ; elle avait fait le tour de la hutte : — Le secret ? lui dis-je tout bas… Restez, et dites-moi le secret !… Elle me saisit le bras, et me jeta un regard insensé, plein de terreur ; — Pas à présent, dit-elle ; nous ne sommes pas seules… On nous guette. Venez ici, demain, à la même heure !… et venez seule !… Entendez-vous ?… venez seule !… Elle me repoussa dans la hutte par un brusque mouvement, et je cessai de la voir.

— Oh ! Laura, Laura !… encore une chance perdue ! Que j’eusse été près de vous, et certes elle ne vous eût pas échappé. De quel côté l’avez-vous vue disparaître ?

— Vers la gauche, là où le sol fléchit tout à coup, où le bois est le plus épais.

— Vous êtes-vous élancée au-dehors ! l’avez-vous appelée ?

— Comment l’aurais-je fait ? La peur me tenait immobile et muette.

— Mais, enfin, quand vous avez pu bouger, quand vous êtes sortie ?…

— Je suis revenue ici en courant, pour vous dire ce qui était arrivé.

— Avez-vous vu, avez-vous entendu quelqu’un dans la plantation ?

— Non… quand je l’ai traversée, tout y était tranquille et silencieux…

Je m’arrêtai un moment pour réfléchir. Cette troisième personne, qu’on supposait avoir assisté secrètement à l’entrevue, était-ce une réalité ou une création chimérique évoquée par les alarmes d’Anne Catherick ? Il était impossible de le savoir. Une seule chose demeurait certaine, c’est que, sur le point même de tout découvrir, nous venions d’échouer encore, d’échouer absolument, irrévocablement, à moins qu’Anne Catherick ne fût exacte au rendez-vous qu’elle avait donné, pour le lendemain, dans la hutte, au bord du lac.

— Êtes-vous bien sûre de m’avoir dit tout ce qui s’est passé ? m’avez-vous répété, mot pour mot, tout ce qui s’est dit ! demandai-je à ma sœur.

— Je le crois, répondit-elle. Je n’ai pas votre mémoire, Marian ; mais j’étais si fortement impressionnée, intéressée à ce point, qu’aucune circonstance un peu essentielle n’a pu m’échapper.

— Ma chère Laura, les plus insignifiantes bagatelles ont leur importance, lorsque Anne Catherick s’y trouve mêlée. Réfléchissez encore… Ne lui serait-il pas échappé par hasard, quelque allusion à l’endroit où elle réside actuellement.

— Aucune dont je me souvienne.

— N’aurait-elle pas fait mention d’une compagne, d’une amie ?… d’une femme qu’on appelle mistress Clements ?

— Oh ! oui ! oui !… J’oubliais ce détail. Elle m’a dit que mistress Clements se plaignait de ne pas l’accompagner au lac pour veiller sur elle, la priant et la suppliant de ne pas se hasarder seule dans ces environs.

— Est-ce là tout ce qu’elle a dit de mistress Clements ?

— Oui, c’est tout.

— Et n’a-t-elle rien ajouté sur l’endroit où elle se réfugia quand elle quitta Todd’s-Corner ?

— Rien. J’en suis parfaitement sûre.

— Ni sur les résidences qu’elle a eues depuis ? ni sur ce qu’a été sa maladie ?

— Non, Marian, pas un mot. Dites-moi, je vous en prie, ce que vous pensez de tout ceci. Je ne sais qu’en penser moi-même ; je ne sais que faire.

— Voici, sœur aimée, ce que vous ferez : vous irez demain à l’embarcadère, ainsi qu’il a été convenu. On ne saurait dire de quel intérêt peut être votre seconde entrevue avec cette femme. Vous ne serez pas, cette fois, abandonnée à vous-même. Je vous suivrai à bonne distance ; personne ne me verra, mais, en cas d’accident, je me tiendrai à portée de votre voix. Anne Catherick échappa naguère à Walter Hartright ; hier encore, elle vous a échappé. Quoi qu’il arrive, elle ne m’échappera pas, à « moi »…

Les yeux de Laura lisaient attentivement dans les miens.

— Vous croyez, dit-elle, à ce secret dont mon mari aurait peur ? Supposons, Marian, qu’il n’existât, après tout, que dans l’imagination d’Anne Catherick ; supposons qu’elle désirât seulement me voir et me parler, en vertu de ces vieux souvenirs qui lui semblent chers ? Son attitude était si étrange, qu’elle m’a presque donné des méfiances. Est-ce que, sur d’autres points, vous vous en rapporteriez à cette femme ?

— Je ne m’en rapporte à rien, Laura, si ce n’est à mes propres observations sur la conduite de votre mari. Je juge les paroles d’Anne Catherick d’après les actions de sir Percival… et je crois à l’existence d’un secret…

Je n’en dis pas davantage, et me levai pour quitter la chambre. Certaines pensées me troublaient, que j’aurais pu lui révéler si nous eussions causé plus longtemps ensemble, et dont la connaissance aurait eu des dangers pour elle. L’influence du rêve terrible auquel elle m’avait arraché projetait je ne sais quelle ombre sinistre sur chaque nouvelle impression que les incidents, successivement racontés par elle, avaient produite dans mon esprit. Je sentais se rapprocher l’avenir annoncé par tant de sombres présages ; ils me glaçaient d’un inexprimable effroi ; ils m’imposaient, de force, la conviction que d’impénétrables desseins présidaient à ce long enchaînement de complications qui, maintenant, nous enveloppait de ses nœuds. Je pensais à Hartright tel que je l’avais vu, des yeux du corps, quand il était venu me dire adieu, tel que je l’avais vu dans mon rêve, des yeux de l’esprit, — et je commençais, moi aussi, à me demander si nous ne progressions pas, les yeux bandés, vers un but fixe et inévitable.

Tandis que Laura montait toute seule, je sortis pour m’aller recueillir dans les allées voisines du château. La manière dont Anne Catherick s’était séparée d’elle m’avait donné le vif désir, que je gardai secret, de savoir comment le comte Fosco passait son après-midi ; elle me faisait me méfier des résultats de ce voyage solitaire d’où sir Percival était revenu peu d’heures auparavant.

Après les avoir cherchés de tous côtés sans rien découvrir, je rentrai au château, où j’explorai, l’une après l’autre, toutes les pièces du rez-de-chaussée. Aucune qui ne fût vide. Je revins dans le vestibule, et montai l’escalier pour me rendre auprès de Laura. Comme je passais le long du couloir, madame Fosco ouvrit sa porte, et je fis halte pour lui demander si elle savait ce qu’étaient devenus son mari et sir Percival. Elle me répondit affirmativement. Moins d’une heure auparavant, elle les avait vus tous les deux de sa fenêtre. Le comte avait levé les yeux vers elle avec sa bonté ordinaire, et, toujours attentif comme il l’était pour les moindres choses, il l’avait prévenue qu’il sortait avec son ami, projetant une longue promenade…

Une longue promenade ! Depuis que je les voyais ensemble, jamais pareille partie n’avait été concertée entre eux. Sir Percival n’aimait pas d’autre exercice que l’équitation, et le comte (quand il m’escortait, c’était pure politesse), n’avait de goût pour aucune sorte d’exercice.

Revenue près de Laura, je m’aperçus qu’en mon absence, elle avait débattu avec elle-même cette question imminente de la signature de l’acte, à laquelle nous avions omis de songer, emportées par l’intérêt de l’entretien relatif à son entrevue avec Anne Catherick. Ses premières paroles, quand je la revis, m’exprimèrent la surprise qu’elle éprouvait à ne pas se voir mandée dans la bibliothèque, pour y comparaître devant sir Percival.

— Vous pouvez vous rassurer à cet égard, lui dis-je. Pour le présent, au moins, ni votre résolution, ni la mienne ne seront mises à une nouvelle épreuve. Sir Percival a modifié ses projets. L’affaire de la signature est ajournée.

— Ajournée ? répéta Laura stupéfaite. Qui vous l’a dit ?

— J’en ai la parole du comte Fosco ; et je crois que nous sommes redevables à son intervention du brusque changement survenu dans les idées de votre mari.

— Ce que vous me dites là, Marian, me semble impossible. Si, comme nous le supposons, ma signature n’est réclamée que pour procurer à sir Percival un argent dont il a le plus pressant besoin, comment la question peut-elle être ajournée ?

— Je crois, Laura, que nous avons en mains de quoi résoudre cette question. Avez-vous oublié la conversation entre sir Percival et son avocat, que naguère j’ai surprise sous le vestibule ?

— Non ; mais je ne me souviens pas…

— Moi, je me souviens. Deux alternatives furent proposées. L’une consistait à vous faire signer le parchemin ; l’autre à gagner du temps, en souscrivant des billets à trois mois. Cette dernière ressource est évidemment celle à laquelle on a recours aujourd’hui, et nous pouvons nous abandonner à l’espérance que, d’ici à quelque temps, nous n’aurons plus le contre-coup des embarras de sir Percival.

— Oh ! Marian, vos pronostics sont trop favorables pour être vrais !

— En vérité, mon aimée ?… Tout à l’heure encore, vous me complimentiez sur ma bonne mémoire et vous semblez maintenant vous en méfier. Je vais aller chercher mon « Journal » et vous verrez si j’ai tort ou raison…

Je sortis et rapportai immédiatement le volume.

En nous référant au paragraphe relatif à la visite de l’avocat, nous constatâmes que je m’étais fort exactement rappelé les deux alternatives soumises au choix de son client. L’assurance que ma mémoire m’avait servie, en cette occasion tout aussi fidèlement que de coutume, soulagea mon esprit presqu’autant que celui de Laura. Dans l’incertitude périlleuse de notre situation actuelle, il serait difficile de dire quels intérêts d’avenir peuvent dépendre de la régularité avec laquelle mon « Journal » est tenu, et du plus ou moins de confiance que je puis avoir dans la fidélité de mes souvenirs au moment où je les y transcris jour par jour.

La physionomie et l’attitude de Laura m’indiquèrent que cette dernière considération l’avait frappée aussi bien que moi-même. En somme, pourtant, ce n’est qu’un détail peu essentiel, et j’ai presque honte de le mentionner ici, tant il jette une triste lumière sur l’isolement et l’abandon où nous sommes. Il faut vraiment avoir à compter sur bien peu de chose, pour que cette découverte de la confiance que je puis placer dans ma mémoire soit presque saluée comme le serait celle d’un nouveau protecteur !

Le premier coup du dîner nous sépara. Il venait à peine de sonner, quand sir Percival et le comte rentrèrent de leur promenade. Nous entendîmes le maître du château faire pleuvoir sur les domestiques une grêle de reproches parce qu’ils étaient en retard de cinq minutes ; et son hôte s’interposait, comme d’ordinaire, pour prêcher le sang-froid, la patience et la paix.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La soirée est maintenant terminée. Il n’est rien survenu d’extraordinaire. Mais, dans la conduite de sir Percival et du comte, j’ai remarqué certaines particularités qui m’ont fait rentrer chez moi, fort inquiète sur le compte d’Anne Catherick et sur les résultats que peut amener la journée de demain.

J’en sais assez, à l’heure qu’il est, pour être certaine que, des aspects divers sous lesquels se montre sir Percival, le plus trompeur, et par conséquent le moins favorable, est celui où il déploie le plus de courtoisie. Or, il est revenu de cette longue promenade avec son ami beaucoup plus poli qu’il ne l’était depuis longtemps, plus particulièrement vis-à-vis de sa femme. Elle se montra surprise, et moi je fus secrètement alarmée quand il l’appela par son petit nom, lui demandant si elle avait eu, dans ces derniers temps, des nouvelles de son oncle, s’informant de l’époque où mistress Vesey serait invitée par elle à venir à Blackwater-Park ; bref, multipliant les petites prévenances, les attentions délicates, de manière à nous rappeler l’époque haïssable où, à Limmeridge-House, il sollicitait la main de Laura. C’était pour commencer, un mauvais signe ; et je trouvai d’un présage plus mauvais encore qu’il fît semblant, après le dîner, de s’assoupir dans un coin du salon, et que son regard sournois nous suivît pourtant, moi et ma sœur, quand il put croire que ni l’une ni l’autre, nous ne soupçonnions sa ruse. Je n’ai jamais douté que cette soudaine excursion qu’il a faite, à lui tout seul, n’eût eu pour but d’aller à Welmingham questionner mistress Catherick ; — mais ce qui s’est passé ce soir m’a donné à craindre que l’expédition n’ait pas été entreprise en vain, et qu’il se soit procuré les renseignements dont, à coup sûr, il était en quête. Si je savais où trouver Anne Catherick, je me lèverais demain à l’aurore pour aller l’avertir.

Tandis que je ne devinais que trop bien comment l’attitude présente de sir Percival devait être interprétée, le comte, en revanche, m’apparaissait sous un jour entièrement nouveau pour moi. Ce soir, pour la première fois, il m’a permis de l’entrevoir dans le rôle d’un homme sensible ; — je ne raille pas ; car, autant que je puis croire, les sentiments dont je parle étaient réels, et non joués.

Par exemple, il était calme et un peu abattu ; ses yeux, sa voix exprimaient une compassion dont il contenait l’élan. Il portait (comme en vertu de quelque rapport caché entre son élégance la plus voyante et ses sentiments les plus profonds) le plus magnifique gilet dans lequel nous l’eussions vu encore, — étoffe de soie d’un vert de mer très-pâle, délicatement ornée de belles tresses d’argent. Sa voix descendait aux inflexions les plus tendres ; son sourire trahissait une admiration, une préoccupation toutes paternelles chaque fois qu’il s’adressait à Laura ou à moi. Il pressa, sous la table, la main de sa femme, dans un moment où elle le remerciait de quelques menues prévenances qu’il avait eues pour elle. Ils échangèrent un toast conjugal : — À votre santé, à votre bonheur, cher ange ! disait-il avec un regard humide et tendre. Il ne mangeait presque rien, et il soupirait, et il répondait : « Mon bon Percival ! » quand son ami se moquait de lui. Après le dîner, il prit Laura par la main, et lui demanda si elle voudrait bien « lui procurer la douceur d’entendre un air joué par elle ? » Par pur étonnement, elle céda. Il s’assit près du piano, tandis que sa chaîne de montre reposait en plis nombreux, comme un serpent aux écailles dorées, sur la verte protubérance de son gilet. Sa tête énorme penchait languissamment d’un côté, et deux de ses doigts d’un blanc jaunâtre battaient doucement la mesure. Il apprécia hautement le choix de la musique, et admira le jeu de ma sœur, non, comme le pauvre Hartright, avec un innocent plaisir puisé à la source de la mélodie, mais avec le goût, la science pratique d’un vrai connaisseur, apte à se rendre compte d’abord du mérite de la musique qu’on lui joue, et, en second lieu, de la manière dont elle est exécutée. Comme la nuit approchait, il demanda avec instance « que les charmantes lueurs du jour mourant fussent respectées », et qu’on n’apportât pas encore les lampes. De ce pas muet qui me fait horreur, il vint me trouver, à la fenêtre éloignée où je restais debout afin de n’être pas sur sa route, afin même de pas le voir, — et me pria d’appuyer sa protestation contre les lampes. Si seulement l’une d’elles avait pu le consumer sur la place, je serais descendue la chercher moi-même à la cuisine.

— Vous devez aimer, j’en suis sûr, disait-il doucement, ce crépuscule anglais, tremblant et modeste. Ah ! je l’aime, moi. Cette admiration innée que j’ai pour tout ce qui est noble, grand et bon, je la sens, durant une soirée comme celle-ci, purifiée par le souffle du ciel. La nature a pour moi tant de charmes impérissables, tant d’attendrissements inextinguibles ! Je suis bien vieux, malheureusement ; bien vieux et bien gras : des épanchements qui siéraient à vos lèvres, miss Halcombe, ressemblent, sur les miennes, à je ne sais quelle ironique plaisanterie. Il est pourtant dur d’être ainsi ridiculisé dans mes accès de sensibilité, comme si mon âme avait, elle aussi, pris des années et du ventre. Remarquez, chère lady, cette clarté rose qui meurt à la cime des arbres. Est-ce qu’elle ne pénètre pas votre cœur comme elle pénètre le mien ?…

Il s’arrêta, — leva les yeux sur moi, — et récita les fameux vers de Dante sur la « Première heure du soir » avec une émotion, une mélodie, qui semblaient ajouter leur propre charme à ceux de cette poésie incomparable.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, lorsque la dernière cadence de ces immortelles strophes eut expiré sur ses lèvres ; je rends ma vieillesse absurde, et ne réussis qu’à vous fatiguer tous ! Fermons donc la fenêtre ouverte sur mon cœur, et revenons au monde tel qu’il est, c’est-à-dire exigeant et positif. Je vote, Percival, l’admission des lampes. Lady Glyde, — miss Halcombe, — Eléanor, ma bonne femme, — laquelle de vous aura la bonté de faire ma partie aux dominos ?…

Il s’adressait à nous toutes ; mais il regardait spécialement Laura.

Elle avait appris à partager la crainte que me causait l’idée d’offenser cet homme, et accepta immédiatement sa proposition. C’était plus que je n’eusse pu faire en ce moment. Aucune considération ne m’aurait pu réduire à m’asseoir à la même table que lui. Ses yeux, à travers l’obscurité du crépuscule, toujours plus épaisse, semblaient pénétrer au fin fond de mon âme. Les vibrations de sa voix, passant sur chacun de mes nerfs, me donnaient chaud et froid. Mon rêve, dont les mystérieuses terreurs m’avaient hantée par intervalles durant toute cette soirée, écrasait maintenant mon esprit sous le poids de pressentiments intolérables et d’une angoisse difficile à rendre. Je revis la blanche tombe, et la dame voilée perçant la pierre funèbre pour venir se placer à côté d’Hartright.

Au plus profond de mon cœur, la pensée de Laura jaillit comme une source et vint l’inonder d’une amertume qu’il n’avait jamais connue. Au moment où, se rendant à la table de jeu, elle passait devant moi, je saisis sa main et j’y posai mes lèvres, comme si cette soirée devait à jamais nous séparer. Tandis qu’ils me regardaient tous fort étonnés, je m’élançai dans le jardin par la porte-fenêtre ouverte devant moi, fuyant leurs regards, et voulant ainsi me dérober à moi-même.

Nous nous séparâmes, ce soir-là, plus tard qu’à l’ordinaire. Vers minuit, le silence qui nous entourait fut rompu par les frémissements mélancoliques d’une brise sourde qui se glissait parmi les arbres. Nous avions tous senti l’atmosphère se refroidir soudainement ; mais le comte fut le premier qui prit garde à ce vent furtif dont le souffle s’élevait. Tandis qu’il allumait une bougie pour moi, il s’arrêta tout à coup, et marquant ses paroles du geste :

— Écoutez bien ! me dit-il… il y aura demain du changement…



  1. On donne ce titre, en Angleterre, aux demoiselles de la classe « aristocratique, » dans le sens le moins étroit de ce mot. (N. du T.)