La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/07

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 365-384).
Deuxième époque — Marian Halcombe


VII


« 19 juin. » — Les incidents d’hier m’avertissaient de me tenir prête, plus tôt ou plus tard, aux chocs les plus rudes. La présente journée dure encore, et a déjà vu se produire ce qui pouvait arriver de pis.

Les calculs les plus exacts que j’eusse pu faire avec Laura nous amenaient à penser qu’Anne Catherick avait dû arriver à la hutte du lac, hier dans l’après-midi, vers deux heures et demie. En conséquence, nous convînmes que Laura ferait une simple apparition aujourd’hui à la table du lunch, et qu’elle saisirait la première occasion pour se glisser hors du château ; j’y resterais après elle pour sauvegarder les apparences, et je la suivrais aussitôt que je pourrais m’échapper avec quelque sécurité. Si quelque obstacle imprévu ne venait pas se jeter à la traverse, l’adoption de cette marche la mettrait à même de se rendre, avant deux heures et demie, au vieil embarcadère ; et, quittant la table à mon tour, je me trouverais, avant trois heures, embusquée en lieu sûr, vers la limite des plantations.

Le changement de temps que la brise de la nuit dernière nous avait fait prévoir se manifesta dès le matin. Il pleuvait à verse quand je me levai, et la pluie continua jusqu’à midi ; les nuages alors se dispersèrent ; le ciel reprit son azur, et le soleil, brillant de nouveau, nous apporta la promesse d’une belle après-midi. Le désir que j’avais de savoir au juste comment sir Percival et le comte emploieraient le commencement de cette journée, ne se trouva guère apaisé en ce qui concernait le premier des deux, quand je l’eus vu nous quitter immédiatement après le déjeuner, et sortir seul malgré la pluie. Il ne nous dit ni où il allait ni à quelle heure il serait de retour. Nous le vîmes passer rapidement sous les fenêtres de la salle à manger, avec ses bottes de chasse et son « waterproof », et ce fut tout.

Le comte mena tranquillement la matinée, sans mettre le pied dehors ; tantôt, par instants, dans la bibliothèque, tantôt dans le salon, où il essayait sur le piano quelques fragments de musique, et se fredonnait à lui-même quelques cantilènes. S’il fallait ne tenir compte que des apparences, le côté sentimental de son caractère persistait encore à se révéler. Il était silencieux, susceptible d’attendrissement, et tout prêt, pour peu qu’on l’y provoquât, à soupirer, à languir en masse, comme seuls les hommes très-gras peuvent et languir et soupirer.

L’heure du lunch arriva, et sir Percival n’était pas revenu. Le comte prit à table la place de son ami, — dévora d’un air plaintif les trois quarts d’une tarte aux fruits, arrosés par lui d’un grand bol de crème, — et quand il eut fini, nous expliqua la portée méritoire du haut fait qu’il venait d’accomplir : — Le goût des douceurs, nous disait-il avec son accent et ses gestes les plus attendris, est l’instinct le plus innocent de la femme et de l’enfance. J’aime à l’avoir en commun avec eux ; — c’est un lien de plus entre vous et moi, chères ladies…

Laura quitta la table au bout de dix minutes. J’étais vivement tentée de l’accompagner. Mais si nous étions sorties toutes deux ensemble, le soupçon ne pouvait manquer de naître ; et, ce qui aurait été pire encore, si Anne Catherick venait à voir Laura sous l’escorte d’une personne qui lui était inconnue, nous devions, selon toute probabilité, à partir de ce moment, perdre sa confiance, et la perdre pour jamais.

J’attendis donc, aussi patiemment qu’il me fût possible, l’arrivée du domestique qui venait enlever le couvert. Lorsque je quittai la salle, aucun symptôme, soit hors du château, soit au-dedans, n’avait encore annoncé le retour de sir Percival. Je laissai le comte ayant un morceau de sucre entre ses lèvres, vers lequel s’élevait avec effort, tout le long du gilet magnifique, le perroquet aux penchants vicieux, pendant que madame Fosco, assise devant son mari, contemplait ce drame à deux personnages avec autant d’attention que si, de sa vie, elle n’eût jamais rien vu de pareil. En cheminant vers la plantation, j’évitai avec grand soin de me trouver en vue des fenêtres de la salle à manger. Personne, effectivement ne m’aperçut, et personne ne me suivit. Il était alors, à ma montre, trois heures moins un quart.

Une fois parmi les arbres, je pris une rapide allure, pendant environ la moitié du chemin. À partir de ce moment, je ralentis le pas, et n’avançai plus qu’avec précaution, — mais je ne vis personne et n’entendis aucune voix. Petit à petit, j’arrivai en vue du chevet de l’embarcadère ; — je m’arrêtai pour écouter ; — puis, continuai de marcher jusqu’à me trouver presque tout contre la muraille du fond, ce qui devait me permettre d’entendre toute personne causant à l’intérieur. Le silence pourtant restait le même : ni de près ni de loin, aucun indice ne m’arrivait qui attestât la présence d’un être vivant.

Après avoir exploré le bâtiment sur ses deux côtés, sans rien découvrir, je me permis d’en faire complétement le tour et de regarder dans l’intérieur… La hutte était vide.

J’appelai : « Laura ! » d’abord doucement, puis de plus en plus haut. Personne ne répondit et personne ne parut. Pour autant que je pusse voir ou entendre, en fait de créatures vivantes aux environs du lac et de la plantation, j’étais absolument seule.

Mon cœur se mit à battre avec violence ; mais je gardai mon sang-froid, et j’explorai d’abord la hutte, puis ses entours et surtout le devant du petit édifice, cherchant quelques traces qui pussent me dire si, oui ou non, Laura était parvenue jusque-là. À l’intérieur du bâtiment, aucun signe qu’elle y fût entrée ; mais, au-dehors, des pas marqués sur le sable m’apprirent qu’elle avait passé en cet endroit.

Je découvris les traces de deux personnes ; — de larges empreintes qui semblaient être celles d’un pied d’homme, puis des empreintes plus petites — dont je pus constater les dimensions en y insérant moi-même mon pied, — et qui, je m’en tins pour assurée, devaient être les traces de Laura. Le sol, devant la hutte, était ainsi marqué dans tous les sens. Sur un des côtés du bâtiment, fort près du mur, abrité par la projection du toit, je découvris aussi un petit trou dans le sable, — pratiqué de main d’homme, on n’en pouvait douter. Je ne fis que le remarquer en passant, et me détournai ensuite immédiatement pour suivre les traces, aussi loin que je le pourrais, et marcher dans la direction qu’elles viendraient à m’indiquer.

Elles me conduisirent, à partir du côté gauche de la hutte et le long de la limite des arbres, à une distance que j’évalue être de deux à trois cents « yards », — et une fois là, le sol sablonneux n’en laissait plus voir aucun vestige. Comprenant que les personnes dont je suivais la piste devaient nécessairement être rentrées sous la plantation à cet endroit même, j’y pénétrai, moi aussi. Tout d’abord, je n’y pus découvrir aucun sentier, — mais je finis par en trouver un, à peine indiqué parmi les arbres, et je le suivis. Il me conduisit, pendant quelque temps, dans la direction du village, jusqu’à un point où un autre sentier le croisait, et où je dus faire halte. Les broussailles croissaient, épaisses, des deux côtés de ce second sentier. J’hésitai, arrêtée et y plongeant mes regards, ne sachant trop quel chemin j’avais à prendre ; en ce moment, je vis sur une branche d’épine quelques fragments de frange arrachés d’un châle de femme. En examinant de plus près cette frange, il fallut bien me convaincre qu’elle avait appartenu à un châle de Laura ; et, à l’instant même, je m’engageai dans le second sentier. Celui-ci m’amena finalement, et j’en fus très-soulagée, sur les derrières du château. Je dis que j’en fus très-soulagée, attendu la conclusion que j’en tirai que Laura, pour quelque motif inconnu, avait dû revenir avant moi en suivant cette route indirecte. Je rentrai par la basse-cour et les communs. La première personne que je rencontrai, en traversant le vestibule des domestiques, fut mistress Michelson, la femme de charge.

— Savez-vous, lui demandai-je, si lady Glyde est ou non revenue de sa promenade ?

— Milady est rentrée, il y a peu de temps, avec sir Percival, répondit la femme de charge. Je crains, miss Halcombe, qu’il ne soit arrivé quelque chose de bien malheureux…

Le cœur me manqua tout à coup : — Ce n’est pas d’un accident que vous voulez parler ? lui dis-je d’une voix affaiblie.

— Non, non, — Dieu merci ! aucun accident. Mais mylady est remontée chez elle, tout en larmes ; et sir Percival m’a enjoint de donner congé à Fanny, qui doit quitter la maison d’ici à une heure…

Fanny était la femme de chambre de Laura ; une bonne et affectionnée jeune fille qui était auprès d’elle depuis des années ; — la seule personne, dans le château, sur le dévouement et la fidélité de qui nous pussions compter.

— Où est Fanny ? demandai-je.

— Dans ma chambre, miss Halcombe. Cette jeunesse est tout à fait bouleversée ; je l’ai fait asseoir là pour qu’elle tâche de se calmer un peu.

J’allai dans la chambre de mistress Michelson, et j’y trouvai Fanny qui pleurait amèrement dans un coin, sa malle déjà fermée à côté d’elle.

Elle ne put aucunement m’expliquer son brusque renvoi. Sir Percival avait ordonné qu’on lui payât un mois de gages à la place du temps qu’on lui devait, et qu’elle partît sans retard. Aucune raison n’avait été donnée, aucun reproche élevé contre elle. Il lui avait été interdit d’en appeler à sa maîtresse, interdit même de la voir un instant pour prendre congé. Elle devait s’en aller, sans explication ni adieux, — et s’en aller immédiatement.

Lorsque j’eus consolé la pauvre jeune fille par quelques paroles amicales, je lui demandai où elle se proposait de passer la nuit. Elle me répondit qu’elle songeait à se retirer dans la petite auberge du village, l’hôtelière étant une femme respectable, bien connue des domestiques de Blackwater-Park. En partant de bonne heure, le lendemain, elle pourrait retourner directement chez ses amis du Cumberland, sans s’arrêter à Londres où elle n’avait jamais mis le pied.

Je pressentis, à l’instant, que le départ de Fanny nous offrait, pour communiquer avec Londres et avec Limmeridge-House, un moyen sûr qu’il pouvait être très-important de saisir. Je lui dis, en conséquence, qu’elle devait s’attendre à recevoir dans la soirée quelque message de sa maîtresse ou de moi, et pouvait compter que nous tâcherions toutes deux de lui venir en aide dans l’épreuve, peut-être provisoire, qu’elle allait subir en nous quittant. Ces paroles dites, je lui offris une poignée de main, et montai au premier étage.

La porte par laquelle on arrivait à la chambre de Laura était celle d’une antichambre donnant sur le couloir. Quand je voulus l’ouvrir, je m’aperçus que le verrou intérieur était poussé.

Je heurtai aussitôt, et la porte fut ouverte par cette lourde et grosse servante dont l’insensibilité, digne d’une bûche, avait mis ma patience à une si rude épreuve le jour où je trouvai le chien blessé. Depuis, j’avais découvert qu’elle s’appelait Margaret Porcher, et qu’elle était la plus maladroite, la plus sordide, la plus entêtée de nos femmes de service.

La porte ouverte, elle se plaça aussitôt sur le seuil, et se tint devant moi dans un silence obstiné, grimaçant je ne sais quel sourire.

— Pourquoi restez-vous là ? lui dis-je. Ne voyez-vous pas que je veux entrer.

— Ah ! oui, mais il ne faut pas… Ce fut toute la réponse que j’obtins, avec une autre grimace plus accentuée encore que la première.

— Comment osez-vous me parler ainsi ? Faites-moi place à l’instant !…

Elle étendit de chaque côté, comme pour me barrer le passage, un gros bras orné d’une main rouge, et, de sa tête stupide, elle m’adressait lentement un geste négatif.

— Ce sont les ordres de monsieur, disait-elle, toujours en branlant la tête.

J’eus besoin de tout mon empire sur moi-même pour m’empêcher de discuter l’affaire avec elle, et pour me remettre en mémoire que toute parole sur ce sujet devait être dorénavant adressée à son maître. Je tournai le dos à cette péronnelle, et descendis immédiatement pour chercher ce digne patron. Je le dis à regret, ma résolution de conserver mon sang-froid malgré tous les motifs d’irritation que sir Percival pourrait me donner, cette résolution si sage était, en ce moment, aussi complètement oubliée que si je ne l’eusse jamais prise. Du reste, — après tout ce que j’avais souffert et contenu, dans cette maison, — je trouvais un véritable bien-être à me sentir si en colère.

Le salon et la salle du déjeuner étaient vides l’un comme l’autre. Je me rendis dans la bibliothèque ; et là je trouvai, avec madame Fosco, sir Percival et le comte. Tous trois étaient debout, fort près l’un de l’autre, et sir Percival tenait à la main une petite bande de papier. Au moment où j’ouvris la porte, j’entendis le comte qui lui disait : — Non !… mille fois non !…

J’allai droit au maître du château, et, le regardant bien en face :

— Dois-je comprendre, sir Percival, lui demandai-je, que l’appartement de votre femme est une prison, et que cette prison a pour geôlière la fille de service chargée de vos ordres ?

— Oui, c’est là justement ce qu’il vous faut comprendre, me répondit-il. Et prenez garde que ma geôlière ne reçoive double consigne ! prenez garde que votre chambre aussi ne se change en prison !

— Prenez garde, vous, à vos procédés envers votre femme !… et prenez garde à vos menaces contre moi ! dis-je, éclatant tout à coup dans le premier feu de ma colère. L’Angleterre a des lois qui protègent les femmes contre l’insulte et la cruauté. Si vous faites tomber un cheveu de la tête de Laura, si vous osez empiéter sur ma liberté, advienne que pourra, j’en appelle immédiatement à ces lois !

Au lieu de me répondre, il se tourna vers le comte.

— Que vous disais-je ? demanda-t-il. Et, maintenant, qu’en dites-vous ?

— Ce que j’en ai déjà dit, répondit le comte : Non, encore une fois.

Même absorbée comme je l’étais par ma véhémente indignation, je sentais, à ce moment, ses yeux gris, calmes et froids, arrêtés sur mon visage. Ils se détournèrent de moi, aussitôt qu’il eut parlé, pour jeter à sa femme un regard significatif. Madame Fosco vint immédiatement se placer à côté de moi, et, une fois là, interpellant sir Percival, avant que lui ou moi eussions pu reprendre la parole :

— Veuillez m’accorder un instant d’attention, lui dit-elle, de sa voix claire et froidement contenue. J’ai à vous remercier de votre hospitalité, sir Percival, et à vous dire que je ne compte pas en profiter plus longtemps. Je ne saurais séjourner dans une maison où les dames sont traitées comme l’ont été, aujourd’hui, votre femme et miss Halcombe !…

Sir Percival recula d’un pas, et, dans un silence de mort, la contempla de ses yeux grands ouverts. La déclaration qu’il venait d’entendre, — déclaration que madame Fosco, il le savait aussi bien que moi, ne se serait jamais permise sans l’autorisation de son mari, — semblait le pétrifier d’étonnement. Le comte, toujours debout à côté de sa femme, la contemplait avec l’admiration la plus enthousiaste.

— Elle est sublime ! se disait-il à lui-même. Tout en parlant, il se rapprochait d’elle, et lui prenant la main, la passait sous son bras : — Je suis à votre service, Eléanor, continua-t-il avec une dignité tranquille que je ne lui avais jamais vue auparavant. Je suis également au service de miss Halcombe, si elle me fait l’honneur d’accepter toute l’assistance que je puis mettre à sa disposition.

— Par le diable ! que voulez-vous dire ?… s’écria sir Percival, au moment où le comte, sa femme au bras, s’acheminait tranquillement vers la porte.

— La plupart du temps, je veux dire ce que je dis ; mais, cette fois, je veux dire ce que dit ma femme, répondit l’impénétrable Italien. Nous avons, pour le moment, changé de rôles, et je pense exactement comme… madame Fosco…

Sir Percival froissa le papier qu’il tenait dans sa main, et venant se placer, avec un autre blasphème, entre le comte et la porte :

— Comme vous voudrez… dit-il à demi-voix, avec l’accent de la rage déçue. Comme vous voudrez, et nous verrons ce qui en arrivera… Sur ces mots, il quitta la bibliothèque.

Madame Fosco interrogea son mari du regard : — Il s’en est allé bien soudainement, dit-elle. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’à nous deux nous venons de rappeler à la raison le plus mauvais caractère des Trois-Royaumes, répondit le comte. Cela signifie, miss Halcombe, que lady Glyde ne sera plus soumise à un traitement indigne, et que l’impardonnable insulte dont vous avez été l’objet ne se renouvellera plus. Laissez-moi vous exprimer mon admiration pour votre courageuse conduite dans un moment des plus critiques.

— Admiration sincère, insinua madame Fosco…

— Admiration sincère, répéta le comte, écho docile de sa moitié.

Je n’avais plus, pour me soutenir, cette force que je puisais naguère dans ma résistance à l’injustice, à l’outrage. L’inquiet besoin que j’éprouvais de revoir Laura ; de savoir ce qui s’était passé à l’embarcadère, le sentiment de l’impuissance à laquelle j’étais réduite, faute de connaître au juste les incidents qui venaient d’avoir lieu, tout cela pesait sur moi d’une manière intolérable.

Je tâchai de sauver les apparences, en parlant au comte et à sa femme sur le ton qu’eux-mêmes venaient d’adopter vis-à-vis de moi. Mais les paroles expiraient sur mes lèvres ; — la respiration me manquait, — mes yeux se tournaient involontairement du côté de la porte. Le comte, qui comprenait mon anxiété, ouvrit cette porte et sortit, ayant soin de la tirer après lui. Au même moment, sir Percival descendait bruyamment l’escalier. Je les entendais se parler tout bas au dehors, tandis que madame Fosco, de son accent le plus calme et avec toutes les formes de l’étiquette, m’assurait de la joie qu’elle éprouvait, pour le compte de tous, de ce que la conduite de sir Percival ne les avait pas obligés, elle et son mari, à quitter Blackwater-Park. Elle parlait encore, lorsque la porte se rouvrit, et le comte, y passant la tête :

— Miss Halcombe, dit-il, je suis heureux de vous informer que lady Glyde a repris dans cette maison l’autorité qui lui appartient. J’ai pensé que vous aimeriez mieux apprendre de moi que de sir Percival la nouvelle de cet heureux changement ; — c’est pourquoi je suis revenu tout exprès vous l’annoncer.

— Délicatesse admirable !… dit madame Fosco, remboursant au comte, en même monnaie et avec le même accent, le tribut d’admiration qu’il lui payait naguère si volontiers. Il sourit, s’inclinant, comme s’il répondait ainsi au compliment de quelque étranger courtois, et recula pour me laisser passer.

Sir Percival attendait debout dans le vestibule : comme je m’élançais sur l’escalier, je l’entendis appeler avec impatience le comte resté dans la bibliothèque.

— Qu’attendez-vous là ? disait-il… J’ai à vous parler.

— Et j’ai à réfléchir, moi, pendant quelques instants… Attendez Percival, attendez !… nous causerons de cela un peu plus tard…

Ni lui, ni son ami n’en dirent plus long. Parvenue au palier du premier étage, je pris ma course le long du couloir, et, dans ma précipitation, je laissai ouverte la porte de l’antichambre ; — en revanche, je fermai, dès que j’y eus pénétré, celle de la chambre à coucher.

Laura était assise tout au fond de cette pièce ; ses bras reposaient sur une table et sa figure était cachée dans ses mains. Elle se releva comme en sursaut, poussant un cri de joie dès que je parus à ses yeux.

— Comment êtes-vous ici ? me demanda-t-elle… Qui vous a permis d’entrer ? Ce n’est pas sir Percival, j’imagine ?…

Inquiète, avant tout, de savoir ce qu’elle avait à me raconter, je ne pus d’abord lui répondre… Les questions que j’avais à lui poser m’occupaient trop exclusivement. Mais Laura, de son côté, tenait tellement à savoir ce qui s’était passé en bas, qu’il devint impossible de résister à sa curiosité. Elle répétait sans cesse sa question.

— Naturellement, c’est le comte, lui répondis-je avec impatience. Qui donc aurait, dans le château, assez d’influence ?…

Elle m’interrompit avec un geste de dégoût.

— Ne me parlez point de lui, s’écria-t-elle, le comte est la plus vile créature qui soit au monde ! Le comte n’est qu’un misérable espion !…

Avant que ni elle ni moi n’eussions articulé une parole de plus, deux ou trois petits coups, frappés doucement à la porte de la chambre à coucher, vinrent nous causer une vive alarme.

Je n’étais pas encore assise, et je courus d’abord vérifier qui ce pouvait être. Au moment où j’ouvris la porte, madame Fosco se trouva devant moi, tenant mon mouchoir dans sa main.

— Vous avez laissé tomber ceci au bas des degrés, miss Halcombe, me dit-elle, et j’ai cru qu’en retournant chez moi, je pouvais vous rendre le service de vous le rapporter… Sa figure, naturellement pâle, était, en ce moment, d’une blancheur de spectre, si bien que je ne pus m’empêcher de tressaillir en la voyant. Ses mains ordinairement si sûres et si posément adroites, tremblaient avec violence ; ses yeux qui, par-dessus mon épaule, allaient chercher Laura au fond de la chambre, semblaient ceux d’une louve affamée.

Avant de frapper, elle avait écouté !… Je lisais ceci sut son blême visage, dans le tremblement de ses mains, dans l’expression des regards qu’elle jetait sur ma sœur.

Après un instant d’attente, elle se détourna de moi, sans mot dire, et se retira lentement.

Je refermai la porte : — Oh ! Laura ! Laura ! m’écriai-je, nous paierons bien cher, toutes deux, le jour où il vous a plu de dire que le comte était un espion !

— Vous-même, Marian, sachant ce que je sais, vous lui auriez donné ce nom. Anne Catherick ne se trompait pas. une tierce personne nous guettait, en effet, hier dans la plantation ; et cette tierce personne…

— Êtes-vous sûr que c’était le comte ?

— J’en ai la certitude absolue. Il est l’espion de sir Percival. Il s’était chargé de le renseigner ; c’est lui qui a posté sir Percival, et lui a fait faire le guet toute la matinée pour nous surprendre, Anne Catherick et moi.

— Est-ce qu’Anne est découverte ? L’avez-vous vue près du lac ?

— Non. Elle a dû son salut à ce qu’elle n’y est pas venue. Lorsque j’arrivai à l’embarcadère, personne encore n’était là.

— Vraiment ? vraiment ?

— J’y entrai, puis j’attendis, assise pendant quelques minutes. Mais l’inquiétude où j’étais me fit me relever bientôt pour marcher aux entours de la hutte. Comme j’en franchissais le seuil, je vis, tout proche de la façade, quelques marques tracées sur le sable. Je me baissai pour les examiner, et finis par reconnaître un mot écrit en gros caractères. Ce mot c’était : Regardez !

— Et vous avez écarté le sable pour creuser dessous ?

— Comment le savez-vous, Marian ?

— J’ai vu moi-même cette cavité, en suivant vos traces jusqu’à la hutte. Mais continuez… continuez !

— Eh bien ! oui, j’écartai le sable à la surface du sol, et j’arrivai bientôt à découvrir, sous ce sable, une bandelette de papier qui portait des caractères écrits. Ce manuscrit était signé des initiales d’Anne Catherick.

— Où est-il ?

— Sir Percival me l’a pris.

— Pourriez-vous vous rappeler ce qu’il contenait ? Pensez-vous que vous seriez en état de me le redire ?

— Pour ce qui est de la substance, je m’en charge, Marian. Il était très-court. Vous vous le seriez rappelé mot pour mot, vous.

— Tâchez de me dire, avant de passer outre, le sens général de cet écrit…

Elle fit ce que je lui demandais. Je transcris ici, exactement comme elle me les dicta, les lignes suivantes :

« J’ai été vue avec vous, hier, par un vieillard de grande taille et de forte corpulence ; il a fallu courir pour me dérober à lui. Heureusement qu’il n’était pas assez agile pour me gagner de vitesse, et il a perdu ma trace parmi les arbres. Je n’ose pas risquer de revenir ici, aujourd’hui, à la même heure. J’écris ceci pour vous en avertir, et je le cache dans le sable, à six heures du matin. La première fois que nous reparlerons du secret de votre méchant mari, ce sera dans un endroit sûr, ou pas du tout. Tâchez d’avoir patience. Je vous promets que vous me reverrez, et cela bientôt. »

« A. C. »

L’allusion au « vieillard de haute taille et de forte corpulence » (expression que Laura était certaine de m’avoir exactement répétée) ne laissait aucun doute sur l’identité de l’indiscret témoin. Je me rappelai avoir dit à sir Percival, en présence du comte, le jour d’avant, que Laura était allée à l’embarcadère, en quête de sa broche perdue. Très-probablement, le comte l’y avait suivie, selon ses habitudes officieuses, afin de la rassurer au sujet de la signature, aussitôt après m’avoir annoncé, dans le salon, que sir Percival avait changé de projet. Le cas échéant, il n’avait pu arriver dans le voisinage de l’embarcadère qu’au moment même où Anne Catherick l’avait découvert ; sans nul doute, aussi, c’était en la voyant quitter précipitamment Laura, et prendre la fuite, qu’il avait cru devoir courir après elle ; poursuite vaine, comme on l’a vu. Il n’avait pu rien entendre de la conversation antérieure à ce moment. La distance qui séparait le château du lac, et l’exacte comparaison de l’heure à laquelle il m’avait quittée dans le salon, avec celle où Laura et Anne Catherick avaient eu leur premier entretien, ne nous laissaient pas, là-dessus, le moindre doute.

Arrivée, sur ce point du moins, à une conclusion bien établie, ma curiosité portait ensuite, en première ligne, sur les découvertes que sir Percival avait pu faire, une fois en possession des renseignements fournis par le comte Fosco.

— Comment en êtes-vous venue à vous laisser enlever la lettre ? demandai-je. Qu’en fîtes-vous lorsque vous l’eûtes retirée du sable où elle était enfouie ?

— Après l’avoir parcourue d’un bout à l’autre, répondit-elle, je l’emportai avec moi dans la hutte, pour m’asseoir et la relire plus à mon aise. Pendant que cette lecture m’absorbait, une ombre se projeta tout à coup sur le papier. Je levai les yeux ; et je vis sir Percival qui, de bout sur le seuil, m’examinait.

— N’avez-vous pas essayé de cacher la lettre ?

— J’essayai, comme vous dites,… mais il m’arrêta :

— Ne vous donnez pas tant de peine, disait-il, j’ai déjà lu ce papier… Je ne pouvais, intimidée, que le regarder ; et, du reste, je ne trouvais rien à dire : — Vous comprenez, j’espère ? continua-t-il : j’ai lu ce papier. Il y a deux heures que je l’ai déterré ; c’est moi qui l’ai enfoui de nouveau, prenant soin de récrire le mot destiné à vous le signaler, afin que ce précieux document ne manquât pas d’arriver dans vos mains. Aucun mensonge, cette fois, ne vous tirera de la nasse. Hier, secrètement, vous avez vu Anne Catherick ; et, dans ce moment même vous avez en main la lettre qu’elle vous a écrite. Je ne la tiens pas encore, « elle » ; mais « vous », je vous tiens. Donnez-moi cette lettre !… Il s’approcha de moi ; j’étais seule avec lui, Marian, — que pouvais-je faire ? — Je lui remis le papier.

— Que dit-il, quand vous le lui eûtes donné ?

— Tout d’abord, il ne disait rien. Il me prit par le bras, me conduisit hors de la hutte, et promena son regard autour de lui, de tous côtés, comme s’il craignait qu’on eût pu le voir ou l’entendre. Puis, étreignant mon bras de sa main, et me parlant à voix basse : — Que vous a dit, hier, Anne Catherick ? me demanda-t-il… Je veux le savoir à un mot près, et d’un bout à l’autre.

— Et vous le lui avez dit ?

— J’étais seule avec lui, Marian ; … sa main cruelle meurtrissait mon bras ; … que pouvais-je faire ?

— Votre bras en porte-t-il encore la marque ?… Laissez-moi la voir !

— Pourquoi cette curiosité ?

— Je veux la voir, Laura, parce que notre patience doit avoir un terme, et parce que, dès aujourd’hui, notre résistance doit commencer. Cette marque est une arme dont on peut se servir contre lui… Montrez-la-moi sur-le-champ ! — Je puis avoir, un jour, dans un avenir quelconque, à prêter serment que je l’ai vue.

— Oh ! Marian, quel regard !… ne parlez pas ainsi ! mon bras ne me fait plus mal, maintenant !

— Montrez-le-moi !…

Elle me montra les marques. Il n’y avait pas à s’affliger, à pleurer à gémir sur elles. On dit généralement que nous sommes ou pires ou meilleures que les hommes. Si la tentation vengeresse que quelques femmes ont rencontrée sur leur route, et qui s’est trouvée trop forte pour elles, s’était, en ce moment, offerte à moi… Dieu en soit loué, mon visage ne révéla rien dont la femme de sir Percival pût jamais se prévaloir !… Cette douce créature, toute innocence, toute affection, crut que je tremblais, que je m’affligeais pour elle, — et ne devina pas autre chose.

— N’y attachez pas trop d’importance, Marian ! dit-elle simplement en baissant la manche qu’elle avait relevée, je vous assure qu’à présent mon bras ne me fait plus mal.

— J’essaierai pour vous complaire, chère sœur, de me résigner à tout ceci… C’est bien ! c’est très-bien !… Et vous lui avez révélé alors tout ce que vous avait dit Anne Catherick, tout ce que vous m’aviez raconté à moi-même.

— Oui, tout. Il le voulait absolument ; … j’étais seule avec lui ; … qu’aurais-je pu lui déguiser ?

— Quand vous eûtes fini, dit-il quelque chose ?

— Il me regarda, et se prit à rire en lui-même, avec une sorte d’amertume ironique : — Je prétends que vous ne gardiez rien par devers vous, me dit-il ; il me faut le reste… Vous m’entendez bien ?… le reste… — Je lui déclarai, solennellement, que je lui avais révélé, sans réserve, tout ce que je savais : — Allons donc ! répondit-il ; vous êtes mieux au courant qu’il ne vous plaît de le dire. Vous ne voulez point parler ? on vous y forcera bien ! Ce que je ne puis obtenir, ici, de vous, je me charge de vous l’arracher, une fois rentré chez moi… Il me conduisit à travers les plantations, par un sentier que je ne connaissais pas, — un sentier où je ne pouvais espérer de vous rencontrer, — et il n’ouvrit plus la bouche que lorsque nous arrivâmes en vue du château. S’arrêtant alors : — Si je vous offre une seconde chance, me dit-il, saurez-vous en profiter ? Voudrez-vous, mieux inspirée, me dire le reste ?… Je ne pus que lui répéter mes premières assurances. Il maudit mon entêtement, reprit sa marche, et me fit rentrer au château : — Vous ne pouvez me tromper, disait-il ; vous en savez plus que vous n’en voulez dire. Je vous arracherai votre secret, et je l’arracherai tout aussi sûrement à cette sœur qui s’est constituée votre complice. Désormais, plus de chuchotages et de complots entre vous. Vous ne vous reverrez plus que vous n’ayez confessé la vérité. Je vous ferai surveiller jour et nuit jusqu’à ce qu’elle soit sortie de votre bouche… À tout ce que je pouvais dire, il restait sourd. Il me fit monter l’escalier, et me conduisit tout droit à mon appartement. Fanny y était installée, travaillant pour moi, et il lui enjoignit de sortir à l’instant même : — Je m’arrangerai pour que vous ne soyez pas mêlée à la conspiration, lui dit-il. Vous quitterez la maison aujourd’hui même. Si votre maîtresse veut une femme de chambre, je me charge de la lui choisir… Il me poussa dans l’appartement, et ferma la porte sur moi ; — il mit en sentinelle cette espèce d’idiote ; — Marian ! il avait l’air et le langage d’un fou ! Vous pouvez avoir peine à le comprendre, mais, en vérité, c’est comme je vous le dis.

— Je le comprends, Laura ; il est réellement fou ; les terreurs d’une conscience coupable lui font littéralement perdre la tête. Dans tout ce que vous m’avez dit, je puise la certitude, la certitude bien positive, que lorsque Anne Catherick vous quitta hier si brusquement, vous étiez sur le point de découvrir un secret qui aurait pu être la ruine de votre méprisable époux. Or, il s’imagine que vous l’avez découvert. Rien de ce que vous pourrez dire ou faire ne tranquillisera la méfiance que lui donne le sentiment de ses fautes, et ne convaincra de votre sincérité cette âme perfide. Je ne dis pas ceci pour vous inquiéter, chère belle. Je le dis pour vous ouvrir les yeux sur votre position, et vous bien convaincre qu’il est absolument nécessaire que vous me laissiez agir de mon mieux en vue de vous protéger contre lui, tandis que la chance est encore en notre faveur. L’intervention du comte Fosco m’a procuré les moyens d’arriver jusqu’à vous ; mais demain, peut-être, cette intervention nous sera refusée. Sir Percival a déjà renvoyé Fanny, parce que cette fille a de l’esprit et vous est affectueusement dévouée ; il a choisi pour la remplacer, une femme qui n’a aucun souci de vos intérêts, et que son intelligence obtuse place au niveau du chien de garde attaché dans votre cour. On ne saurait dire à quelles mesures violentes il pourra maintenant avoir recours, à moins que nous ne profitions de nos avantages tandis qu’ils nous restent encore.

— Que ferons-nous, Marian ? Oh ! si seulement nous pouvions quitter cette maison et ne la revoir jamais !

— Suivez mes conseils, chère aimée,… et figurez-vous bien que vous ne serez jamais sans appui, tant que je demeurerai ici avec vous.

— Je le veux croire,… je le crois… Mais, tout en vous occupant de moi, n’oubliez pas la pauvre Fanny ! Elle aussi a besoin de secours et de consolations.

— Je ne la perdrai pas de vue. Je lui ai parlé avant de monter ici, et il est convenu que, ce soir, elle aura de mes nouvelles. Les lettres qu’on met dans la boîte, à Blackwater-Park, n’y sont pas tout à fait en sûreté ; — j’en ai deux à écrire, aujourd’hui, dans votre intérêt ; elles ne passeront pas, certainement, par d’autres mains que celles de Fanny.

— De quelles lettres s’agit-il ?

— Je veux d’abord, Laura, écrire à l’associé de M. Gilmore ; vous savez qu’il nous a promis son aide en toute difficulté qui pourrait survenir. Si peu versée que je puisse être dans la connaissance des lois, je suis certaine qu’elles doivent protéger une femme contre des traitements comme ceux que ce misérable nous a infligés aujourd’hui. Je n’entrerai dans aucun des détails relatifs à cette Anne Catherick, parce que je n’ai pas de renseignements certains à donner. Mais l’avocat saura que votre bras a été brutalement froissé ; il saura que, dans cette chambre même, vous avez été indignement violentée… Avant que je m’endorme, ce soir, ma révélation sera partie.

— Songez, Marian, à l’éclat que vous allez faire !

— Cet éclat même, selon moi, doit nous servir. Sir Percival doit le redouter bien autrement que vous. La perspective d’un éclat, plus que toute autre chose, peut l’amener à composition…

À ces mots je me levais ; mais Laura me supplia de ne point la quitter.

— Vous le pousserez au désespoir, me disait-elle, et vous décuplerez nos périls…

Je sentais la vérité, — la décourageante vérité, — de ces sages paroles. Mais je ne pus me résoudre à en convenir vis-à-vis de ma sœur. Dans la position redoutable où nous étions placées, il n’y avait pour nous de ressources et d’espérances qu’à risquer les plus grands malheurs. Tout en mesurant mes termes, je le lui dis. Elle accueillit ma déclaration par un soupir amer, mais sans engager là-dessus aucune discussion. Elle s’informa seulement de la seconde lettre que je voulais écrire ; elle désirait savoir à qui cette lettre devait être adressée.

— À M. Fairlie, lui répondis-je : votre oncle est votre plus proche parent, et le chef de la famille. Il doit intervenir, il faut qu’il intervienne…

Laura secoua la tête assez tristement.

— Je sais, je sais, continuai-je : votre oncle est un homme du monde, faible, égoïste, calculateur. Mais ce n’est pas, après tout, un sir Percival Glyde ; il n’a pas auprès de lui des amis comme le comte Fosco. Je n’attends rien de sa bonté ni des sentiments affectueux qu’il peut nous porter, à vous ou à moi. Mais il fera tout au monde pour dorloter sa paresse et assurer le repos de sa chère personne. Si, seulement, je parvenais à lui persuader que son intervention actuelle pourra lui épargner dans l’avenir des dérangements inévitables, des ennuis, une responsabilité quelconque, j’obtiendrais bien de lui que, dans son propre intérêt, il se mêlât de nos affaires. Je sais comment il faut le prendre, Laura ! J’ai la pratique de ce caractère à part.

Obtenez seulement de lui que, pour quelque temps, il me laisse retourner à Limmeridge, et vivre là, bien tranquillement avec vous. J’y serai, je le sens, presque aussi heureuse qu’avant mon mariage…

Ces paroles donnèrent un nouveau cours à mes pensées. Pourrions-nous placer sir Percival devant ce dilemme : ou de s’exposer au scandale de l’intervention légale destinée à protéger sa femme contre lui ; — ou de la laisser, sous prétexte d’une visite à son oncle, jouir provisoirement de tous les bénéfices d’une séparation à l’amiable ? Et pourrait-on s’assurer que, réduit à choisir entre ces deux alternatives, il dût nécessairement opter pour la seconde ? La chose était douteuse, plus que douteuse. Et pourtant, si peu d’espoir qu’offrît une pareille épreuve, encore méritait-elle d’être tentée. Aussi, faute de savoir ce que je pourrais faire de mieux, je pris le parti de la risquer.

— Votre oncle, dis-je, sera informé du désir que vous venez d’exprimer ; et en même temps je demanderai, à ce sujet, l’avis de notre jurisconsulte. Il peut en résulter, il en résultera, j’espère, quelque bien…

Je me levai encore une fois, après ces paroles, et Laura, de nouveau, voulut me faire rasseoir.

— Ne me quittez pas !… disait-elle, avec un malaise évident. Mon bureau est sur cette table… Pourquoi n’écririez-vous pas ici ?…

Il m’allait au cœur de lui refuser quoi que ce fût, même dans son propre intérêt. Mais il y avait déjà trop longtemps que nous étions enfermées tête-à-tête. Exciter de nouveaux soupçons, c’était peut-être nous enlever l’unique chance que nous eussions de nous revoir encore. Il était grand temps de me montrer, tranquille et comme si de rien n’était, parmi les misérables qui, dans ce moment-là même, au rez-de-chaussée, s’occupaient et s’entretenaient de nous. J’expliquai à Laura cette déplorable nécessité, que je l’amenai à comprendre aussi bien que moi.

— D’ici à une heure, ou peut-être moins, lui dis-je, vous me verrez revenir, chère petite. Pour aujourd’hui, le plus mauvais est passé. Tenez-vous tranquille, et ne craignez rien !

— La clef est-elle sur la porte, Marian ? Puis-je m’enfermer ?

— Oui, sans doute ; voici la clef. Poussez le verrou, et, jusqu’à ce que je remonte, n’ouvrez à personne !…

Je l’embrassai, en la quittant. Ce fut un vrai soulagement pour moi, tandis que je m’en allais, d’entendre grincer la clef dans la serrure, et de savoir ma sœur libre d’ouvrir ou de fermer sa porte.