La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/05

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 321-335).
Deuxième époque — Marian Halcombe


V


« 17 juin. » — Lorsque l’heure du dîner nous a réunis de nouveau, le comte Fosco était rendu à ses bonnes dispositions ordinaires. Il s’efforçait de nous intéresser et de nous amuser comme s’il eût eu à cœur d’effacer de nos souvenirs tout ce qui s’était passé, cette après-midi, dans la bibliothèque. Ses aventures de voyage vivement racontées, d’amusantes anecdotes sur les personnages remarquables qu’il a rencontrés à l’étranger, des comparaisons originales entre les coutumes sociales des diverses nations, et des exemples à l’appui, indifféremment empruntés à des hommes ou à des femmes de tous les pays d’Europe ; les divertissantes confessions des innocentes folies de sa jeunesse, alors qu’il était l’homme à la mode d’une ville italienne de second ordre, alors qu’il écrivait d’absurdes romans, taillés à la française, pour une feuille italienne également de second ordre ; tout cela se succédait sur ses lèvres avec tant de naturel et de gaieté, tout cela faisant un appel en même temps si direct et si adroit à nos curiosités diverses, à l’intérêt dont chacune de nous était susceptible, que Laura et moi finîmes par l’écouter aussi attentivement, et, — voyez l’inconséquence ! — avec autant d’admiration que madame Fosco elle-même. Les femmes peuvent résister à l’amour d’un homme, à sa réputation, à ses avantages extérieurs, à sa prodigalité ; mais non pas à la langue dorée d’un homme qui sait comment leur parler.

Après le dîner, et tandis que l’impression favorable qu’il avait produite sur nous était encore dans toute sa vivacité, le comte se retira modestement pour aller lire dans la bibliothèque.

Laura proposa de nous promener dans l’enclos pour savourer les douceurs d’une longue soirée d’été. Les plus simples égards nous prescrivaient de demander à madame Fosco s’il lui plairait de se joindre à nous ; mais, cette fois, elle avait sans doute sa consigne reçue d’avance, et nous pria de vouloir bien l’excuser :

— Le comte aura probablement besoin d’un nouvel approvisionnement de cigarettes, remarqua-t-elle par manière d’explication ; et personne que moi ne peut les faire à son gré… — Ses yeux, d’un bleu froid, se réchauffaient presque, tandis qu’elle prononçait ces paroles ; — elle semblait s’enorgueillir d’être l’intermédiaire à l’aide duquel son seigneur et maître pouvait se procurer le narcotique bien-être que donne le tabac !

Laura et moi sortîmes ensemble.

La soirée était lourde, chargée de brouillards. L’air avait je ne sais quoi de desséchant ; les fleurs, dans le jardin, s’inclinaient sur leurs tiges. La rosée manquait au sol aride. Le couchant, que nous apercevions par delà les arbres immobiles, était d’une teinte jaune pâle, uniforme et triste, et le soleil s’abîmait lentement derrière un voile de brumes. La pluie semblait devoir tomber bientôt : l’arrivée des ténèbres en donnerait probablement le signal.

— De quel côté irons-nous ? demandai-je.

— Vers le lac, Marian, si vous voulez bien, répondit-elle.

— Je ne m’explique pas, Laura, le goût que vous avez pour cet affreux lac.

— Pour le lac lui-même, non ; mais pour le paysage qui l’environne. Les sables et la bruyère, et les épicéas, sont dans cet immense domaine les seuls objets qui me rappellent Limmeridge. Pourtant, si vous le préférez, nous prendrons d’un autre côté.

— Je n’ai pas, à Blackwater-Park, de promenades favorites, bonne et chère enfant. L’une vaut l’autre à mes yeux. Partons pour le lac ; — il fera peut-être plus frais dans ce grand espace ouvert qu’au milieu de nos bois clos de toutes parts…

Nous marchâmes en silence parmi les plantations où le jour pénétrait à peine. La pesanteur de l’air du soir nous accablait toutes deux ; et, parvenues une fois à la petite hutte dont il a déjà été question, nous fûmes charmées de pouvoir y entrer pour nous asseoir et prendre un peu de repos.

Un brouillard blanc planait à quelques pieds au-dessus du lac : dominant cette vapeur, la bordure épaisse et brune des arbres placés sur la rive opposée semblait comme une forêt naine flottant en plein ciel ; ses terrains sablonneux — qui, de l’endroit où nous étions, s’abaissaient en pente douce, — s’allaient perdre mystérieusement à la limite extérieure du brouillard. Le silence était horrible. Ni frémissements de feuilles, — ni chants d’oiseaux dans le bois, — ni gibier d’eau criant parmi les marécages du lac voilé. Les grenouilles mêmes, ce soir-là, suspendaient leur coassement monotone.

— Tout ceci est bien sombre, bien désolé, dit Laura ; mais ici, plus que partout ailleurs, nous pouvons nous assurer d’être seules…

Elle s’exprimait avec calme, laissant errer sur ce désert de sables et de brouillards ses yeux fixes et pensifs. Je pouvais deviner que sa pensée était trop absorbée pour subir ces pénibles impressions du dehors qui déjà pesaient sur la mienne.

— Je vous ai promis, Marian, commença-t-elle, de vous dire, au lieu de vous le laisser deviner, ce qu’a été mon existence depuis que je suis mariée. Ce secret est le premier que jamais j’ai gardé vis-à-vis de vous, chère aimée, et je me suis promis qu’il serait le dernier. C’est pour vous que je me taisais, comme vous le savez, — et peut-être aussi, en même temps, un peu pour moi. Il est fort pénible, pour une femme, d’en être réduite à confesser que l’homme à qui elle a donné toute sa vie est celui de tous qui se soucie le moins de cet irrévocable don. Si vous-même vous étiez mariée, chère sœur, — et plus particulièrement si vous étiez heureuse en ménage, — vous auriez pour moi les sentiments de pitié que ne peut éprouver si sincèrement bonne qu’elle soit d’ailleurs une femme dans votre condition…

Quelle réponse pouvais-je trouver à ceci ? Je dus me borner à prendre sa main et à la contempler, autant que mes yeux humectés me le permirent, d’un regard où j’avais mis toute mon âme.

— Que de fois, continua-t-elle, que de fois je vous ai entendue plaisanter de ce que vous appeliez votre « pauvreté » ? Que de fois vous m’avez adressé d’ironiques félicitations sur mes « richesses » ! Oh ! Marian, ne plaisantez plus jamais sur tout cela !… Remerciez Dieu d’être pauvre ; c’est ce qui vous a rendue maîtresse de vos destinées ; c’est ce qui vous a préservée du lot fatal qui m’est échu…

Triste préface sur les lèvres d’une jeune femme, — triste, surtout, à cause de l’exacte vérité qu’elle exposait avec ce calme naïf. Le peu de jours que nous venions de passer ensemble à Blackwater-Park avaient bien suffi pour me laisser voir, — pour laisser voir à tous — dans quelles vues son mari l’avait épousée.

— Je ne vous affligerai pas, continua-t-elle, en vous disant combien tôt commencèrent mes désappointements et mes épreuves, — ou même en vous racontant en détail ce qu’ils furent. Il est bien assez triste de les avoir à jamais dans mon souvenir. Je n’ai qu’à vous faire savoir comment fut reçu le premier et dernier essai de remontrance que je me sois jamais permis, pour vous donner une idée complète des procédés qu’ « il » a toujours eus vis-à-vis de moi. C’était à Rome, un jour où nous étions sortis ensemble, à cheval, pour aller au tombeau de Cecilia Metella. Le ciel était calme et charmant ; — la grande mine antique se montrait sous ses plus beaux aspects ; — et la pensée qu’autrefois la tendresse d’un époux avait consacré ce monument à la mémoire d’une femme adorée, venant tout à coup m’attendrir, me fit éprouver pour mon mari un sentiment dont jusqu’alors je ne m’étais pas crue capable : — Percival, lui demandai-je, me bâtiriez-vous un tombeau comme celui-ci ? Vous m’avez bien des fois parlé de votre amour, avant notre mariage, et, depuis lors, cependant… — Je ne pus rien ajouter. Marian ! il ne me regardait même pas !… Je baissai mon voile, jugeant mieux de ne pas lui laisser voir mes yeux qui se remplissaient de larmes. Je croyais qu’il n’avait prêté aucune attention à mes paroles ; mais il les avait parfaitement entendues. — Partons ! me dit-il, riant en lui-même, tandis qu’il me replaçait sur mon cheval. Il remonta sur le sien, et le même rire sardonique crispait encore ses lèvres au moment où nous partîmes. — Si je vous bâtis une tombe, ce sera bel et bien de votre argent, reprit-il. Je me demande si Cecilia Metella était une héritière, et si sa dot a payé son sarcophage… — Je ne répondis point ;… et qu’aurai-je pu dire, pleurant derrière mon voile ? — Ah ! recommença-t-il, vous autres blondes, vous êtes toutes plus ou moins boudeuses. Que vous faut-il, voyons ?… des compliments, des flagorneries ? Eh bien ! je suis en bonne veine, ce matin. Veuillez regarder les compliments comme faits, et mettre vous-même en madrigaux tout ce que je pense de flatteur sur votre compte… — Les hommes quand ils vous disent de ces duretés, savent peu quels longs souvenirs elles nous laissent, et combien ces souvenirs nous font de mal. Il aurait mieux valu pour moi que j’eusse continué à pleurer ; mais son mépris sécha mes larmes et endurcit mon cœur. À partir de ce moment, Marian, je ne me suis jamais reproché de penser à Walter Hartright. J’ai laissé renaître en moi, pour me consoler et m’affermir, la mémoire de ces journées heureuses où nous nous sommes tant aimés sans nous le dire. À quelle autre source puiser des consolations ? Si vous eussiez été là, vous m’en auriez peut-être fourni de plus saines. Je sais que j’avais tort, ma chérie ; mais dites-moi si ce tort était sans excuse…

Je me vis contrainte à me détourner d’elle :

— Ne me faites point cette question, lui dis-je ; est-ce que j’ai souffert comme vous ? Quel droit ai-je donc à vous juger ?

— Je pensais à lui, répondit-elle, baissant la voix et se serrant contre moi, je pensais à lui quand Percival me laissait seule, le soir, pour aller se mêler aux gens de théâtre. Je me plaisais à chercher ce qu’eût été ma destinée s’il avait plu au ciel de me faire naître pauvre, et si j’étais devenue « sa » femme. Je me voyais d’ordinaire, alors, dans une petite robe pas bien chère, mais proprette, l’attendant au logis pendant qu’au-dehors il eût gagné notre pain, — assise à son foyer et travaillant pour lui, et l’aimant d’autant mieux que j’aurais eu à travailler pour lui ; — le voyant revenir fatigué, lui retirant moi-même son chapeau, son habit ; — et, Marian, le réjouissant de quelques petits mets bien simples que, pour l’amour de lui, j’aurais appris à préparer moi-même. — Oh ! j’espère bien qu’il n’est jamais assez seul ni assez triste pour penser à moi, pour évoquer mon image comme j’ai pensé à lui, comme la sienne m’est apparue !…

Tandis qu’elle prononçait ces tristes paroles, sa voix avait repris la tendresse vibrante, son visage avait repris la frémissante beauté qui les caractérisaient jadis, et que j’avais pu croire perdues. Ses yeux s’arrêtaient sur la scène désolée, déserte, presque sinistre, qui était devant nous, avec le même regard d’amour que si, dans le ciel obscur et menaçant, ils eussent revu les collines aimées de notre cher Cumberland.

— Ne me parlez plus de Walter, lui dis-je, dès que j’eus repris quelque empire sur moi-même. Oh ! désormais, Laura, épargnons-nous, à toutes deux, l’amertume de son souvenir !… Elle se releva, et me regardant avec tendresse :

— Plutôt que de vous causer un instant de peine, répondit-elle, j’aimerais mieux me taire à jamais sur lui.

— C’est dans votre intérêt, c’est pour vous, repris-je m’excusant, que je vous adresse cette prière. Si votre mari vous entendait…

— S’il m’entendait, ce serait sans le moindre étonnement…

Cette étrange réponse me fut faite avec le calme froid d’un cœur las de tout. Et le changement survenu dans son attitude, tandis qu’elle parlait ainsi, m’étourdit presqu’autant que ses paroles elles-mêmes.

— Sans le moindre étonnement ? répétai-je ; Laura ! songez à ce que vous dites !… Vous m’épouvantez !

— C’est pourtant la vérité, reprit-elle ; c’est ce que je voulais vous dire aujourd’hui, lorsque nous causions ensemble dans votre chambre. Quand naguère je lui ouvris mon cœur, à Limmeridge, mes aveux, limités comme ils l’étaient, ne pouvaient nuire à personne. — Vous-même, Marian, vous en aviez jugé ainsi. Je ne lui ai caché que le nom, — et ce nom, il l’a découvert…

Je l’entendais, mais la surprise me coupait la parole. Ses derniers mots venaient de tuer le peu d’espérance qui vivait encore en moi.

— C’est à Rome que ceci est arrivé, continua-t-elle, toujours aussi calme et toujours aussi froide. Nous assistions à une petite soirée donnée à la colonie anglaise par des amis de sir Percival, — master et mistress Markland. Cette dernière a la réputation de dessiner avec beaucoup d’habileté ; quelques-uns des convives la décidèrent, par leurs instances, à nous montrer ses croquis. Nous lui en fîmes tous compliment ; — mais dans ce que j’avais dit, quelque chose attira particulièrement son attention : — Vous dessinez aussi ! me dit-elle. — Autrefois, répondis-je, c’était un de mes plaisirs ; mais je n’étais qu’une écolière, et j’y ai complètement renoncé. — Si vous avez dessiné autrefois, me dit-elle, ce goût-là vous reviendra quelque jour ; et pour le cas où ma prévision se réaliserait, j’aurais un professeur à vous recommander. — Je ne répondis rien (vous savez pourquoi, Marian) et voulus changer de conversation. Mais mistress Markland tenait à son idée. J’ai eu bien des maîtres, continua-t-elle ; le meilleur de tous, cependant, le plus intelligent et le plus attentif, était un certain M. Hartright. Si jamais vous revenez au dessin, essayez de lui. C’est un jeune homme très-modeste, très-bien élevé… je suis sûre qu’il vous plaira… Pensez à l’effet de ces paroles, qui m’étaient adressées publiquement, en présence d’étrangers, d’étrangers invités afin qu’on leur présentât les nouveaux mariés ! Je fis, pour me maîtriser, tout ce qui dépendait de moi… Pas un mot ne sortit de mes lèvres, et je me penchai sur les dessins, comme pour les examiner de plus près. Lorsque je me hasardai à relever la tête, mes yeux rencontrèrent ceux de mon mari, et je lus dans sa physionomie que mon visage m’avait trahie. — Quand nous retournerons en Angleterre, dit-il sans cesser de me regarder, nous verrons à trouver ce M. Hartright. Je le pense comme vous, mistress Markland, et… je crois qu’il ne saurait manquer de plaire à lady Glyde… La manière dont il avait souligné ces derniers mots fit monter le sang à mes joues, et je sentis mon cœur qui battait à m’étouffer. Rien de plus ne fut dit. — Nous nous retirâmes de bonne heure. En me ramenant à l’hôtel, en voiture, il ne prononça pas un seul mot. Il m’offrit la main pour descendre et me suivit sur l’escalier, comme d’habitude. Mais, à peine arrivés dans le salon, il ferma la porte à clé, me poussa dans un fauteuil, et, les mains toujours appuyées sur mes épaules, sa tête penchée au-dessus de la mienne : — Je n’ai jamais cessé, dit-il, depuis le jour, où, à Limmeridge, vous me fîtes cette confession audacieuse, de chercher à découvrir l’homme dont il s’agissait. Ce soir, votre visage me l’a révélé. Cet homme était votre professeur de dessin, et il se nomme Hartright. Vous aurez à vous en repentir, et il s’en repentira lui-même jusqu’à votre dernière heure à tous deux !… Allez dormir, maintenant, et voyez-le dans vos rêves, si cela vous plaît, les épaules labourées par ma cravache !… Depuis lors, toutes les fois qu’il est irrité contre moi, il revient sur ce que je lui ai avoué en votre présence, tantôt raillant, tantôt menaçant. Je n’ai aucun moyen d’empêcher qu’il n’abuse de la confiance que j’ai mise en lui, pour en faire la base de ses odieux soupçons. Je ne puis ni le forcer à me croire, ni lui fermer la bouche. Vous sembliez étonnée, aujourd’hui, quand vous l’avez entendu me dire que, l’épousant, j’avais fait de nécessité vertu. Vous ne serez plus étonnée, maintenant, quand vous l’entendrez, à son premier moment de colère, répéter cet abominable propos… Oh ! laissez, Marian ! laissez !… vous me faites mal…

Je l’avais prise dans mes bras, et sous l’aiguillon, sous l’angoisse de mes remords, leur étreinte convulsive la tenait à demi-étouffée. Oui ! mes remords ! Le pâle désespoir empreint sur le visage de Walter, alors que, dans le pavillon d’été, à Limmeridge, mes cruelles paroles lui allaient au cœur, me réapparaissait comme un silencieux et insupportable reproche. J’avais montré de la main, à cet homme que ma sœur aimait, le chemin qui, pas à pas, le conduisait hors de son pays, l’éloignait de toutes ses affections. Entre ces deux jeunes cœurs, je m’étais placée, inflexible, pour les séparer à jamais l’un de l’autre, — et, en témoignage de ce que j’avais fait alors, leurs deux existences gisaient, pour ainsi dire, à mes pieds, écroulées, perdues à jamais. Oui, j’avais fait tout ceci, et je l’avais fait pour sir Percival Glyde… Pour sir Percival Glyde !…

Je l’entendais parler encore, et devinais, au ton de sa voix qu’elle essayait de me consoler et de me rendre courage, — à moi qui ne méritais rien d’elle, si ce n’est un silence plein de reproches. Je ne saurais dire combien je fus de temps à maîtriser le désespoir où s’abîmaient mes pensées. J’eus d’abord conscience des baisers qu’elle me prodiguait ; mes yeux, ensuite, semblèrent rendus tout à coup à la perception des objets extérieurs, et je compris que, machinalement, je regardais devant moi dans la direction du lac.

— Il est tard, l’entendis-je murmurer à mon oreille. Il fera noir dans la plantation… Elle me secouait le bras, et répétait : — Marian, il fera noir sous les arbres.

— Accordez-moi une minute de plus, lui dis-je… une minute pour me remettre…

Je n’osais encore, me méfiant de mes émotions, la regarder au visage, et je tenais mes yeux fixés sur la scène que nous avions devant nous.

Il était tard, en effet. Le profil brun des arbres, qui naguère se découpait vivement sur le ciel, prenait peu à peu, dans l’obscurité croissante, le vague aspect d’une longue guirlande de fumées. La brume étendue au-dessus de nous, sur le lac, furtivement accrue et gagnant du terrain, avançait de notre côté. Le silence était aussi absolu que jamais, pourtant il avait perdu toute son horreur : il ne lui restait que la mystérieuse solennité de son calme profond.

— Nous sommes loin du château, reprit-elle à voix basse. Revenons-y sans plus tarder… Elle s’arrêta tout à coup, le visage tourné vers la porte de la hutte.

— Marian ! dit-elle, prise d’un tremblement nerveux… Ne voyez-vous rien ?… Regardez !

— Où ?

— Là-bas, au pied de cette hauteur…

Mes yeux suivirent la direction de sa main étendue pour me montrer ce qui l’effrayait ; et alors je le vis, moi aussi.

Sur la bruyère déserte et dans l’éloignement, un être vivant se mouvait. Cette figure traversait alors le rayon de terrains sur lequel, de la hutte, planaient nos regards, et passait, se dessinant en noir, à la limite extérieure du brouillard. Elle s’arrêta, bien loin encore, en face de nous, — elle attendit, — et reprit sa marche, progressant avec lenteur, le long des vapeurs blanches qui semblaient l’escorter et planer sur elle ; lentement, lentement elle avança ainsi, jusqu’à ce que, l’angle de la hutte où nous étions se plaçant entre elle et nous, elle cessât tout à coup d’être visible.

Nous étions toutes deux énervées par ce qui s’était passé entre nous ce soir-là. Quelques minutes s’écoulèrent avant que Laura voulût se risquer dans les plantations, et avant que je prisse sur moi de la reconduire au château.

— Était-ce un homme ou une femme ? me demanda-t-elle tout bas, lorsque nous sortîmes enfin, et tandis que nous marchions dans l’humide obscurité de l’air extérieur.

— Je ne sais au juste.

— Qu’en pensez-vous ?

— On eût dit une femme.

— Je craignais que ce ne fût un homme, enveloppé d’un long manteau.

— Peut-être est-ce un homme. À ces clartés douteuses, il est impossible d’établir une conjecture certaine.

— Un instant, Marian !… J’ai peur, je ne vois pas le sentier… Si cette figure nous suivait ?

— Rien de moins probable, Laura ; il n’y a réellement pas de quoi s’alarmer. Les bords du lac ne sont pas éloignés du village, et chacun est libre de s’y promener, le jour ou la nuit. Ce dont il faut s’étonner, c’est que nous n’ayons pas déjà rencontré par ici, jusqu’à présent, la moindre créature vivante…

Nous étions maintenant dans les plantations. Il y faisait sombre, — si sombre, qu’il nous était assez difficile de suivre le sentier. Je donnais le bras à Laura, et nous revenions au logis de notre pas le plus rapide.

Avant que nous eussions fait la moitié du chemin, elle s’arrêta tout à coup, et me força de m’arrêter avec elle. La tête penchée en avant, elle écoutait.

— Chut ! murmura-t-elle… J’entends quelque chose derrière nous.

— Des feuilles mortes, dis-je pour lui rendre courage, ou quelques menus rameaux détachés des arbres par le vent.

— Nous sommes en été, Marian ; et il n’y a pas le moindre souffle de brise. Écoutez !…

J’entendais le bruit, moi aussi ; — on eût dit le pas léger de quelqu’un marchant sur nos traces.

— N’importe quoi ou qui ce peut être, dis-je, avançons toujours !… D’ici à deux minutes, si nous avons quelque sujet d’alarmes, nous serons assez près du château pour que nos cris y parviennent.

Nous marchâmes plus vite ; — si vite que Laura était hors d’haleine, lorsque, ayant traversé les plantations, nous nous trouvâmes en vue des fenêtres éclairées.

Je fis halte un instant pour lui donner le temps de respirer. Au moment où nous allions reprendre notre marche, elle me retint encore, et, de la main, me fit signe qu’il fallait écouter une fois de plus. Nous entendîmes alors toutes deux, très-distinctement, derrière nous, dans la noire profondeur du bois, un soupir haletant et pénible.

— Qui est là ? criai-je.

Pas de réponse.

— Qui est là ? répétai-je encore plus haut.

Suivit un moment où rien ne bougea, et nous entendîmes ensuite de nouveau ces pas légers, dont le bruit allait s’affaiblissant, — s’enfonçant peu à peu dans les ténèbres, — toujours de moins en moins distinct, — jusqu’à ce qu’il se fût absolument perdu dans le silence.

Nous nous élançâmes, du couvert où nous étions encore, sur la clairière ouverte devant nous ; nous la traversâmes en courant ; et aucune autre parole n’avait été échangée entre nous quand nous parvînmes au château.

Sous la clarté de la lampe qui éclairait le vestibule, Laura m’apparut, les joues blêmies, les yeux effarés.

— Je suis à moitié morte de peur, disait-elle. Qui donc ceci pouvait-il être ?

— Nous tâcherons de le deviner demain, répondis-je. D’ici là, pas un mot, à qui que ce soit, de tout ce que nous avons pu voir ou entendre ?

— Et pourquoi tant de mystère ?

— Parce que le silence est plus sûr ; — et que nous avons, ici, besoin de sécurité…

J’envoyai immédiatement Laura dans sa chambre ; — je pris une minute pour ôter mon chapeau et lisser mes cheveux ; — puis, sous prétexte de chercher un livre, j’entrai dans la bibliothèque, voulant y commencer immédiatement mes investigations. Le comte y était assis, occupant de son ampleur le plus vaste fauteuil du château ; il fumait et lisait tranquillement, les pieds sur une ottomane, sa cravate en travers de ses genoux, le col de sa chemise ouvert et rabattu. Et madame Fosco y était assise, comme un bon petit enfant bien sage, à côté de lui sur un tabouret, fabriquant des cigarettes. On ne pouvait soupçonner ni le mari ni la femme d’être sortis, ce soir-là, pour rester tard au dehors, ni d’être revenus précipitamment au château. À peine mes yeux étaient-ils tombés sur les deux époux, que ma visite dans la bibliothèque me parut n’avoir plus d’objet.

À mon entrée, le comte Fosco s’était levé dans un trouble poli, et se hâtait de rattacher sa cravate.

— Oh ! je vous prie, ne vous dérangez pas ! lui dis-je. Je viens tout bonnement chercher un livre.

— Tous les malheureux que le ciel a doués d’un embonpoint pareil au mien, pâtissent singulièrement de la chaleur, dit le comte, qui, du plus grand sérieux, se procurait un peu de fraîcheur au moyen d’un énorme éventail vert. Je voudrais pouvoir changer de tempérament avec mon excellente femme. Elle a aussi frais, dans ce moment, que les poissons de votre grand bassin…

La comtesse se laissa dégeler quelque peu, sous l’influence de la comparaison grotesque dont l’avait honorée son mari : — C’est pourtant vrai, miss Halcombe ; je n’ai jamais chaud, remarqua-t-elle, avec toute la modestie d’une femme, contrainte, après tout, de se reconnaître un mérite des plus rares.

— Est-ce que vous êtes sorties, ce soir, vous et lady Glyde ? me demanda le comte, tandis que, pour sauver les apparences, je prenais je ne sais quel volume sur les rayons de la bibliothèque.

— Oui ; nous sommes sorties pour prendre un peu l’air.

— Puis-je demander, sans trop d’indiscrétion, de quel côté vous êtes allées ?

— Du côté du lac, et jusqu’à l’embarcadère.

— Ah ! ah ! jusqu’à l’embarcadère ?

Dans d’autres circonstances, sa curiosité m’eût laissé quelque rancune. Mais je l’ai accueillie, ce soir, comme une preuve de plus que ni lui ni sa femme n’étaient mêlés en rien à la mystérieuse apparition du lac.

— Et, je suppose, pas de nouvelles aventures ? continua-t-il. Pas de nouvelles découvertes comme celle du chien blessé ?…

Il fixait sur moi ses yeux gris, d’une profondeur insondable, qui avaient en ce moment cette splendeur froide, transparente, irrésistible, en vertu de laquelle je suis comme forcée de le regarder, si mal à mon aise que je me trouve en le regardant. À ces moments-là, dominée par une sorte d’inexprimable soupçon, il me semble que son intelligence pénétrante fouille, pour ainsi dire, dans la mienne ; — et telle fut alors ma pensée.

— Non, lui dis-je d’un ton bref, aucune aventure, aucune découverte…

Je voulus ensuite détacher mon regard du sien, et quitter la galerie. Si étrange que cela puisse paraître, je ne crois pas que j’y fusse parvenue sans l’aide involontaire que me prêta madame Fosco, en le forçant à se mouvoir et à regarder lui-même d’un autre côté.

— Comte, dit-elle, vous tenez debout miss Halcombe…

Dès qu’il se fut détourné pour m’approcher un fauteuil, je profitai de l’occasion, je le remerciai, — je m’excusai, — je m’éclipsai.

Une heure après, la femme de chambre de Laura se trouvant dans la chambre de sa maîtresse, je trouvai moyen de faire allusion à la chaleur de cette soirée, pour arriver ensuite à savoir comment les domestiques avaient passé leur temps.

— Vous deviez étouffer, en bas ? demandai-je.

— Mais non, miss, répondit la soubrette. Ce que nous avons souffert est peu de chose.

— Je suppose, alors, que vous êtes allées respirer sous les arbres ?

— Quelques-uns de nous y pensaient, miss. Mais la cuisinière a dit qu’elle transporterait son fauteuil dans cette petite cour si fraîche, où est la pompe ; et, réflexion faite, tous les autres se sont décidés à s’y installer aussi…

Il ne restait plus qu’une seule personne dont il fallût scruter les loisirs ; — c’était la femme de charge.

— Est-ce que mistress Michelson est déjà couchée ? demandai-je.

— Je ne pense pas, dit la jeune fille en souriant. Je la croirais plutôt disposée à se lever qu’à se mettre au lit.

— Pourquoi donc ? Que voulez-vous dire ?… Est-ce que mistress Michelson est demeurée au lit pendant la journée ?

— Non, miss, pas tout à fait, mais à peu de chose près. Elle a dormi toute la soirée sur le sopha de sa chambre.

Combinant ce que j’ai observé moi-même dans la bibliothèque, et le compte qui vient de m’être rendu par la femme de chambre de Laura, j’arrive inévitablement à la conclusion suivante : la figure que nous avons vue près du lac n’était ni celle de madame Fosco, ni celle de son mari, ni celle d’aucun des domestiques. Les pas que nous entendions derrière nous n’étaient ceux d’aucun individu appartenant au château.

Qui donc ce pouvait-il être ?

Il semble inutile de chercher à le savoir. Je ne puis même éclaircir positivement si cette figure était celle d’un homme ou d’une femme ; — il me semble, pourtant, que c’était une femme.