La Femme en blanc/I/Walter Hartright/10

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 78-89).
Première époque — Walter Hartright


X


C’était un jeudi, presqu’à la fin du troisième mois que je venais de passer dans le Cumberland.

Le matin, quand je descendis à l’heure accoutumée pour le déjeuner, miss Halcombe, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, n’occupait pas à table sa place accoutumée.

Miss Fairlie était sur la pelouse. Elle me salua, mais sans revenir au château. Ni mes lèvres ni les siennes n’avaient articulé un mot qui dût élever une barrière entre nous ; — pourtant, un même sentiment d’embarras inavoué nous rendait pénible de nous retrouver face à face. Elle attendit sur la pelouse, et j’attendis dans la salle à manger que mistress Vesey ou miss Halcombe fussent arrivées. Seulement, quinze jours plus tôt, avec quelle hâte j’eusse couru auprès d’elle ! comme nos mains se fussent jointes, et comme une libre causerie eût naturellement suivi cette cordiale étreinte !…

Quelques minutes plus tard, entra miss Halcombe. Elle avait l’air préoccupé, et s’excusa de son retard avec une évidente distraction.

— J’ai été retenue, me dit-elle, par une petite affaire de ménage que M. Fairlie a voulu traiter avec moi.

Miss Fairlie arriva du jardin ; nous échangeâmes les compliments d’usage. Plus glacée que jamais, sa main tomba dans la mienne. Elle ne me regardait pas ; elle était fort pâle. Mistress Vesey elle-même en fit la remarque, quand elle entra dans la salle un moment après.

— Ce doit être quelque changement de temps, dit la vieille dame. L’hiver nous arrive… Ah ! chère petite, l’hiver sera bientôt venu !…

L’hiver était déjà dans le cœur de Laura, comme dans le mien !

Notre repas du matin, — si bien rempli naguère de joyeux débats sur les plans de la journée, — fut bref, contraint, silencieux. Miss Fairlie semblait accablée par les longues lacunes de la conversation, et son regard suppliait sa sœur de les combler comme autrefois. Miss Halcombe, après une ou deux hésitations, et se reprenant presque à chaque mot, ce qui ne lui était guère naturel, se décida enfin à parler.

— Laura, dit-elle, j’ai vu votre oncle ce matin. C’est, à ce qu’il pense, la Chambre Rouge qu’il faut disposer. Il m’a, d’ailleurs, confirmé ce que je vous disais… C’est bien lundi, et non pas mardi, qu’il faut être prêts…

Pendant cette petite allocution, miss Fairlie tenait les yeux baissés vers la table ; ses doigts frémissants erraient parmi les miettes de pain éparses sur son assiette ; la pâleur de ses joues gagnait ses lèvres, qui, elles aussi, frémissaient visiblement. Je n’étais point seul à m’apercevoir de tout ceci. Miss Halcombe le voyait comme moi. Bientôt elle donna le signal de quitter la table.

Mistress Vesey et miss Fairlie sortirent ensemble. Pendant un instant, le bon regard de ses grands yeux bleus adorés s’arrêta sur moi, triste et comme chargé du pressentiment de la séparation prochaine, inévitable, éternelle. Mon cœur lui répondit par une angoisse poignante, une angoisse qui m’annonçait que j’allais la perdre, et que, perdue, je l’aimerais d’un amour plus vif encore.

Quand la porte se fut refermée sur elle, je m’acheminai vers le jardin. Près de la grande porte vitrée ouvrant sur les pelouses, miss Halcombe était debout, sa capeline à la main, son châle sur le bras, et, avec une attention profonde, me regardait.

— Avez-vous quelques minutes à me donner ? dit-elle, avant de vous retirer chez vous pour travailler.

— Certes, miss Halcombe… Mon temps est toujours à votre disposition.

— Je voudrais, monsieur Hartright, vous dire un mot en particulier : prenez votre chapeau, et accompagnez-moi au jardin. Il n’est pas probable qu’à cette heure matinale nous y soyons dérangés…

Au moment où nous descendions sur la pelouse, un des jardiniers en sous-ordre, — un tout jeune homme, — passa près de nous, une lettre à la main, se dirigeant vers le château. Miss Halcombe l’arrêta.

— Cette lettre est-elle pour moi ? demanda-t-elle.

— Non, miss. On m’a chargé de la remettre à miss Fairlie, répondit le jeune messager, lui tendant néanmoins la lettre dont il était porteur.

Miss Halcombe la prit et regarda l’adresse.

— Singulière écriture ! se dit-elle. Quel peut être ce correspondant de Laura ?… Qui vous a remis ceci ? continua-t-elle, s’adressant au jardinier.

— Ma foi, miss, dit le petit bonhomme, c’est une femme qui m’en a chargé.

— Quelle espèce de femme ?

— Une femme « ancienne… » et joliment cassée.

— Oh !… une vieille femme ? Est-ce qu’elle est de votre connaissance ?

— Je ne pense pas pouvoir dire que je l’eusse jamais vue.

— Par où s’en est-elle allée ?

— Par là, répondit le jeune jardinier, se tournant résolument du côté du midi, et, par un geste trop compréhensif, désignant toutes les provinces du sud de l’Angleterre.

— Voilà qui est curieux, dit miss Halcombe. Ce doit être quelque missive de mendiante. Allez, ajouta-t-elle en rendant la lettre au petit messager, portez au château, et remettez à quelque domestique !… À présent, monsieur Hartright, si vous le voulez bien, prenons de ce côté !…

Elle me fit traverser les pelouses par le même sentier que nous avions suivi le lendemain de mon arrivée à Limmeridge. Arrivés au petit pavillon d’été, où Laura Fairlie et moi nous nous étions vus pour la première fois, elle s’arrêta et rompit le silence qu’elle avait obstinément gardé pendant que nous marchions côte à côte.

— Ce que j’ai à vous dire peut se dire ici…

À ces mots, elle monta dans le pavillon, prit pour elle une des chaises placées à l’intérieur, près de la table ronde, et me fit signe de m’asseoir sur l’autre. Déjà, lorsqu’elle m’adressait la parole dans la salle à manger, j’avais pressenti ce qui allait suivre ; — maintenant, je ne conservai plus aucun doute.

— Monsieur Hartright, dit-elle, je vais débuter par un aveu sans détour. Je vais vous dire — sans phrases, je les déteste, — sans compliments, je les méprise, — que j’en suis venue, par suite de votre résidence auprès de nous, à éprouver pour vous un vif intérêt d’amitié. Je me sentis déjà favorablement disposée à votre égard, quand vous m’apprîtes comment vous vous étiez conduit envers l’infortunée que vous avez rencontrée dans de si remarquables circonstances. Peut-être, en cette affaire, n’aviez-vous pas déployé toute la prudence imaginable, mais elle vous montrait maître de vous-même, et doué de cette compatissante délicatesse qui est l’apanage du vrai gentleman. Elle m’avait fait beaucoup attendre de vous, et vous n’avez rien démenti de ce que j’attendais…

Elle s’arrêta, — mais, en même temps, leva la main, témoignant ainsi qu’elle n’attendait encore aucune réponse de moi. Lorsque j’étais entré dans le pavillon, je ne songeais nullement à la Femme en blanc. Mais, à présent, miss Halcombe elle-même, par ses paroles, m’avait remis en tête le souvenir de mon aventure. Il y demeura durant tout l’entretien : — il y demeura, et ce ne fut pas en vain.

— Comme votre ami, continua-t-elle, je viens vous dire tout de suite, et dans ce langage sincère, uni, peu ménagé dont je me sers, que j’ai découvert votre secret ; — ceci, remarquez-le bien, sans aucune aide, sans allusions ou confidences de qui que ce soit. Faute de réflexion suffisante, monsieur Hartright, vous vous êtes laissé aller à concevoir une vive affection, — sérieuse et dévouée, j’en ai peur, — dont ma sœur Laura est l’objet. Je ne vous condamne pas au chagrin de me l’avouer expressément, car je vous vois et vous sais trop franc pour renier ce sentiment. Je ne vous inflige même aucun blâme ; je vous plains d’avoir ouvert votre âme à un attachement sans espoir. Vous n’avez pas essayé de prendre à mon insu le moindre avantage, — jamais vous n’avez parlé secrètement à ma sœur. Vous avez manqué de force, vous n’avez pas veillé assez sur vos plus chers intérêts ; c’est là tout ce qu’on peut vous reprocher. Si je vous eusse vu, à aucun égard, moins de délicatesse et de discrétion, je vous aurais fait quitter le château sans la moindre hésitation, sans le plus petit retard, sans consulter personne. Comme vont les choses, je ne m’en prends qu’à votre jeunesse et à votre situation : je n’ai rien à blâmer en vous… Serrons-nous la main ! — je vous ai fait de la peine ; je vais vous en faire encore, et bien malgré moi, mais comment éviter ceci ?… Avant tout, pourtant, serrez la main de votre amie, la main de Marian Halcombe !…

Cette bonté soudaine, — cette chaleureuse sympathie d’une âme intrépide et haute, qui traitait avec moi, du premier coup, sur le pied de la plus parfaite égalité, qui faisait appel, avec cette généreuse brusquerie, à mes sentiments, à mon honneur, à mon courage, me domptèrent en un instant. Quand elle prit ma main, j’essayai de la regarder ; mais quelques pleurs voilaient mes yeux. J’essayai de la remercier ; mais je sentis la voix me manquer.

— Écoutez-moi ! me dit-elle, évitant avec un tact parfait la moindre allusion à cet accès de faiblesse, écoutez-moi et finissons-en ! C’est un vrai soulagement pour moi de n’avoir pas, dans ce qu’il me reste à dire, à traiter une question que je trouve pénible et cruelle, — la question de l’inégalité des rangs. Des circonstances qui vont être poignantes pour « vous » m’épargnent, à « moi » la disgracieuse nécessité d’infliger à un homme qui a vécu sous le même toit que moi, dans des rapports d’amicale intimité, la moindre humiliante allusion à des questions de castes et de hiérarchie sociale. Il faut, monsieur Hartright, quitter Limmeridge-House avant que le mal soit aggravé. C’est mon devoir de vous parler ainsi, et ce devoir serait le même, la nécessité de le remplir serait tout aussi impérieuse, quand bien même vous seriez le représentant de la plus antique et de la plus opulente famille d’Angleterre. Vous avez à vous séparer de nous, non parce que vous êtes un simple professeur de dessin… Ici, elle s’arrêta un moment, me regarda bien en face, et par-dessus la table, posant résolument sa main sur mon bras : — … Non parce que vous êtes un simple professeur de dessin, répéta-t-elle, mais parce que Laura Fairlie est déjà fiancée…

Ce dernier mot m’alla au cœur comme une balle de pistolet. Mon bras perdit tout sentiment de la ferme étreinte à laquelle il était soumis. Je ne bougeai ni ne parlai. Le vent aigu de l’automne qui dispersait à nos pieds les feuilles mortes, me sembla tout à coup aussi glacé que si mes folles espérances étaient, elles aussi, des feuilles tombées de l’arbre et balayées par le vent !… Des espérances !… Mais quoi ? fiancée ou non, elle était séparée de moi par des barrières également infranchissables. Un autre homme, cependant, se fût-il à ce moment rappelé ceci ? Non, certes, s’il l’avait aimée comme je l’aimais.

La première angoisse passée, il ne resta plus que l’engourdissement pénible dont est suivie la première douleur qu’un choc violent fait éprouver. De nouveau, je sentis la main de miss Halcombe de plus en plus serrée autour de mon bras ; je levai la tête et la regardai. Ces grands yeux noirs, rivés à moi, guettaient sur mon visage la mortelle pâleur que j’y sentais, sans l’y voir comme elle.

— Sous vos pieds !… disait-elle. En ce même lieu où vous la vîtes pour la première fois, écrasez, broyez sous vos pieds ce sentiment fatal ! Ne le laissez pas, comme font les femmes, vous tenir à sa merci ! Arrachez-le, foulez-le sous vos pieds, en homme que vous êtes !…

La véhémence contenue de son accent, sa ferme volonté, — concentrée dans les regards qu’elle fixait sur moi, et dans l’étreinte énergique où mon bras restait emprisonné, — avaient une vertu communicative et me raffermirent. Nous restâmes en silence, nous regardant l’un l’autre, une minute environ. Ce temps écoulé, j’avais justifié la généreuse confiance qu’elle semblait mettre dans ma force virile. À l’extérieur, du moins, j’étais redevenu maître de moi-même.

— Vous êtes-vous retrouvé ? me dit-elle.

— Assez, miss Halcombe, pour implorer votre pardon et le sien. Assez pour suivre, en tous points, vos conseils, vous donnant ainsi l’unique témoignage de reconnaissance qu’il me soit permis de vous offrir.

— Ces paroles suffisent déjà pour me la prouver, répondit-elle. Désormais, monsieur Hartright, nous n’aurons plus rien de caché l’un pour l’autre. Je ne saurais affecter de vous dissimuler ce que ma sœur m’a laissé deviner sans le vouloir. En nous quittant, vous lui rendrez service aussi bien qu’à vous-même. Votre présence ici, l’intimité forcée de nos rapports, — parfaitement innocente, Dieu le sait, à tous autres égards, — l’ont profondément troublée et rendue malheureuse. Moi qui l’aime mieux que ma vie, moi qui ai appris à croire en cette pureté, cette noblesse, cette innocence qui lui sont naturelles, comme je crois en ma religion, — je sais trop bien quelles tortures sa conscience lui a infligées, depuis qu’en dépit d’elle-même, a pénétré dans son cœur le premier sentiment contraire à l’engagement qu’elle avait loyalement contracté. Je ne dis pas, — pourquoi le dirais-je, après ce qui est arrivé ? — que cet engagement ait jamais eu sur ses affections une prise très-forte. L’honneur plus que l’amour le lui fera tenir ; son père mourant le sanctionnait, il y a deux ans ; elle-même ne l’a ni salué avec joie, ni repoussé avec horreur ; elle l’a contracté de son plein gré. Jusqu’à votre arrivée ici, elle était dans la position où se trouvent des centaines de femmes qui se marient sans grand attrait pour leur époux, — sans aversion, cependant, — et qui, seulement après le mariage, au lieu de s’éclairer à temps, apprennent à l’aimer (quand elles n’apprennent pas à le haïr !) Plus sérieusement que je ne saurais dire, j’espère, — et votre courageuse abnégation devrait vous le faire espérer aussi, — que les pensées nouvelles, les sentiments nouveaux qui sont venus troubler le calme et la sérénité d’autrefois, n’ont pas jeté des racines profondes à ce point qu’ils ne puissent être détruits. Votre absence (voyez jusqu’à quel point je me confie à votre honneur, à votre courage, à votre bon sens !), votre absence aidera mes efforts ; le temps, d’ailleurs, nous aidera tous les trois. C’est déjà quelque chose de savoir que ma première confiance en vous n’a pas été trompée. C’est quelque chose de savoir qu’envers cette élève dont vous avez eu le malheur de méconnaître la situation vis-à-vis de vous, vous ne serez ni moins probe, ni moins fort, ni moins pénétré de vos devoirs qu’envers cette inconnue abandonnée, dont naguère, vous n’avez pas déçu l’espérance…

Encore une allusion à la Femme en blanc ! Était-il dit qu’on ne parlerait jamais de miss Fairlie et de moi sans évoquer le souvenir d’Anne Catherick, et sans la dresser entre nous comme une fatalité inévitable ?

— Dites-moi de quelle excuse je puis colorer, aux yeux de M. Fairlie, la rupture de mon engagement, repris-je aussitôt. Dites-moi où je dois me rendre quand je la lui aurai fait accepter ? Je vous promets, et à vos conseils, l’obéissance la plus implicite.

— De toute façon, répondit-elle, le temps importe beaucoup. Vous m’avez, ce matin, entendu parler de lundi prochain, et dire qu’il fallait mettre en état la Chambre Rouge. Le visiteur que nous attendons lundi…

Je ne pus supporter qu’elle s’expliquât plus clairement. Après les révélations qui m’avaient été faites, le souvenir de l’attitude que miss Fairlie avait gardée au déjeuner me disait assez que le visiteur attendu à Limmeridge-House devait être son futur. J’essayai de repousser cette idée : mais, par un élan plus fort que ma volonté, je me vis contraint d’interrompre miss Halcombe.

— Laissez-moi partir aujourd’hui ! lui dis-je avec amertume. Le plus tôt sera le mieux.

— Non, pas aujourd’hui ! répondit-elle. L’unique motif que vous puissiez donner à M. Fairlie, pour quitter vos élèves avant l’expiration de votre engagement, doit être qu’une nécessité tout à fait imprévue vous force à lui demander la permission de retourner immédiatement à Londres. Il est misérable, il est révoltant de s’abaisser à la tromperie, même la plus innocente ; mais je connais M. Fairlie, et si une fois vous lui donnez à penser que vous le traitez avec trop de sans-gêne, il refusera de vous dégager. Voyez-le, dès vendredi matin, occupez-vous ensuite (dans l’intérêt de vos relations avec votre patron), à laisser aussi en ordre que possible les travaux que vous ne pouvez achever ; samedi, quittez cette maison ! Il sera bien temps alors, monsieur Hartright, et pour vous et pour nous tous…

Avant que j’eusse pu l’assurer qu’elle devait compter sur ma parfaite déférence à ses désirs, un bruit de pas, sous la futaie, nous fit tressaillir tous les deux. Quelqu’un venait du château à notre recherche ! Je sentis le sang me monter aux joues et redescendre ensuite à mon cœur. Cette tierce personne qui, à ce moment critique, accourait ainsi vers nous, n’était-ce point miss Fairlie.

Ce fut un soulagement, tant ma position vis-à-vis d’elle était maintenant attristante et désespérée ; — ce fut un véritable soulagement que de reconnaître, lorsqu’elle parut à l’entrée du pavillon, la femme de chambre de miss Fairlie. Dieu merci, ce n’était qu’elle !

— Pourrai-je vous parler un instant, miss ? demanda cette jeune fille, qui semblait un peu émue et mal à son aise.

Miss Halcombe descendit les marches du perron, et fit, à côté de la soubrette, quelques pas sous les arbres.

Laissé seul, je revins par la pensée, — avec un sentiment de misère et d’abandon qu’aucun mot ne saurait rendre, — dans ces chambres désertes, où j’allais, à Londres, traîner une vie solitaire et désespérée, le souvenir de ma bonne vieille mère, celui de ma sœur, les présages favorables qu’elles avaient tirés de mon séjour dans le Cumberland, — idées depuis longtemps bannies de mon cœur, je me le reprochais maintenant, honteux de moi-même, — me revinrent avec la tristesse attendrie de ces vieux amis qu’on a négligés, et qui nous pardonnent. Que penseraient-elles, ma mère et ma sœur, quand je leur reviendrais, ma mission à moitié remplie, avec la révélation de mon triste secret ? — Elles que j’avais quittées si gaies et si pleines d’espoir, dans cette bienheureuse soirée où le cottage de Hampstead avait été témoin de nos adieux.

Encore Anne Catherick !… le souvenir de cette soirée de famille ne pouvait renaître en moi sans y rappeler les incidents du retour à Londres, accompli au clair de lune. Que signifiait tout ceci ? Étions-nous donc destinés à nous rencontrer encore, cette femme et moi ? Après tout, c’était possible. Me savait-elle habitant de Londres ? Oui ; je lui avais parlé de ma résidence, soit avant, soit après cette bizarre question qu’elle m’avait adressée sous l’empire de je ne sais quelle méfiance, en me demandant « si je connaissais beaucoup d’hommes qui eussent le rang de baronnet ». Avant ou après, — mon esprit n’était pas assez calme, en ce moment, pour me rappeler au juste lequel des deux.

Il s’écoula quelques minutes, avant que miss Halcombe revînt vers moi, la femme de chambre une fois congédiée. Elle aussi, à présent, semblait éprouver quelque trouble, quelque malaise.

— Nous avons pris, monsieur Hartright, tous les arrangements nécessaires, me dit-elle alors. Nous nous sommes compris l’un l’autre, comme deux vrais amis, et nous pouvons immédiatement retourner au château. À vous parler franchement, je suis un peu inquiète de Laura. Elle me fait demander d’aller la trouver sans retard ; et je tiens de sa suivante qu’une lettre, reçue ce matin par sa maîtresse, paraît l’avoir singulièrement agitée ; — la même lettre, sans doute, que je lui ai renvoyée, sur le point de venir ici…

Nous nous hâtâmes de reprendre, tout le long du taillis, le sentier par lequel nous étions arrivés. Miss Halcombe, il est vrai, n’avait plus rien d’essentiel à me dire ; mais je n’avais pas épuisé, moi, l’entretien que je voulais avoir avec elle. Dès l’instant où j’avais découvert que le visiteur attendu à Limmeridge était le futur de miss Fairlie, une amère curiosité, une singulière ardeur de jalousie me poussaient à savoir qui cet homme pouvait être. L’avenir ne m’offrirait sans doute pas une occasion plus favorable de poser cette question ; aussi la risquai-je pendant notre retour au château.

— Puisque vous avez la bonté de dire que nous nous sommes compris, miss Halcombe, repris-je ; puisque vous êtes certaine que j’apprécie votre indulgence, et que j’entends régler ma conduite d’après vos désirs, puis-je me hasarder… — (J’hésitais, arrivé là ; j’avais pris sur moi de penser à lui, mais il me semblait bien autrement pénible de parler de lui, en cette qualité de fiancé) — qui est le gentleman engagé à miss Fairlie ?

Le message qu’elle avait reçu de sa sœur préoccupait évidemment son esprit ; elle répondit, à mots pressés, et comme distraite :

— C’est un riche propriétaire dont les biens sont dans le Hampshire…

Le Hampshire !… Anne Catherick y était née. Encore, et toujours, la Femme en blanc !… C’était une véritable fatalité.

— Et son nom ? ajoutai-je, avec autant de calme et d’indifférence que j’en pus affecter.

— Sir Percival Glyde.

« Sir » — Sir Percival[1] ! La question d’Anne Catherick, cette soupçonneuse question, concernant les « baronnets » que je pouvais compter parmi mes connaissances, — venait à peine de quitter ma pensée, par suite du retour de miss Halcombe, que la réponse même de cette dernière l’y ramenait subitement. Je m’arrêtai sur place et la regardai.

— Sir Percival Glyde, répéta-t-elle, se figurant que je n’avais pas bien entendu.

— Simple chevalier, ou baronnet ? lui demandai-je, avec une agitation que je ne pouvais plus dissimuler.

Elle suspendit un moment sa réponse, et ensuite, non sans quelque sécheresse :

— Baronnet, cela va sans dire.



  1. La particule « sir » est l’apanage exclusif de la chevalerie anglaise.